Une défaite sans reddition et une crise stratégique (deuxième partie et fin)
La première partie Catalogne. Une défaite sans reddition et une crise stratégique -1 (Marti Caussa)

Le 21-D, et après, quoi ?
Il y a une opinion très partagée dans le mouvement indépendantiste qui veut que, malgré leur illégitimité, il faut utiliser les élections générales convoquées par Rajoy le 21-D, afin d’obtenir la liberté des prisonniers politiques, d’essayer que les partis indépendantistes décrochent à nouveau la majorité absolue, que les partisan-es de la souveraineté nationale soient largement majoritaires et que les défenseurs de l’article 155 (PP, Ciudadanos et PSC) aient la plus faible représentation possible.
Ce sont des objectifs atteignables, mais pas facilement. D’une part, les gens sont toujours disposés à se mobiliser, cela s’est vu lors de la grève générale du 8-N ou lors de la grande manifestation du 11-N, et probablement ils se rendront massivement aux urnes pour porter leurs suffrages sur les partis indépendantistes et nationalistes. Mais, d’autre part, les partis qui ont appuyé le 155 peuvent se retrouver favorisés par l’encouragement que suscitent les victoires obtenues, le succès des manifestations unionistes et les fissures qui sont apparues au sein du PDeCAT.
Le problème cependant est que, y compris en cas de succès (la majorité absolue entre PDeCAT, ERC et CUP et de bons résultats pour Catalunya en Comú), les perspectives stratégiques ne sont pas claires. Jusqu’à présent, les avis dans les secteurs indépendantistes balancent entre deux pôles opposés : relancer la République proclamée le 27-O ou retrouver le seny [le bon sens] et bien gérer l’autonomie en faisant de l’indépendance un objectif lointain.
Comme exemple de la première position nous pouvons citer cet éditorial de VilaWeb : « La République est vivante. Le Govern existe et une grande partie de la population l’appuie… Si le Parlament impulse le processus constituant ce sera parce que la République a été proclamée et que la loi de transition [y menant] est en vigueur, quel que soit l’avis en sens contraire que le Tribunal Constitutionnel ait émis. La preuve sera indiscutable. Et alors, comment réagira le Gouvernement espagnol ? Rajoy dit qu’il appliquera à nouveau le 155 et qu’il redissoudra le Parlament. Mais à quel prix ? Il lui a fallu, pour le faire une première fois, obtenir l’appui total et absolu du PSOE et des institutions européennes. L’obtiendra-t-il pour procéder à une seconde dissolution ? Je n’attends rien du PSOE mais la tension en Europe monterait de plusieurs degrés. » Je respecte beaucoup Vicent Pradal mais je crois qu’il n’est guère réaliste au moment d’apprécier la santé de la République, ce que peut faire Rajoy ou encore l’attitude des institutions européennes.
La seconde position compte plus de partisans. Je prendrai pour exemple celle de Miquel Puig : « Une fois récupérée la Generalitat, il s’agira d’élargir l’appui dont elle jouit et de passer des deux millions à, au minimum, deux millions et demi [de voix indépendantistes (l’ajout entre crochets est de moi MC)]. Cet objectif est atteignable et la meilleure façon d’y arriver est de gouverner de façon efficace, honnête et inclusive (c’est-à-dire non sectaire). Le départ des sièges sociaux [de certaines entreprises], le boycott des produits catalans et les blocages des voies de communication de mercredi dernier exigeront de nous, indépendantistes, que nous fassions un grand effort pour démontrer que nous sommes des gens d’ordre [l’italique est de moi MC]. Mais le vrai défi sera que nous pénétrions dans les quartiers de l’ancienne immigration – aujourd’hui pleins de drapeaux espagnols – et que nous démontrions au plus près de leurs habitants et dans les faits qu’ils sont ceux qui ont le plus à gagner à la transformation de la Catalogne en un pays mieux gouverné. » Je suis totalement d’accord sur la nécessité d’élargir l’appui populaire, particulièrement dans ces quartiers, mais je pose la question : croit-on réellement que c’est en démontrant que nous sommes des gens d’ordre que l’Etat accèdera à notre demande de référendum ?
Les deux positions partent d’hypothèses qui se sont avérées fausses : celle qu’il serait possible que l’Etat fasse preuve de bienveillance envers l’indépendance et celle qu’il manquerait de la force suffisante pour l’empêcher.
La gauche partisane de la souveraineté nationale mais non indépendantiste, représentée par En Comú Podem, s’est montrée très critique envers la politique du Govern et du mouvement indépendantiste, mais peu autocritique sur sa faible implication lors des 1er et 3 octobre et peu disposée à réfléchir sur sa propre stratégie. Dans une entrevue parue dans El País, Xavier Domènech [tête de liste pour le 21-D] déclarait : « La Catalogne doit gagner de larges pouvoirs d’auto-gouvernement, elle doit être reconnue comme nation et il faut qu’il y ait un référendum négocié. Notre pari consiste à partager un Etat plurinational avec le reste des peuples d’Espagne. Nous avons toujours dit la même chose. » Cette dernière assertion est vraie, ils ont toujours dit la même chose mais ils continuent à ne pas préciser comment ils pensent obtenir un référendum négocié.
Qu’est-ce qui a raté ? Que faut-il rectifier ?
Pour commencer à y réfléchir, je crois utile de nous concentrer sur les points touchant à la politique commune qu’a développée l’indépendantisme majoritaire – principalement Junts pel Sí et les directions de l’ANC et d’Òmnium –, mais, parmi ces points, seulement ceux que l’on considère fondamentaux et stratégiques en laissant de côté, pour cette approche, les différences entre chacune de ces directions et entre elles et leur base.
Il y a eu, pour moi, cinq erreurs d’appréciation et il faut procéder à cinq rectifications.
Je pense que les erreurs d’appréciation sont celles-ci :
- avoir pensé qu’il était possible de réunir suffisamment de gens favorables à l’indépendance sans leur faire des propositions à contenu démocratique radical et socialement avancé. D’abord l’indépendance et ensuite tout s’arrangera bien : cela n’a pas marché et cela ne marchera pas. Persister dans cette voie ne permettra pas d’atteindre au minimum le chiffre de 2,5 millions d’indépendantistes que fixe Miquel Puig, car le gros de la population qu’il faut convaincre n’a pas pour principale priorité l’indépendance, la langue ou la culture catalanes mais bien plutôt les revendications sociales et la démocratie.
- avoir sous-estimé, après le 1-O, la puissance politique et la capacité répressive de l’Etat espagnol, comme aujourd’hui presque tout le monde le reconnaît. Espérons que maintenant on ne tombe pas dans l’erreur inverse en les surestimant.
- avoir surestimé la capacité de décision politique du gouvernement de Junts pel Sí quand il lui aurait fallu mettre en place sa propre légalité et défier celle de l’Etat avec l’appui du peuple mobilisé pacifiquement. On peut en faire le constat, partiel mais évident, par l’attitude, que nous avons déjà commentée, de Santi Vila (des quotidiens ont évoqué d’autres consellers hésitants). Mais des déclarations de Marta Rovira au quotidien Ara ont suscité plus d’interrogations : « Le 1-O il n’y a pas eu de coordination policière, les forces de sécurité de l’Etat ont agi de façon unilatérale ; le Govern a envisagé d’arrêter le référendum à cause de la violence [de la police espagnole (cette précision est de moi MC], mais, nous étant mis en contact avec toute l’administration électorale, il nous a été répondu qu’ils étaient décidés à continuer d’exercer le droit à décider, qu’ils continueraient à voter quoi que nous disions ». Cela revient à dire que le référendum du 1-O a été un succès grâce à la décision des gens qui s’étaient mobilisés depuis le vendredi après midi et cela, malgré les doutes qui gagnaient le Govern.
- avoir surestimé gravement la solidarité qu’étaient susceptibles de manifester envers la République catalane, les institutions et les Etats européens, laquelle solidarité a été très faible malgré les efforts déployés pour y parvenir.
- et, en revanche, avoir sous-estimé l’appui que l’on pouvait obtenir des peuples de l’Etat espagnol, qui a été important en Euskal Herria [Pays Basque] mais aussi à Madrid, dans le Pays Valencien et les Iles [Iles Baléares], aux Asturies, en Andalousie, etc. Mais c’est une solidarité qui a été très peu sollicitée, malgré l’intérêt objectif que nous, tous ces peuples, avons d’en finir avec le régime monarchique.
Je crois qu’il faudrait opérer les rectifications suivantes :
- accumuler plus de forces sociales favorables à la République catalane en posant ouvertement qu’elle aurait un contenu de démocratie radicale et qu’elle répondrait aux besoins de la population accablée par plus de dix ans de crise économique. Mais cela ne doit pas être un contenu abstrait – du type « avec la République les pensions augmenteraient », mais plutôt sur le mode grandes revendications qui recueillent un large assentiment dans la population.
- œuvrer à concrétiser au mieux ces revendications par un exercice de démocratie populaire en reprenant la formulation, avant mise en pratique, de la première phase du processus constituant promise par le Parlament, c’est-à-dire, la création d’un Forum Social Constitutionnel avec des espaces de débat territoriaux (j’ai expliqué cela, plus en détail, dans un article précédent). Il faudrait cependant, pour être réalistes et opérationnels, que les organisations sociales (en particulier l’ANC, l’Omnium, les CDR [Comités de Défense du Référendum/de la République]...) prennent l’initiative de lancer ce débat constituant et de demander la collaboration des Mairies et parlements, sans attendre que le Govern le fasse, de façon à lever le blocage des accords votés par le Parlament en juillet 2016. Ces débats constituants devraient rechercher l’implication de toute la population intéressée à définir un modèle de pays, sans distinguer entre indépendantistes et non-indépendantistes.
- reconnaître qu’un Govern sous hégémonie d’un parti indépendantiste néolibéral ne peut pas obtenir l’appui social nécessaire à l’indépendance. Le PDeCAT n’a eu de cesse de mettre des bâtons dans les roues pour bloquer des mesures sociales progressistes et, quand le Parlament les a approuvées – par exemple sur la question de la pauvreté énergétique et du logement -, le Govern ne les a pas défendues avec l’énergie suffisante ni avant ni après que le Tribunal Constitutionnel les eut révoquées. Un Govern qui voudrait obtenir que la majorité de la population appuie la République catalane doit donner, avant de la proclamer, des exemples pratiques d’une orientation différente sur le terrain de la démocratie et des revendications sociales.
- revendiquer et développer impérativement les deux principales conquêtes des 1er et 3 octobre : 1) la mobilisation massive et pacifique pour des objectifs qui recueillent un grand consensus social, sans rien paralyser s’il s’avère nécessaire, pour aller de l’avant, de désobéir aux lois injustes ; 2) la construction d’organismes unitaires de base, démocratiques et les plus transversaux possible, comme cela s’est passé, jusqu’ici, avec les CDR. Et, en parallèle de la lutte, maintenir toujours la disposition au dialogue avec l’Etat, comme cela a été fait pour le référendum.
- rechercher la convergence de nos luttes avec celles des autres peuples de l’Etat, comme ont fait les Marches pour la Dignité, en récupérant la tradition des luttes contre la mondialisation, pour l’arrêt des guerres, pour le droit à l’avortement, pour la suppression du service militaire ou contre l’OTAN. Tous ensemble, sans quelque subordination que ce soit, mais bien plutôt en totale solidarité, nous pouvons être assez forts pour avancer dans le processus destituant du régime monarchique instauré en 1978. C’est une nécessité d’abolir ou d’affaiblir fortement ce régime pour que la République catalane indépendante puisse devenir pleine réalité. Mais il convient aussi de partager plus que des luttes concrètes ou des objectifs contre quelque chose (contre la monarchie ou contre le régime de 78), il faut fixer de grands objectifs en positif : la fédération (ou la confédération) de républiques indépendantes pourrait être un point de rencontre, comme le propose Oscar Simón dans un article publié sur ce même site [de Viento Sur].
Je suis conscient que cet article et, spécialement, les réflexions de ces dernières lignes sur les rectifications nécessaires, sont polémiques. Mais les changements importants requièrent des réflexions sur le fond. Le souci qui anime cet article, plus que d’avoir raison, est d’ouvrir le débat et de combattre la tentation de faire l’autruche avec le vieil argument que ce n’est pas le moment. Appel à réfléchir il y a donc mais sans qu’il faille cesser de lutter pour la liberté des prisonniers, la fin des procès politiques et le retrait immédiat de l’article 155.
18/11/2017
Marti Caussa, fait partie de la Redatcion de viento sur.
Traduction et notes entre crochets dans le corps du texte : Antoine Rabadan
Article intégral en espagnol sur le site de Viento Sur Derrota sin rendición y crisis estratégica. Marti Caussa
