Avec sa chemise grise aux manches retroussées, il ne s’est pas mis sur son trente et un, une semaine exactement avant ses 31 ans (il est né le 25 février 1987). À la fois concentré, disponible et ailleurs, il a choisi d’offrir le meilleur de lui-même dans un programme d’exception. Et ce pour le public des concerts du dimanche matin, qu’organise Jeanine Roze – elle commença voilà plus de quarante ans aux côtés de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud –, au Théâtre des Champs-Élysées pour le coup démocratisé : les places sont toutes au même prix abordable (20 € pour les abonnés). Elles permettent de s’installer où l’on veut – puis où l’on peut –, au fur et à mesure de son heure d’arrivée.
Le directeur de l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner, habitué à la rangée 15 de la salle Bastille où sont choyés ministres et académiciens en fonction de leur rang subtil et cruel connu du seul protocole, Stéphane Lissner, donc, semble ce matin avoir quelque peine à trouver ses marques dans une telle société d’égaux…

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Il y a là un public à la fois fervent, familial, amical, venu pour écouter plutôt que pour parader. Un public en phase avec la simplicité absorbée, la bienveillance ténébreuse et l’exigence légèrement froncée d’Adam Laloum. Il sait se montrer mélancolique là où d’autres versent dans la mièvrerie. Il sait faire preuve d’une étincelante retenue là où l’ostentation du « m’as-tu-entendu-quand-je-stylise » triomphe trop souvent. Il sait, en toute jeunesse réfléchie, méditative et inspirée, agripper la douleur d’être arraché au monde dans la fleur de l’âge. Son récital enchaîne trois compositeurs morts à 35, 31 et 39 ans : respectivement Mozart, Schubert et Chopin.
Mozart avait 29 ans, en 1785, lorsqu’il fit jaillir de lui la Fantaisie en do mineur K.475. Tout y semble prévu : le futur Beethoven, qui n’avait alors que 15 ans, et son propre trépas – qui mettrait six ans à venir. Adam Laloum traverse cette œuvre qui dure moins d’un quart d’heure – de l’adagio solennel initial à sa reprise finale –, comme on traverse l’existence en cinq âges et autant de thèmes : entre l’angoisse et la sérénité, l’ardeur et le relâchement, l’abandon et cette rage tragique de vivre qu’incarnent les triples croches du più allegro (ici à 9 min 30 sous les doigts de Mitsuko Uchida), où la vélocité d’Adam Laloum, servie par une technique rarement prise en défaut, fait merveille. Comme fait merveille, dans le cérémonial métaphysique du début et de la fin (primo tempo), la plénitude poétique d’un jeu au pouvoir d’évocation bouleversant.
Si Mozart annonçait audacieusement Beethoven, Schubert devait s’en libérer douloureusement dans la première de ses trois ultimes sonates, la D958, que s’approprie Adam Laloum avec une évidence tempétueuse et un respect sidéral. Périple récapitulatif et prophétique conduisant à sa propre fin, cette sonate fut composée l’année même de la mort de Schubert, en 1828. En mars 1827, il avait donc accompagné jusqu’au tombeau, comme porte-flambeau pendant les funérailles, le grand Beethoven. Lors de la petite année qui lui restait sur terre, Schubert entreprit le chef-d’œuvre absolu qu’est Winterreise, son cycle de lieder. Ainsi que trois sonates qu’il n’entendrait pas jouer (une dizaine d’années se passeraient avant leur création).
Comment échapper à Beethoven ? En émanant de Beethoven. La Sonate D958 est en do mineur, comme les 32 variations composées vingt-deux ans plus tôt, en 1806, par le maître de Bonn. Écoutez, ci-dessous, les premières mesures de chacune de ces deux œuvres. Schubert se dérobe à Beethoven en lui faisant écho.
Au Théâtre des Champs-Élysées, ce dimanche 18 février, l’interprète réalise un prodige : mettre en abyme cette lutte vertigineuse consistant à s’extraire de l’autre pour devenir soi. Schubert procédait de Beethoven et Laloum vient après des géants du clavier tels Artur Schnabel, Alfred Cortot, Yves Nat, ou Alfred Brendel (aujourd’hui âgé de 87 ans). Comment jouer librement tout en étant à ce point, symboliquement, en résidence surveillée ? C’est une question d’inspiration fidèle et affranchie, de sensibilité jetée dans la mêlée des notes, de pulsation intime davantage que de tempi inscrits sur la partition.
L’exemple par excellence en est donné par le quatrième et dernier mouvement, cet allegro à l’allure de course-poursuite en forme de Tarentelle devenant danse macabre. La folie absolument inouïe qui s’en dégage, Adam Laloum la capte et la restitue avec un effroi communicatif. Chair de poule, du parterre au deuxième balcon ! Le jeu du pianiste fait défiler les fantômes qui cavalent sur les tombes, ou qui chevauchent en vain ; comme dans Le Roi des Aulnes (Der Erlkönig) du même Schubert, composé en 1815 sur un poème de Goethe :
« “Mon père ! mon père ! il me saisit, il m’a blessé, le roi des Aulnes !”
Le père frissonne, il précipite sa marche, serre contre lui son fils, qui respire péniblement, atteint enfin sa demeure… L’enfant était mort dans ses bras. »
On entend ces vers et tant d’autres réminiscences chez Adam Laloum. Mais on entend surtout une composition à l’œuvre, c’est-à-dire une vision du monde qui se fait architecture sonore. Le récital semble alors défendre et illustrer la glose d’Alfred Brendel dans son maître livre, Musique côté cour, côté jardin : « Pour Beethoven, forme signifie le triomphe de l’ordre sur le chaos et la conformité de cette forme avec le fond du “message”. Si Schubert respecte la forme, c’est par souci des bienséances, mettant un voile “d’ordre” – d’après Novalis – pour masquer, mais à peine, le plus beau chaos qu’ait jamais connu la musique. »
Viennent ensuite deux œuvres de Chopin. Elles s’inscrivent naturellement dans ce programme, qui s'ingénie à nous faire toucher de l’ouïe comment le chant naît de la tension. Voici la Polonaise-fantaisie en la bémol majeur opus 61. L’attente avant le plongeon, la rupture (avec George Sand) qui suit son chemin tortueux – ô complexité harmonique ! C’est la fin de Chopin qui s’annonce, mais aussi la fin de tout comme l’avait si bien compris, au pire de la dernière guerre, l’écrivain hongrois Sándor Márai, qui fit jouer à cette partition de Chopin une place centrale dans son roman paru en 1942, Les Braises (en hongrois « Les Chandelles brûlent jusqu’au bout » : A gyertyák csonkig égnek). La chandelle jusqu’au bout a brûlé sous les doigts brûlants d’Adam Laloum.
Quant à l’ultime morceau – et quel morceau ! –, la troisième Sonate op. 58 de Chopin, en si mineur et aussi difficile à jouer que la Sonate en si mineur de Liszt, cela tient du prodige. Largo d’anthologie et finale fulgurant de fluidité fulminante, qui avait vu légèrement trébucher l’immense Maurizio Pollini lors d’un autre concert exceptionnel, à la Philharmonie, le 9 octobre dernier.
Adam Laloum offre en bis les deuxième et troisième Moments musicaux (D780) de Schubert, qui achèvent de conquérir un public sous le charme – nonobstant la poignée de tousseurs qui s’applique, avec une constance très parisienne, à souiller toute beauté.
La grâce et la maîtrise d’Adam Laloum étaient telles, dimanche 18 février, que s'est soudain superposé le souvenir du tout premier concert auquel assista ce chroniqueur, en ce même Théâtre des Champs-Élysées, voilà déjà cinquante ans. C’était un récital d’une autre âme sensible et altière, qui jouait Chopin mais aussi Schumann – Les Davidsbündlertänze – comme personne : Thierry de Brunhoff.