Ivo Pogorelich est un génie qui s'est cru – et que nous avions fini par croire – foudroyé. Né en 1958 à Belgrade d'une mère serbe et d'un père croate dans la Yougoslavie de Tito, riche de coudoiements ethniques et de diversités – officiellement du moins –, Pogorelich a étudié à Moscou à partir de 1970. Il devint l'élève (1976) puis le mari (1980) d'Aliza Kezeradze, pianiste et professeure géorgienne, qui avait en héritage tous les trésors possibles de l'école soviétique mais aussi de la culture musicale européenne : elle avait bénéficié de l'enseignement d'Alexandre Siloti (1863-1945), lui-même disciple de Frantz Liszt (1811-1886)...
Ivo Pogorelich commença une carrière internationale sur un coup d'éclat fameux : en 1980, il fut recalé au concours Chopin de Varsovie, ce qui poussa la grande Martha Argerich à démissionner du jury de façon fracassante, hurlant au prodige rayé de la carte. Pogorelich fut alors lancé, gravant pour la Deutsche Grammophon des enregistrements plus beaux les uns que les autres.
Lui-même était splendide. J'étais allé l'écouter au Carnegie Hall de New York au début de l'année 1984. Il allait sur ses vingt-cinq ans : un pur-sang défiant tous les obstacles avec un jeu passant de l'angélique au frénétique. Il était vif-argent, possédé mais solaire. Avec sa femme Aliza Kezeradze, de 21 ans son aînée (elle était de 1937), il vivait retranché au Royaume-Uni, mêlant l'amour et la musique d'une façon dont nous ne saurions avoir idée.
Et puis Aliza Kezeradze mourut d'un cancer du foie, en 1996, à 59 ans. Âgé de 38 ans, Ivo Pororelich devint le ténébreux, le veuf, l'inconsolé de la musique. El Desdichado du piano se rasa le crâne et rasa les murs. Finis les enregistrements et les concerts. Vivre lui semblait insupportable, criminel, attentatoire.

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Petit à petit, il nous est revenu. Radicalement marqué. Avec les partitions sous les yeux, dans la pénombre, tel Sviatoslav Richter sur ses vieux jours. À 60 ans, Pogorelich endeuille désormais tout ce qu'il touche. Il faut que ce soit lent, terriblement lent, au prix d'une tension, d'une pression, d'une traction, d'une dilatation phénoménales. Rien à voir avec la neurasthénie dont fit montre, l'été dernier au festival de Verbier en Suisse, le pianiste russe Mikhaïl Pletnev dans le Concerto de Schumann (on aurait dit La Chanson sans calcium des Frères Jacques !). Non, il y a chez Pogorelich une douleur tendue comme une arbalète, une rage étranglée, une plainte au ralenti en forme d'agonie planétaire.
À la salle Gaveau mardi 27 mars, la Fantaisie en do mineur de Mozart K 475 (entendue le mois dernier par un Adam Laloum rayonnant), l'Appassionata de Beethoven, la Troisième Ballade de Chopin, ont connu des étirements de tempi inouïs au point de sonner tels d'incommensurables chewing-gums macabres. C'était douloureux, proche de l'insupportable, fascinant et incroyablement beau en dépit des interprétations de référence qui trottent dans la tête : une mise au pas et à plat.
Trois Études d'exécution transcendante de Liszt transformèrent le Steinway-ouragan aux déferlements cycloniques en fin du monde. Mais nous n'avions rien entendu encore, tant la Valse de Ravel, cette ritournelle indansable mimant de façon mélancolique, sarcastique et orgiaque le suicide européen de la Grande Guerre pressenti par Mahler, donna la clef des songes d'Ivo Pogorelich : tout est foutu en ce globe épuisé qui se meurt, il est donc impossible de jouer. Alors crevons sur scène !
Aucun bis (et puis quoi encore ?!). Flottant dans son grand frac mortuaire, tenant ses partitions, le pianiste referme le couvercle noir sur le clavier. C'est ce geste, inédit pour lui, qu'avait effectué, à New York, en novembre 1989, Vladimir Horowitz après avoir joué pour Murray Perahia La Mort d'Isolde de Wagner dans la transcription de Liszt ; avant que de rendre l'âme trois jours plus tard.
Ivo Pogorelich aura été foncièrement funèbre jusqu'au bout des doigts, comme s'il entendait s'immoler pour rappeler le temps petit qu'il nous reste de vivre. La musique, chez lui, devient telles les ultimes pulsations de l'hiver nucléaire à venir. L'ange des Balkans devenu bonze cosmique pratique, maintenant et à l'heure de notre mort, le piano comme Beckett écrivait.