A quelques jours du second tour de l'élection présidentielle, les divers positionnements prévalant médiatiquement mettent en évidence, sans surprise, une opération de dépolitisation dont le débat d'hier soir a constitué le climax. Comme le souligne Mediapart dans "ce débat technique, souvent ennuyeux" où "les deux candidats qualifiés pour le second tour de la présidentielle ont empilé les mesures, sans créer de liant entre elles" (Retraites, voile, Ukraine… les points clés du débat ), "entre formules générales et propositions techniques, l’ensemble, bien souvent inaudible, a donné lieu à un grand moment de dépolitisation. Un débat fade qui a permis au président sortant de dérouler ses politiques, sans jamais être mis en difficulté. En l’absence de confrontations d’idées avant le premier tour, il a ainsi pu survoler la campagne exactement comme il l’avait prévu. Mercredi soir, celui qui s’est employé tout au long de son quinquennat à installer un nouveau face-à-face avec Marine Le Pen a pu tranquillement récolter les fruits de sa stratégie." (Le Pen à la peine, Macron en surplomb).
C'est en effet au profit du président sortant que cette dépolitisation, contrecarrée au premier tour par les campagnes pugnaces de l'UP, du NPA et de LO, a joué tellement la candidate du Rassemblement National s'est rapidement retrouvée, d'une part, lestée par son incapacité à contrer la tournure technique économiciste qu'a vite prise le débat et qui est au coeur de la stratégie de dépolitisation adoptée par son interlocuteur "issu de l’inspection générale des finances (IGF) et ancien ministre de l’économie" (ib) mais aussi, d'autre part, piégée par le parasitage de ce qu'elle a conservé de la matrice extrême-droitière historique du FN (en particulier la Préférence Nationale). Toutes choses, combinées et exploitées par son adversaire, dévaluant sa prétention "social-populiste" ("Je suis la candidate du pouvoir d'achat") en la faisant trébucher sur des obstacles de constitutionnalité et de conformité avec des règles européennes dont elle sous-estime la difficulté (non certes l'impossibilité) qu'il y a à les contourner ou les neutraliser.
Ce qui s'est signifié dans la façon dont s'est déroulé ce débat dépolitisé c'est la gravité de l'absence d'un.e candidat.e de la gauche se réclamant de la rupture posant les contrefeux à la stratégie d'édulcoration des enjeux politiques que le président sortant a réussi à imposer pour contrer sa rivale mais surtout pour éviter que soit mis sur la table, par-delà les satisfecits de circonstance qu'il s'est accordés, son bilan quinquennal. Mais ce que je voudrais exposer, à propos de la gauche que je qualifie de rupture, qu'elle soit antilibérale ou anticapitaliste, c'est la ... rupture qu'une partie d'elle a opérée et opère avec elle-même, sur ce terrain de la politisation, qu'elle avait pourtant portée au premier tour. Rupture qui l'amène à être aspirée volens nolens par cette dépolitisation En Marche qu'a parfaitement illustrée le débat. Je m'explique.
Dans sa confrontation télévisée avec Marine Le Pen, Emmanuel Macron a pu peaufiner sans encombre et avec un effet puissamment lustrant son image de président représidenciable en imposant la prise de distance économiciste (avec tout de même quelques incursions dans la politique internationale principalement sur la Guerre en Ukraine) avec les données proprement politiques de son quinquennat touchant, entre autres, à la policiarisation hyperviolente à laquelle il a soumis les contestations de ses mesures antipopulaires ou au racisme d'Etat que ses lois islamophobes et sécuritaires ont traduit. Il s'est même permis, à l'encontre de sa stratégie de débat en 2017, de se laisser aller à des gentillesses courtoises envers Marine Le Pen, juste agrémentées de quelques piques condescendantes mais maîtrisées, délaissant quasiment toute réelle pugnacité antifasciste. L'étonnement que l'on peut ressentir face à une telle attitude irénique tombe si l'on prend en compte ce que l'intelligence indéniable du personnage lui a fait percevoir : à savoir qu'il n'avait rien à ajouter et probablement beaucoup à perdre à en rajouter sur ce qu'une partie de la gauche faisait si bien... en appelant à voter pour lui contre la "fasciste", dans une logique de barrage qui lui permet du même coup d'en rester à son refus d'en appeler au classique "front républicain antifasciste" regroupant droites et parties de la gauche. Car il y a du front républicain, quoique évidemment non assumé par cette gauche, à poser qu'un candidat bourgeois, qui plus est, avec un passif extrême-droitisant/fascisant/fascisateur, comme est l'Emmanuel Macron du réel de son quinquennat, puisse, à la fois et contradictoirement, être reconnu pécheur extrême-droitisant, par où il a été un facilitateur décisif de la montée de sa rivale d'extrême droite et, magie électoraliste, être absous à gauche dudit péché, le temps que l'on passe dans l'urne, avant de redevenir, une fois élu avec "nos" voix, l'ennemi de classe à combattre sans rémission et à battre. Triste acrobatie politique-dépolitisante, à partir de la réduplication rhétorique de ce que certains dans cette gauche avaient déjà, suite à leur même appel à voter Macron en 2017 contre la même "fasciste", promis que cela allait se produire en faveur des luttes et qui, malgré les valeureux combats engagés, n'a produit que des défaites. Ce que la configuration électorale aujourd'hui traduit hélas, permettant au vainqueur du premier tour de se pavaner impunément en rassembleur espéré de la droite à l'extrême gauche et qui rend stupéfiant que l'on remette ça !
Et ceci est d'autant plus stupéfiant que, comme on peut le lire, par exemple, dans la tribune, au titre si explicite, Contre le fascisme, il faut utiliser le bulletin de vote Macron le 24 avril (Politis), cette gauche radicale n'hésite pas à mettre en évidence qu'il y a du fascisant dans le libéral autoritaire Macron. En désactivant cependant dans l'instant même où elle convoque ces catégories politiques, la dialectique qui les unit : "Nous avons dénoncé la répression des mouvements sociaux, des quartiers populaires et des migrant.es, les violences policières, les attaques en règle contre les services publics, la réforme des retraites, la précarisation croissante, les attaques contre les principes de l'État de droit (loi séparatisme notamment), mais aussi la diffusion et la banalisation des idées d'extrême droite.
Cependant, il faut distinguer le fascisme pur et la fascisation."
Ces lignes sont symptomatiques du biais qui est imparablement à la base de cet appel à voter "fascisant" contre la "fasciste" en ce qu'il amène ces camarades, dont, par ailleurs, je suis très proche, à un dualisme argumentatif là où il faudrait, à mon avis, impérativement raisonner en logique moniste et dialectique : sans scinder entre le pur fascisme et la dynamique fascisante qui l'alimente. Procéder ainsi ne signifie pas, comme veulent l'entendre hâtivement, nombre de ces votants Macron de gauche, écraser ce que chacun de ces mots dit de spécifique et sombrer ainsi dans un ninisme inacceptable. C'est, au contraire, repérer une unité contradictoire entre une démarche libérale autoritaire-austéritaire dérivant sectoriellement (par l'utilisation de l'Etat répressif ouvrant vers sa fascisation que le vote écrasant des policiers et gendarmes en faveur de Marine Le Pen exprime) vers une logique "fasciste" (je vais expliquer la raison de ces guillemets) et une orientation proprement (purement) "fasciste" qui se trouve sans cesse renforcée par ce processus en marche naissant depuis une matrice qui lui est a priori hétérogène, libérale autoritaire. Processus qui, comme je l'ai analysé ailleurs (Voter Macron le "fascisateur" pour faire barrage à la "fasciste" Le Pen ? ), a de fortes chances de se développer à une échelle plus large en cas de victoire d'Emmanuel Macron avec, au vu de son tropisme ultrarépressif qu'il parvient à faire oublier le temps de sa campagne électorale, une accentuation hyperbolique des violences policières. Le moindre des défauts de ce qui est dit dans cette tribune n'étant pas l'absence de tout bilan sérieux de l'incapacité, dont ont fait preuve, entre 2017 et aujourd'hui, les gauches et le mouvement social, à contrer ces violences fascisantes d'Etat. Ce qui rend assez consternant d'en rester à une énumération des mobilisations contre les méfaits du macronisme sans en arriver au constat de leur échec et entreprendre d'interroger par exemple si cette énumération politiquement à vide n'aurait pas quelque chose à voir avec le caractère incantatoire et surtout, politiquement erroné, qu'il y a à faire de Macron le barrage contre Le Pen !
Le plus discutable dans cette démarche de gauche concernant le second tour tient au double écueil sur lequel elle bute : poser une vision de la possible victoire de Marine Le Pen en termes apocalyptiques de "pur fascisme" et, dans la foulée, minimiser les nuisances "fascisantes" du macronisme de premier quinquennat, dans le paradoxe de les énoncer sans en tirer à plein les conséquences sur ce qu'elles augurent de leur aggravation exponentielle lors d'un second quinquennat qui, comme le premier l'a montré, l'autorisera à donner toute la mesure de ses prédispositions ultra répressives. Et cela, alors que la profonde crise des gauches, auxquelles au demeurant les appels à voter Macron contribuent, ne permet pas, sauf légèreté coupable, de penser sérieusement qu'elle est, là maintenant (et un après qui n'est pas garanti peu durable), en mesure d'être sérieusement un contrepoids.
Pourquoi les guillemets dont j'ai usé plus haut ? Pour poser la question de savoir si le Rassemblement National est, comme il est dit dans la tribune sus-citée, un fascisme pur. Il est dommage que ceux et celles qui voient ainsi les choses n'explicitent pas plus au fond (au moins par renvoi à des analyses fondant ce point de vue) ce qui les fait catégoriser de cette façon ce que représente le RN et évaluer, comme iels font, le danger qu'il représente. Invoquer, à ce propos, comme font ces signataires de la tribune de Politis, les extrêmes droites européennes, en particulier celles qui sont au pouvoir en Pologne et en Hongrie, ne revient pas à faire la démonstration qu'il y a là fascisme pur, voire néofascisme pour reprendre la terminologie d'un ouvrage important sur ces questions : La possibilité du fascisme (France, la trajectoire du désastre) de Ugo Palheta (La Découverte, 2018). Dans son article Hongrie, Pologne : quand les droites extrêmes sont au pouvoir, la journaliste de Mediapart Amélie Poinssot, brosse une analyse très fouillée de ce que sont les régimes de ces pays, liberticides, xénophobes, racistes, misogynes, anti LGBTI, autant dire de terribles repoussoirs auxquels pourrait s'apparenter ce qu'une Marine Le Pen imposerait en France. Or, il est intéressant et à méditer ce que la journaliste conclut de l'analyse à laquelle elle procède : "Plus que de régime hybride, comme certains chercheurs hongrois qualifient aujourd’hui la trajectoire de la Pologne et de la Hongrie et leurs entorses à l’État de droit, on pourrait parler d’autoritarisme néolibéral. Dans les deux pays, c’est en effet une politique traditionaliste qui se met en place […] avec des avantages considérables accordés aux entreprises." Sans plus pouvoir développer dans le cadre de ce long billet, j'attire l'attention sur cette définition des régimes polonais et hongrois comme "autoritarisme néolibéral" qui a pour mérite, de poser la nécessité, pour ce qui concerne la France, de ne pas céder, par défaut d'analyse rigoureuse, à la tétanisation (donc à une oxymorique surpolitisation dépolitisante) des esprits par la convocation d'un danger fasciste ou néofasciste faisant écran par a priori à une définition comme celle que donne la journaliste en question de ces régimes. Régimes dont on peut légitimement penser, sans aucunement euphémiser le danger qu'ils représentent, qu'ils pourraient être le modèle vers lequel tendrait (je tiens à ce conditionnel) un quinquennat mariniste : un autoritarisme néolibéral s'éloignant, au moins partiellement, de son national-populisme initial, comme Macron a immédiatement imprimé sa marque autoritariste, dès 2017 (ordonnances attaquant le droit du travail) et en 2018 (face aux Gilets Jaunes), à son orientation néo-ultralibérale.
Dans le même sens, je note que si, dans son livre sur la possibilité du fascisme, Ugo Palheta, qui est d'ailleurs signataire de la tribune de Politis, envisage très clairement que nous ayons affaire avec le RN à un néofascisme, il n'en invite pas moins à une certaine prudence réflexive que l'on ne retrouve pas dans ce qu'a publié Politis : "Plusieurs précisions sont nécessaires. Tout d'abord, même si le FN [le RN ne s'était pas encore substitué à lui] est fondé sur une matrice politique qui n'a guère changé depuis sa création en 1972, malgré les ravalements successifs de façade, il ne constitue assurément pas un parti fasciste achevé. C'est pourquoi il nous a semblé plus précis de parler ici de germe de fascisme ou de parti fasciste en gestation. C'est seulement dans des circonstances spécifiques que le FN pourrait se développer en véritable mouvement de masse capable d'être présent partout, au-delà de la scène électorale ou médiatique. Ce n'est donc pas le passé fasciste du FN qui devrait nous inquiéter mais son devenir-fasciste. […] Le "microbe fasciste" a trouvé le "terrain" [pour germer], on l'a vu au long de ce livre, dans les contradictions du capitalisme néolibéral, le durcissement autoritaire de l'Etat et l'aiguisement du nationalisme français. […] On ne saurait écarter ni une dynamique de radicalisation politique qui pourrait s'emparer du corps social dans des circonstances exceptionnelles de crise ou au terme d'un processus plus progressif de polarisation politique, en particulier car le terrain a été préparé par des décennies de diffusion et de respectabilisation de la xénophobie et du racisme ni que le FN s'appuie sur cette base électorale pour parvenir au pouvoir par la voie légale." Plus loin : "Il n'y a pas de "nature" immuable du FN. […] En particulier, il n'est nullement interdit de penser qu'il puisse évoluer dans les années à venir vers un parti de la droite conservatrice. Le poids croissant des élus au sein du FN pourrait engager un processus de notabilisation. […] Le FN ne cherche pas véritablement, du moins pour l'instant, à construire des alliances au sommet avec la droite traditionnelle et continue d'espérer parvenir au pouvoir seul, ou en détachant des pans de la droite." (pages 237 à 239). Je souligne, sans commenter, les passages qui me semblent permettre de mettre en cause qu'en l'état nous soyons, avec la candidature de Marine Le Pen, devant la menace d'un "fascisme pur" ayant dépassé, depuis quand et comment, le stade germinatif initial qu'évoque l'auteur. Ce qui me fait considérer une erreur politique d'appeler à voter pour le "fascisant" (plus justement extrême-droitisant) Macron pour faire barrage à ce supposé "fascisme pur". Voilà pourquoi je persiste à envisager de m'abstenir en prônant la mobilisation pour combattre Marine Le Pen, ce possible "fascisme en gestation", et Macron, ce fascisant en gestation avancée (voir mes billets sur mon blog mediapartien).
Antoine (Montpellier)
Remarque : dans son billet Contre Le Pen, voter dans la douleur pour conjurer l’effroi, Edwy Plenel rapporte les propos du rappeur Médine "Surtout, pensons à toutes celles et tous ceux qui seraient les premières victimes d’une présidence néofasciste – musulman·es, Arabes, Africain·es, immigré·es, Noir·es, réfugié·es, étrangères et étrangers, LGTBQI+, juifs, roms, etc. « L’extrême droite au pouvoir, c’est un point de non-retour ». C'est un argument qui revient souvent pour légitimer de voter Macron contre Le Pen mais qui ne me semble pas convaincant : si, en effet, comme je le défends, on ne comprend pas dans sa signification profonde, le "fascisme" de Marine Le Pen, si on ne l'articule pas, sans aucunement l'amalgamer, au processus de fascisation de l'Etat auquel Emmanuel Macron se livre, on peut, à bon droit, dire que cette "fascisation", précisément celle de la police, effectuée dans le quinquennat finissant, c'est, vis -à-vis des "musulman·es, Arabes, Africain·es, immigré·es, Noir·es, réfugié·es, étrangères et étrangers, LGTBQI+, juifs, roms, etc." (je barre "juifs" car pour des raisons trop longues à développer ici, ils ne sont pas victimes de ce racisme d'Etat), du lepénisme déjà là et potentiellement appelé à macroniennement s'accroître. Par où ces populations, en votant Macron, pourraient bien vérifier que ce que les Darmanin-Lallement leur ont déjà réservé se décuplera en politique du pire, ce pire que le vote de dimanche en faveur de Macron cherche à éviter !