Venant d’être traduit en français (éditions Globe, traduction Margot Carlier), Foucault à Varsovie est une enquête sur le départ précipité de Michel Foucault de Pologne, en 1959, du fait de son homosexualité, alors qu’il dirige le Centre de civilisation française de l’université de Varsovie. À partir des archives de la police politique, Remigiusz Ryziński reconstitue le complot monté contre le philosophe, l’un de ses amants, un certain Jurek, étant utilisé pour le compromettre. La majeure partie du livre, cependant, porte moins sur Foucault lui-même que sur la vie homosexuelle des années 1950 à Varsovie, sur la géographie, les bars, clubs et bains, les toilettes publiques et la drague, les pratiques et codes culturels de cette sous-culture, mais aussi la répression qui la touche.
Au détour d’un chapitre, Ryziński fait mention d’une histoire arrivée sur le sol français et qui constitue un grinçant écho à cette répression de l’homosexualité sur le sol polonais. Il s’agit des déboires survenus au compositeur et critique musical homosexuel Zygmunt Mycielski, à Paris au printemps 1957. Quand l’un, Foucault, est l’objet d’une cabale dans la capitale polonaise, l’autre, Mycielski, est condamné dans la capitale française.
Né en 1907, Mycielski portait le même prénom que son grand-père : également homosexuel, ce dernier avait servi de modèle au héros de la nouvelle Il Conte, un récit pathétique de Joseph Conrad (Six nouvelles, 1908), héros agressé et détroussé par un jeune homme. Francophone, Mycielski avait étudié à l’École normale de musique et présidé l’Association des musiciens polonais de Paris au début des années 1930, avant de retourner en Pologne. Là, à plusieurs reprises, il s’est opposé à la politique soviétique et à la répression. En 1968, Le Monde a ainsi publié sa lettre ouverte rédigée en soutien aux musiciens tchécoslovaques, suite à la répression du Printemps de Prague ; le journal précise qu’il « a été destitué cette année de toutes ses fonctions ». En 1974, le journal relève encore son nom en bas d’une pétition d’intellectuels. Comme l’écrit Izabela Morska, « sa carrière n'a jamais pu décoller en raison de son opposition sans concession aux communistes au pouvoir, mais son obstination à rester dans l'ombre pourrait aussi être liée à sa conscience que ses relations intimes avec les hommes le rendraient vulnérable au chantage, voire à la violence, la peur de cette dernière apparaissant dans ses journaux intimes. (1) »
À cet égard, la France ne lui a pas facilité la vie. C’est le moins qu’on puisse dire : du fait de sa répression de l’homosexualité, elle a même indirectement favorisé la répression politique qui a touché le compositeur.
Séjournant à Paris en 1957, il est arrêté et condamné pour homosexualité. Comme le racontent ses connaissances, que cite Ryziński, ses « agissements pédérastiques dans les bains publics à Paris » lui ont procuré des ennuis : « Il pensait avoir affaire à des “garçons” ordinaires, or c’était des flics qui l’avaient menotté et conduit à la Santé. (2) »
Une banale affaire de répression de l'homosexualité
Ma curiosité en a été piquée. Avec un nom et une date approximative, il n’est pas si difficile de retrouver un jugement du tribunal correctionnel. En réalité, ce sont même deux jugements que j’ai exhumés aux Archives de Paris, car Mycielski fut condamné deux fois, pour des actes commis le même jour, dans un même lieu, les bains de vapeur du 30 rue Penthièvre, une vieille institution de la vie homosexuelle parisienne. Ce 29 mai 1957, il est d’abord jugé, avec George, un Britannique de 77 ans, directeur de banque à la retraite. Le tribunal les poursuit pour avoir, le 23 mai, commis un outrage public à la pudeur, George « saisissant la verge de Mycielski et le masturbant, et ayant lui-même la verge en érection, à la vue des autres usagers » (dixit le jugement). Les deux partenaires sont condamnés à trois mois de prison avec sursis et à 50 000 francs d’amende (environ 1 200 euros d’aujourd’hui).
Une fois la sentence prononcée, Mycielski est à nouveau jugé. Toujours pour des faits survenus le 23 mai rue de Penthièvre, cette fois-ci avec Herbert, un Allemand de 64 ans, commerçant et marié : ils se sont livrés « à des gestes obscènes dans le lieu public », « notamment en se masturbant réciproquement, en s’embrassant, et Mycielski en frottant sa verge en érection contre les fesses de son partenaire ». À nouveau, comme son amant, le compositeur polonais est condamné à trois mois d’emprisonnement avec sursis et à 50 000 francs d’amende. Ses deux peines sont toutefois confondues : pour avoir profité des plaisirs que les bains homosexuels lui offraient, il est seulement (si l’on peut dire) condamné à 50 000 francs d’amende et à 3 mois de prison avec sursis. Il fait appel de la décision, mais trop tard, si bien que sa demande est déclarée irrecevable par un arrêt du 11 février 1958. De toute façon, il avait peu de chances d’obtenir gain de cause, les condamnations pour outrages publics à la pudeur étant en général confirmées en appel.
L’affaire est d’une banalité terrible, tant elle partage les traits communs de l’ordinaire répression policière et judiciaire de l’homosexualité. De tels jugements se ramassent à la pelle dans les archives de la justice. Des homosexuels sont poursuivis pour un « outrage public » commis dans un lieu pourtant privé, des bains homosexuels, où les clients ne se rendent pas par hasard et où leurs activités ne sont visibles que des seuls autres clients. La police, parfaitement renseignée sur la géographie de la vie homosexuelle, « débusque » un tel outrage, ou plutôt le crée elle-même par sa seule présence, faisant irruption dans un lieu homosexuel, en constituant tout à la fois l’outrage et sa publicité par son intervention, et en raflant les individus présents. Les bains du 30 rue de Penthièvre existent depuis la fin du XIXe siècle : le lieu a toujours été âprement surveillée par la police des mœurs et, déjà en 1891, une série d’arrestations donne lieu à des condamnations, à un scandale public et « à une campagne de presse ordurière et racoleuse » (3). J’ai cité par ailleurs une condamnation de 1959 pour des actes homosexuels s’étant déroulés dans ces bains ; et, dix ans après notre affaire, à la fin des années 1960, on trouve encore des condamnations pour des outrages commis rue de Penthièvre. La police sait donc parfaitement que ces bains existent, pourquoi ils sont fréquentés, et elle y surgit régulièrement. La double condamnation de Mycielski est pour le moins intéressante, bien que singulière : sa condamnation pour deux rapports sexuels (tout comme le niveau de détails des jugements) démontrent bien que les policiers sont restés un certain temps dans l’établissement, en planque, consignant ce qui s’y passait.
Notons que les deux partenaires de Mycielski sont étrangers. Dans d’autres affaires impliquant les bains, des étrangers ont également été condamnés : je me demande s’il n’arrivait pas à la police et à la justice de viser spécifiquement les homosexuels étrangers, du fait d’un vieux schéma homophobe selon lequel l’homosexualité serait une perversion étrangère (un « vice allemand », un « vice oriental », un « vice anglais », une « internationale du vice », etc.). L’amende correspond plus ou moins aux amendes habituellement donnés pour ces outrages public à la pudeur ; le sursis n’est pas automatique.
Interdiction de voyager à l'Ouest
Là où l’affaire est moins banale, c’est en raison des lourdes conséquences qu’elle eut pour Mycielski, ainsi que le raconte Foucault à Varsovie. Grâce à des amis polonais de Paris, les auteurs Józef Czapski et Jerzy Giedroyc, il a quitté la France sans s’acquitter de l’amende. Déjà élevée pour un français, on peut sans peine imaginer que celle-ci était exorbitante pour un Polonais, du fait de la valeur du zloty. De ce fait, le compositeur se retrouve interdit de séjour sur le territoire français. À l’automne 1958, il doit faire partie de la délégation polonaise qui se rend à la Conférence générale de l’UNESCO à Paris, un voyage officiel avec visa diplomatique. Il avertit l’ambassadeur français de cette histoire, Étienne Burin des Roziers, qui lui promet de « traiter l’affaire personnellement ». Cependant, quelques jours plus tard, l’ambassadeur l’informe, « fort embarrassé », que Paris refuse lui accorder son visa.
L’affaire ne s’arrête pas là. Car le compositeur est forcé de justifier ce refus de visa auprès des autorités polonaises ; et donc forcé de leur révéler qu’il a été arrêté et condamné pour homosexualité à Paris. Avec la conséquence d’une interdiction de voyager à l’Ouest. Dans son journal, Mycielski laisse libre court à son amertume :
« Burin des Roziers m’a rendu mon passeport, accompagné de la demande que l’on me livre directement les documents envoyés par le ministère des Affaires étrangères. Sans mentionner le fait que le visa m’avait été refusé. Du jamais-vu ! Il m’a ainsi placé dans une situation délicate, dont j’ai décidé de me sortir en avouant toute la vérité à Wierbłowski [de la délégation polonaise à l’UNESCO]. Autrement, j’aurais pu être soupçonné de collusion avec l’ambassade de France. J’ai finalement préféré l’article 330. Ma franchise a mis Wierbłowski dans l’embarras. Mes déplacements officiels à l’Ouest étaient “fichus”. Burin des Roziers est un idiot de m’avoir conseillé, malgré ma situation juridique tendue avec les Français, d’accepter cette délégation. »
Mycielski est mort en 1987. Il n’y aura pas même d'excuses symboliques posthumes pour la manière dont la France l’a traité, et pour les effets profonds et violents que ces condamnations eurent sur sa vie. Comme des dizaines d’autres homosexuels, pour les raisons que j’ai précédemment détaillées, il est exclu de la proposition de loi « portant réparation des condamnations pour homosexualité » examinée ces jours-ci par l’Assemblée nationale, : arrêté en 1957, Zygmunt Mycielski a été condamné pour « outrage public à la pudeur », tandis que la loi ne prévoit de réparation que pour les outrages public à la pudeur « aggravés », entre 1960 et 1980, en application de l’ordonnance du 25 novembre 1960 luttant contre les « fléaux sociaux ».
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(1) Izabela Morska, « Zygmunt Mycielski’s Blues, or How Some Testimonies Related to Queer History Simply Vanish into Thin Air », Andrej Zavrl et Alojzija Zupan Sosič (dir.), Go East! LGBTQ+ Literature in Eastern Europ, Ljubljana, 2020, p. 98, https://ebooks.uni-lj.si/zalozbaul//catalog/download/197/294/5056-1?inline=1.
(2) Remigiusz Ryziński, Foucault à Varsovie, Globe, 2024, p. 276.
(3) Régis Révenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris, 1870-1918, L’Harmattan, 2005, p. 62.