Commémorer comment mourir commère mémoire. On n'en sort pas. Alors qu'il faudrait se débarrasser du 11 novembre, la date revient toujours (Jean-Marie Bockel l'a confirmé), héroïsant l'horreur, glorifiant l'aliénation, érigeant le sacrifice moutonnier en exemple national, auréolant, idéalisant, magnifiant les poilus (qui n'étaient que des crotteux et des pouilleux), les combats (qui n'étaient que des massacres), la grande guerre (effarante guerre civile européenne), les morts pour la patrie : «On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour les industriels» (Anatole France).
Le rapport de l’historien André Kaspi, qui doit être rendu public mercredi mais qui n’a cessé de fuiter, préconise de regrouper les commémorations nationales autour de trois dates, les seules actuellement chômées : «11 novembre pour les morts du passé et du présent, 8 mai pour la victoire sur le nazisme et la barbarie, 14 juillet pour les valeurs républicaines».
Exeunt les commémorations officielles du dernier dimanche d'avril (journée nationale du souvenir des victimes et héros de la déportation), du 10 mai (journée commémorative de l’abolition de l’esclavage), du deuxième dimanche de mai (fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme), du 8 juin (journée nationale d’hommage aux "morts pour la France" en Indochine), du 17 juin (cérémonie en hommage à Jean Moulin au Panthéon, à Paris), du 18 juin (journée nationale commémorative de l’appel du général de Gaulle du 18 juin 1940), du dimanche le plus proche du 16 juillet — rafle du Vel d'Hiv en 1942 (journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’Etat français et d’hommage aux "Justes" de France), du 25 septembre (journée nationale d’hommage aux harkis et aux membres des formations supplétives) et du 5 décembre (journée nationale d’hommage aux morts de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie).
«La Seconde Guerre mondiale fait l’objet d’un nombre exagéré de commémorations», affirme le rapport Kaspi, qui épingle sans le nommer la responsabilité de Jacques Chirac dans ce tropisme mémoriel, mais surtout qui épouse sans en avoir l'air la doxa de Nicolas Sarkozy ainsi résumée par l'intéressée : «Assez de repentance !»
Le rapport va jusqu'à conclure : «Il n’est pas sain qu’en l’espace d’une demi-décennie, le nombre des commémorations ait doublé. Il n’est pas admissible que la nation cède aux intérêts communautaristes et que l’on multiplie les journées de repentance pour satisfaire un groupe de victimes, car ce serait affaiblir la conscience nationale, susciter d’autres demandes et diluer la portée de commémorations.»
Pourquoi ne pas jouer autrement avec le Rubik's cube de la mémoire nationale ? Le 14 juillet, assurément, comme socle républicain. Le 8 mai pour la victoire non pas sur l'Allemagne mais sur une barbarie nazie qui utilisa pour détruire les juifs d'Europe des procédés industriels surgis à l'occasion d'un premier conflit mondial ayant ouvert cette ère d'anéantissement mécanique. Et comme troisième date, pourquoi ne pas choisir l'abolition de l'esclavage, un moment qui symbolise la fin d'une domination du Nord sur le Sud, dont le colonialisme fut l'un des aspects et les guerres coloniales l'une des conséquences ?
Au lieu de s'attacher, à travers le 11 novembre, à une morbidité barrésienne, comme il convient sans doute à un professeur honoraire à Paris IV (la vieille Sorbonne réactionnaire), André Kaspi aurait pu rendre la commémoration plus prospective. L’injonction de l’Ancien Testament «souviens-toi» doit aussi se comprendre comme «rappelle-toi qui tu es, à quel devenir tu es destiné».
Le 11 novembre tient du ratiocinage national et sert à maintenir dans l'angle mort le fait esclavagiste et colonial, dont une certaine France voudrait qu'il fût, comme Vichy pour de Gaulle : «Nul et non avenu.» C'est ce que Benjamin Stora, qui honore Mediapart de son blog, intitule La Gangrène et l'oubli. Cet ultime paravent est planté par André Kaspi, au nom d'une communauté d'historiens dont les travaux s'avèrent remarquables (l'historial de Péronne en est le symbole), mais au profit d'une idéologie et d'une politique de droite qui toujours instrumentalisèrent ceux qui ne sont plus «que pour avoir péri».
Dans Le Roman inachevé (1956), sous le titre La guerre et ce qui s'en suivit, Louis Aragon avait pourtant produit un texte qui aurait dû arracher à jamais les morts de la boucherie de 14-18 aux hyènes des commémorations étatiques :
Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j'ai vu battre le cœur à nu
Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille
°
Qu'un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
°
On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n'être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève
°
Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur
°
Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
°
Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit
Déjà vous n'êtes plus qu'un nom d'or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s'efface
Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri