En tant que Garde des Sceaux, Robert Badinter a défendu en 1981-1982, à la tribune de l’Assemblée nationale et du Sénat, la suppression de l’article du code pénal hérité de Vichy créant un âge spécifique du consentement pour les relations homosexuelles (18 ans au lieu de 15 ans) – une suppression partie prenante de la « dépénalisation de l’homosexualité » de 1981-1982.
Ses interventions, à l’époque, ont été remarquées. Notamment son discours à l’Assemblée nationale, le 20 décembre 1981, dont sont souvent citées ces phrases : « L'Assemblée sait quel type de société, toujours marquée par l'arbitraire, l'intolérance, le fanatisme ou le racisme, a constamment pratiqué la chasse à l'homosexualité. Cette discrimination et cette répression sont incompatibles avec les principes d'un grand pays de liberté comme le nôtre. Il n'est que temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels, comme à tous ses autres citoyens clans tant de domaines » (la transcription des débats est en ligne). Au même moment, Badinter a été aussi la cible de très nombreuses attaques de la droite parlementaire, l’accusant de livrer des adolescents sans défense à des hordes d’homosexuels « lubriques », s’insurgeant du « laxisme » et de la « permissivité » défendues par la gauche (sur la « dépénalisation » de l’homosexualité, cf. ma précédente publication).
Dès le milieu des années 1970, Badinter avait été une des rares personnalités politiques à s’intéresser à la répression de l’homosexualité, à un moment où le Parti socialiste, comme les autres partis politiques, ne s'en préoccupait pas. Ci-dessous, un extrait de mon livre Les Alinéas au placard. L’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982).
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« […] Lors des débats parlementaires qui débutent en décembre [1981 à l'Assemblée nationale], l’abrogation de l’article 331 alinéa 2 est défendue par le garde des Sceaux Robert Badinter. Celui-ci, au cours de la décennie 1970, a déjà eu l’occasion de s’exprimer sur le sujet – très tôt par rapport à l’ensemble du Parti socialiste. En 1975, à la demande de François Mitterrand, il anime un comité d’étude et de réflexion pour une charte des libertés, dont les travaux sont publiés en 1976. Dans un chapitre intitulé « Le droit au corps », au milieu d’un grand nombre de libertés proclamées, la charte (dont les dernières phrases expliquent que « les signes par lesquels on reconnaît une société libre sont le rire, la fête, l’humour et la tendresse ») dispose :
« Chacun est libre de mener les activités sexuelles de son choix. Chacun est libre d’entretenir les relations sexuelles avec qui le désire, avec qui il désire, sous la condition au moins tacite du consentement mutuel. […] Sous ces réserves, chacun est libre d’avoir les relations sexuelles de son choix. En conséquence, aucune répression, aucune diffamation, aucune inquisition, publique et privée, ne devra donc être exercée contre quiconque à propos de sa sexualité. L’homosexualité est un comportement sexuel comme les autres. Elle est une des expressions de la liberté fondamentale du corps. L’homosexualité ne doit entraîner sous aucune forme une inégalité ou une discrimination quelconque. »
Une note de bas de page précise :
« On supprimera l’alinéa 2 de l’article 330 du code pénal qui réprime plus sévèrement l’outrage public à la pudeur quand il consiste en “un acte contre-nature avec un individu du même sexe”. (1) »
Invité par TF1 en juin 1976 [la vidéo est accessible sur le site de l'INA], Robert Badinter évoque l’homosexualité. À Bruno Masure qui l’interroge sur le droit au corps, Robert Badinter répond ainsi :
« Quand vous allez au-delà, et bien c’est tout naturellement le droit aux rapports sexuels, qui est une part de l’épanouissement du corps, et nous avions à un moment donné évoqué une charte des libertés sexuelles, on n’est pas allés jusque-là mais on a rappelé les principes qui font que cette liberté est nécessaire et s’arrête évidemment à la liberté d’autrui. Et puis si vous allez au-delà, vous constatez que trop souvent nous sommes dans une société dans laquelle certains, parce qu’ils ont un comportement sexuel différent des autres, font l’objet d’ostracisme ou de défense, et il était temps de proclamer aussi le droit au corps de tous, y compris des homosexuels qui doivent être traités comme les autres. C’est une série de propositions qui s’enchaînent naturellement. »
Dans plusieurs interviews, Robert Badinter explique son intérêt pour la répression de l’homosexualité, à la fois par des travaux généraux sur « l’injustice » et par la découverte de sa répression dans l’Angleterre victorienne, en particulier avec le procès d’Oscar Wilde, procès qui lui a inspiré une pièce de théâtre, créée en 1995, C.3.3 (numéro de cellule d’Oscar Wilde).
André Baudry [le fondateur et directeur du mouvement homophile Arcadie] explique aujourd’hui avoir rencontré Robert Badinter en 1974 et lui avoir dressé un portrait de la situation des homosexuels en France. À l’occasion des élections présidentielles, le directeur d’Arcadie avait écrit aux candidats ; parmi eux, François Mitterrand lui avait alors conseillé de rencontrer Robert Badinter.
« J’ai été reçu par Maître Badinter dans son bureau d’avocat », explique André Baudry. « Nous avons parlé de l’homosexualité. Ce n’était pas un sujet qu’il connaissait, ce n’était pas un sujet qu’il avait jamais étudié, il était très ignorant de la situation des homosexuels en France. Il n’avait jamais eu l’occasion de plaider des affaires d’outrage public à la pudeur, comme cela existait dans le code pénal. Et alors nous avons entrepris à partir de ce moment-là des relations courtoises, aimables, pour parler de l’homosexualité, de la vie des homosexuels en France. » Robert Badinter (qu’il n’a pas été possible de rencontrer pour nos recherches) est ainsi invité au congrès d’Arcadie en 1979, mais il ne peut s’y rendre. Il est en revanche présent aux journées nationales d’Arcadie, organisées sur le thème des « Droits de l’Homme » les 1er et 2 novembre 1980 : il y donne un exposé sur « Justice et homosexualité », une histoire de la répression de l’homosexualité depuis l’Antiquité. Dans la biographie qu’il lui consacre, Paul Cassia rapporte que Robert Badinter avait également l’intention de faire une conférence sur le même sujet à Lille, invité par l’Université populaire de Lille (présidée par Jean Lévy, bâtonnier du barreau de Lille et adjoint au maire de plusieurs maires socialistes) ; cependant l’association refuse et Robert Badinter annule sa participation (2). En novembre 1980, il est également signataire de la pétition du Cuarh [Comité d’urgence anti-répression homosexuelle] à la suite du vote du Sénat [s’opposant à la suppression de l’article du code pénal visant l’homosexualité].
Le rôle précis joué par Robert Badinter au sein du Parti socialiste est difficile à connaître en dehors de quelques points ponctuels. Ainsi, dans un article publié dans La Revue h au printemps 1998, [le militant] Jean Le Bitoux cite un courrier du 7 février 1978 « à en-tête du Parti socialiste » envoyé par Laurent Fabius : « Maître Badinter a attiré notre attention sur le problème important que vous soulevez à propos de l’alinéa 2 de l’article 330 et de l’alinéa 3 de l’article 331 du code pénal. Selon nous, rien ne peut justifier la discrimination à l’encontre des homosexuels qu’impliquent ces articles. Le Parti socialiste ne peut, évidemment, être que contre cette discrimination et nos parlementaires aborderont ce problème. »
(1) Liberté, libertés, Paris, Gallimard, 1976, p. 273-274
(2) Paul Cassia, Robert Badinter, un juriste en politique, Paris, Fayard, 2009, p. 282-283.