[Complément : j'ai publié des remarques supplémentaires, Le livre homophobe et transphobe de Marty, la critique culturelle et la psychanalyse]
« Voici que l’on vient brusquement d’accuser ce mouvement d’imposture, lançant contre ses œuvres (ou du moins certaines d’entre elles) les interdits qui définissent d’ordinaire, par répulsion, toute avant-garde : on découvre qu’elles sont vides intellectuellement, sophistiquées verbalemement, dangereuses moralement et qu’elles ne doivent leur succès qu’au snobisme. L’étonnant est que ce procès vienne si tard. Pourquoi aujourd’hui ? S’agit-il d’une réaction insignifiante ? du retour offensif d’un certain obscurantisme ? Ou, au contraire, de la première résistance à des formes neuves de discours, qui se préparent et ont été pressenties ? » Roland Barthes, Critique et vérité
Ces derniers mois, à la faveur de l’élection présidentielle, les médias – et notamment les médias se voulant « progressistes » ou de « gauche » – n’ont cessé d’alerter sur la droitisation et l’extrême-droitisation de la société française. Étonnamment, ils se sont peu intéressés aux origines culturelles et intellectuelles de ces phénomènes, à la manière dont des mots d’ordre et des catégories sont installés et martelés, produisant une certaine vision des rapports sociaux, tentant de lui donner une hégémonie. Sans doute car cela obligerait ces mêmes médias à se remettre vivement en cause, tant ils contribuent à la légitimation de ces discours, à leur installation dans l’espace public.
On se souvient des réactions indignées face au colloque sur le « woke », à la campagne contre les enseignants-chercheurs supposément « islamo-gauchistes » ou encore aux attaques plus globales contre les mouvements minoritaires et les pensées de la domination. Réagissant à cette dénonciation de discours militants pseudo-scientifiques venus des États-Unis, de nombreuses analyses indignées ont été publiées par des médias de « gauche ». Ces derniers feraient bien de balayer devant leur porte, d’ouvrir leurs propres pages. Il n’est en effet pas besoin d’un colloque sur le « woke », de Jean-Michel Blanquer ou de Nathalie Heinich pour banaliser le discours de la droite dure : il suffit d’avoir un éditeur et des médias « de gauche » ou « progressistes ».
Prenons par exemple le livre d’Éric Marty, Le sexe des modernes, qui se donne pour projet d’abattre « l’icône » Judith Butler, de dénoncer l’hégémonie et l’entreprise idéologique du « gender » venu des États-Unis, et de faire barrage aux mouvements minoritaires, LGBT, trans et antiracistes. Un livre publié en 2021 par les Éditions du Seuil, dans la collection « Fiction & cie ». Et un livre qui a reçu un accueil des plus enthousiastes de la part de Mediapart (qui a repris dans ses pages l’article d’En attendant Nadeau), Libération et Le Monde (parmi d’autres).
Une version sophistiquée de la « Manif pour tous »
Avec Le Sexe des modernes, Marty sonne le rappel : les assaillants sont là et il faut d’urgence se mobiliser pour défendre la « modernité » et la « pensée française ». L’envahisseur est rassemblé sous une double bannière : « Judith Butler » et « gender ». Le ton martial est celui de Marty, lequel mentionne par exemple une « rivalité franco-américaine » et « l’apparente conquête des campus américains » par un livre, Trouble dans le genre, qui a ensuite « conquis l’Europe » (p. 26) (un livre publié il y a plus de trente ans et traduit en français il y a plus de quinze ans).
Rien de très original, il est vrai, tant on retrouve des tropes réactionnaires désormais bien connus et identifiés, notamment à la suite de toutes les campagnes « anti-genre » menées ces dernières années : gender en anglais, « intraduisible » (p. 47), pour insister sur son caractère étranger et une supposée imposition par un impérialisme américain (c’est déjà ce que répétait la « Manif pour tous ») ; une obsession pour les « campus américains », etc. Marty cite régulièrement les titres des livres de Butler en anglais, même quand ils sont traduits, pour dramatiser cette menace américaine. Le « gender » est un « message idéologique » (p. 11) ; une « atmosphère idéologique ambiante » (p. 11) qui a « force de loi » et « [instaure] de nouvelles règles morales » (p. 11), une « invention américaine », une « idéologie américaine » (p. 12), un « leadership intellectuel » de l’Amérique (p. 51) « la doxa politique des campus américains » (p. 70), « un processus originairement américain qui est devenu planétaire » (p. 72).
Autre classique de la déploration de droite : les « gender studies » font partie « d’une liste interminable de studies : depuis les porn studies jusqu’aux disability studies » (p. 27). On serait sur le chemin d’un (grand ?) « remplacement » intellectuel : Marty observe le « remplacement du manichéisme politique européen issu d’une lecture théologico-politique de l’histoire par une nouvelle tradition modelée par le libéralisme » (p. 72) On retrouve aussi la vieille antienne selon laquelle les mouvements minoritaires ne feraient que renforcer le capitalisme triomphant : un « discours entrepreneurial » qui fait écho aux « business schools du monde entier », au « vocabulaire managérial », aux « discours néolibéraux des grandes institutions politiques internationales » (p. 73).
Également, un schéma discursif bien connu, l’usage d’abstractions telles que la « mouvance LGBT » ou le « discours LGBT » (qui reste indéterminé, incarné par aucun auteur, aucun texte). Lesquelles constitueraient une menace pour la culture :
« On connaît le discrédit dans lequel la littérature et les arts sont tenus par la mouvance LGBT ou queer car considérés comme élitistes, œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans leurs transgressions, au discours de la domination. » (p. 25-26)
Ou encore :
« Pour les gender, l’imaginaire individuel renvoie à la position aristocratique, élitiste, esthétique, romantique de l’écrivain-intellectuel européen qui n’est pas en mesure par les moyens qui sont les siens de conférer à son discours une dimension performative agissant sur la carte sociale des dominations. » (p. 205)
Sous prétexte d’une prise de position contre la « French Theory » – qui est en effet une construction politico-culturelle problématique (ce qui a déjà été bien étudié) –, d’une étude des « transferts » (qui n’est pas faite), Marty se contente d’adopter une position inverse : un nationalisme philosophique, la défense d’une « pensée française », la célébration d’une « modernité ». L’histoire des idées est réduite à néant : la singularité des textes est effacée, le contexte spécifique d’élaboration des œuvres, les divergences, les tensions (Deleuze-Lacan, Foucault-Lacan, Foucault-Derrida, Derrida-Bourdieu), tout cela n’existe plus, au profit d’un grand ensemble où tout se vaut : Sartre, Genet, Foucault, Deleuze, Barthes, Derrida, Lacan, ce sont « les Modernes ». Même quand Foucault récuse l’étiquette structuraliste – c’est-à-dire quand il récuse son appartenance à un ensemble unifié – c’est pour Marty une « plaisanterie » (p. 106).
Le livre épingle « l’usage biaisé de la pensée française par Butler » (p. 147), défend une « modernité européenne » qui, s’apparentant à un révisionnisme et un idéalisme philosophiques, affirme l’existence d’une tradition purement spéculative, d’une :
« ambition proprement théorique prise, avec et malgré Marx et Freud, dans la grande tradition qui, de Descartes à Husserl, a porté en Europe l’idée spéculative à son plus haut degré : l’idée d’une attitude humaine spécifique en tant qu’elle porte sur le monde un regard théorique qui est simultanément une stylistique de la vie, pour reprendre l’expression de Foucault. » (p. 27)
Plus loin, toujours dans ce registre du « choc des civilisations », on découvre qu’il y a, d’un côté de l’Atlantique, « la grande tradition philosophique de Descartes, de Rousseau ou de Kant » et, de l’autre côté, l’usage « de faits divers, d’événements politiques, d’expériences personnelles le plus souvent limitées au vécu des campus » (p. 129). Ne dites pas à Marty et à l’académisme qu’il tente de restaurer, que Foucault parlait de certains de ses livres comme des « fragments d’autobiographie », « nés des luttes et destinés à y retourner » ; qu’Althusser voulait porter la lutte des classes dans la philosophie ; que Deleuze présentait L’Anti-Œdipe comme un livre destiné à « fonctionner », célébrant une « manière de lire en intensité, en rapport avec le dehors, flux contre flux, machine avec machines, expérimentations, événements pour chacun qui n'ont rien à voir avec un livre, mise en lambeaux du livre, mise en fonctionnement avec d'autres choses, n'importe quoi… »
Le correcteur corrigé
Le livre adopte un ton de maître d’école qui prétend corriger la copie de l’élève Butler. Butler cite mal ; Butler n’a rien compris ; Butler est approximative ; Butler n’a pas lu tel texte ou tel autre ; Butler « défigur[e] » Lacan, Althusser, Bourdieu et Derrida (p. 110), Butler « échoue », « ne dénoue pas véritablement », « tourne en rond », etc. (elle est même « une enfant qu’on prive […] de ses jouets », p. 346). Marty énumère : « contresens », « erreur de lecture », « confusion », « lectures de seconde main ». C’est très fastidieux, on ne comprend pas vraiment où tout cela mène, si ce n’est à la conviction d’avoir réfuté « le gender » (c’est peut-être une des clés du succès critique du livre : certains ont dû se sentir intimidés et dominés par l’érudition proclamée). Marty se pense visiblement comme un gardien du temple lacano-structuraliste, un petit exécuteur testamentaire de la philosophie académique : une conception à l’envers de tout ce que les auteurs qu’il cite ont défendus, pour lesquels il s’agissait de faire vivre et d’utiliser des concepts, pas de psalmodier des textes canoniques (on pense encore aux belles formules de Deleuze et Foucault sur leurs pensées comme des « boîtes à outils » ; à ce qu’écrivait Deleuze de son désir de faire des « enfants montrueux » aux auteurs qu’il faisait fonctionner).
Surtout, on aurait parfois envie de corriger le correcteur, tant il multiplie lui-même les approximations et les contresens. Par exemple quand il écrit :
« Si les gender reposent en grande partie sur le retournement subversif des insultes dont le terme queer est emblématique, c’est pourtant très peu de temps après la publication de Trouble dans le genre que Butler doit en abjurer l’usage, comme l’illustre Bodies That Matter » (p. 134).
On est étonné de tant de désinvolture de la part de celui qui se fait fort de la traquer chez les autres. Car Butler n’a jamais « abjuré » l’usage du mot queer. D’une part, elle ne l’utilisait pas dans Trouble dans le genre, où il n’apparaît que de manière très marginale, et dans sa définition la plus traditionnelle, au sens de « pédé », et pas dans l’acception que lui a donnée la théorie queer (c’est un singulier paradoxe de l’histoire de la théorie queer : des textes qui ne se référaient pas au queer en tant que tel ont été constitués comme fondateurs de la théorie queer). D’autre part, elle n’a jamais désavoué le terme queer par la suite : dans le chapitre « Critically Queer » de Ces corps qui comptent, elle réfléchit précisément aux significations et aux usages du mot « queer ». Si elle évoque l’hypothèse d’un abandon du terme, si elle appelle à la « déconstruction politique du “queer” », elle ajoute : « il reste politiquement nécessaire de revendiquer des termes comme “femmes”, “queer”, “gay” et “lesbien” ». Et précise : « Une telle analyse ne revient pas à suspendre ou à bannir ce terme. » (p. 334) Aïe pour l’abjuration !
Un peu plus tôt, Marty affirme – dans le but d’absoudre Jacques-Alain Miller et Françoise Héritier de leurs positions au sujet du mariage pour les couples de même sexe – que « Judith Butler elle-même s’était précédemment prononcée contre le mariage gay ». Il cite alors son livre Défaire le genre et explique que « le développement qui suit est très clair ». Il en est effet très clair, mais hélas pas dans le sens que veut lui donner Marty : elle écrit que, pour ne pas se contenter de ratifier les normes dominantes d’organisation de la sexualité, la revendication du mariage doit intégrer les questions de filiation et de parenté. Et que, pour être véritablement critique, cette revendication doit nécessairement impliquer une transformation radicale des structures de la parenté. Elle explique ainsi :
« Une relation critique à cette norme implique de désarticuler les droits et obligations habituellement attachés au mariage, de telle sorte que le mariage puisse rester un exercice symbolique pour ceux qui choisissent de s’y engager, mais que les droits et les devoirs de la parenté puissent prendre beaucoup d’autres formes. » (p. 18)
Elle y revient longuement dans un chapitre du même livre (« La parenté est-elle toujours déjà hétérosexuelle ? »). Elle affirme à nouveau l’importance de ne pas dissocier le mariage des questions de parenté. (p. 125) Elle réfléchit en même temps aux rapports des mouvements minoritaires au droit et à l’État, aux processus de « reconnaissance », en mettant en évidence un « dilemme » critique : « d’une part, vivre sans normes de reconnaissance entraîne une souffrance importante et des privations de droits […] ; d’autre part, la demande de reconnaissancee, qui est une demande politique très puissante, peut mener à des formes nouvelles et injustes de hiérarchie sociale ». Tout son texte est un balancement entre les effets des différentes positions qu’il est possible de tenir sur le mariage et on serait bien en peine d’y trouver une opposition au mariage pour les couples de même sexe :
« Je voudrais défendre l’idée selon laquelle la légitimation est à double tranchant : il est crucial, politiquement, de revendiquer l’intellegibilité et la reconnaissabilité, mais il est tout aussi crucial, politiquement, de maintenir une relation critique et transformatrice aux normes qui décident de ce qui sera considéré ou non comme une forme d’alliance et de parenté intelligible et reconnaissable. » (p. 140)
Il est embarrassant pour l’auteur de constater qu’il n’a visiblement pas lu les textes qu’il pourfend. Au passage, Butler rappelle que, lors des débats sur le Pacs et le mariage en France, la menace d’une « américanisation » avait été brandie par les conservateurs qui s’y opposaient. On pourrait presque rire d’un paragraphe où elle rappelle les positions de Sylviane Agacinski ; en remplaçant le nom de celle-ci par celui de Marty, son propos garde toute sa cohérence : l’une comme l’autre « désigne une tendance de la queer theory et de la gender theory américaines comme s’il s’agissait d’un futur monstrueux menaçant la France. » (p. 135) Belle leçon pour un structuraliste : les noms changent mais les structures, elles, persistent. (Pauvre Marty ! Il voulait célébrer Barthes, il a seulement ressuscité Picard ; c’est assurément cruel.)
Circulez, il n’y a rien à lire : le révisionnisme philosophique
La « thèse » du livre est simple : affirmer que tous les problèmes ont été posés et résolus en France sans avoir besoin de Butler et du « gender ». Le livre est traversé par une logique du « bien avant ». Barthes et le « neutre », Genet et le « travestissement », Foucault et le « vrai sexe » : la théorie queer, les mouvements LGBT+ sont arrivés trop tard et, continuant de s’accrocher à des vieux problèmes, n’ont pas compris que tout cela était réglé et dépassé depuis longtemps.
Faut-il discuter sérieusement cette thèse ? Non, car le livre ne propose pas une discussion intellectuelle : il construit un anathème. Non, car il est bâti sur une fausse opposition : la théorie queer, les études gay et lesbiennes, que ce soit aux États-Unis, en France et ailleurs (et sans se limiter aux travaux, certes inestimables, de Butler), ont ardemment repris, discuté, prolongé les problèmes posés par d’autres avant eux. La thèse ne fonctionne que si l’on croit qu’il y a une « guerre », une lutte pour l’hégémonie, entre deux blocs distincts. Non, car il repose sur un présupposé de clôture : comme les uns auraient écrit ceci, il serait impossible pour les autres d’écrire cela.
Le livre est véritablement réactionnaire, au premier degré, dans son projet de réécrire l’histoire, de faire comme si un ensemble d’événements (politiques et intellectuels) n’avaient pas eu lieu. On frôle parfois le comique dans ce désir de remonter le cours du temps : « Derrida aurait pu être l’inspirateur de la théorie du genre » (p. 345). Hélas pour Marty, l’histoire s’est déroulée autrement. Quand il écrit :
« le rôle spécifique du lesbianisme dans la naissance des gender est capital à repérer, ne serait-ce que pour comprendre la place insignifiante que Derrida y occupe réellement, tout comme pour admettre le rôle négatif qu’y ont les féministes et surtout celles qu’il a pu influencer. » (p. 362)
il est d’abord fascinant de relever que, à le lire, les lesbiennes ne peuvent être féministes. Il est tout aussi fascinant d’observer le total renversement de causalité : c’est précisément pour protester contre certaines conceptions du féminisme – hétéro-centrées, essentialistes, différentialistes – que des lesbiennes ont réfléchi sur le genre, la différence des sexes – par exemple Wittig, contre les positions de Kristeva et Cixous, ou Butler.
L’invention d’une opposition entre « modernes français » et « gender américain » permet d’effacer des décennies d’écrits, de discussions, de circulations, de confrontations internes. Il est significatif, par exemple, que ni Monique Wittig ni Guy Hocquenghem n’apparaissent, la première ayant fait un usage de Barthes contre Lacan, le second de Deleuze, Guattari et Foucault également contre Lacan : ils ne rentrent pas dans le dualisme simpliste qu’essaie d’installer Marty.
Un autre refus d’historiciser réside dans la célébration du « neutre » de Barthes ou de Foucault. Ce neutre peut se lire comme le produit d’une configuration sociale et historique, celle d’hommes homosexuels pour lesquels la sexualité ne se disait pas publiquement et qui n’ont pas bien accueilli l’injonction à dire, à avouer, des mouvements de libération (avec tout ce que cette injonction avait d’autoritaire). À ces mouvements-là – qui ont connu les développements observables aujourd’hui – Marty répond aujourd’hui que le « silence du Neutre » était préférable. « Taisez-vous ! », leur assène Marty.
« Colonialisme trans » et « racialisme intersectionnel »
Si la thèse ne vaut pas la peine d’être sérieusement discutée, c’est qu’elle n’est pas une thèse intellectuelle, mais le prétexte à une opération politique : sa principale vocation est de préparer la charge finale, destinée aux mouvements antiracistes et, surtout, aux mouvements trans. Une charge destinée à « la pensée intersectionnelle qui privilégie la race comme différence et inégalité premières » (p. 363), au « colonialisme trans » (p. 497) et au « racialisme intersectionnel » (p. 498). Par exemple :
« La défense du voile, de l’excision, de la polygamie, des mesures d’infériorisation des femmes dans les cultures non occidentales ne relève pas d’un relativisme culturel né d’un respect pour l’altérité, mais bien d’un choix fondamental qui établit la race comme le paradigme central de la pensée que résume ce propos de Maboula Soumahoro, selon lequel “la question raciale structure tout”. » (p. 490)
La transphobie, elle, se déploie dans plusieurs arguments, dont le désormais habituel selon lequel « la femme est la première victime de l’émergence des gender, d’où émanent d’ailleurs de très nombreuses interventions hostiles à l’égard de la femme » (p. 363). Plus loin, est épinglée « la promotion du trans par les LGBT+ comme figure indépassable des radicalités minoritaires. » (p. 481) Selon Marty, le transgenre ne serait que « haine de soi » :
« le premier problème que pose le transgenre, c’est ce que le désir transsexuel peut comporter d’homophobie dissimulée : l’homophobie comme haine de soi du sujet gay qui le contraint à se faire femme pour vivre son désir, mais aussi homophobie émanant du monde hétérosexuel. » (p. 493)
Ou encore :
« Le mouvement LGBTQI est devenu depuis quelques années un espace conflictuel extraordinairement violent, lieu d’une guerre permanente selon le processus d’une rivalité mimétique sans fin dont le concept de genre a été à la fois le détonateur, l’aliment et la victime. Le succès actuel et fragile du courant trans tient à l’extrême radicalité de sa rhétorique et à un engagement personnel impressionnant des activistes de cette cause : dans une sorte de nominalisme extrême, et de fuite en avant, consécutifs aussi aux terribles discriminations dont ils sont l’objet. Il suffit de se baptiser femme pour l’être, pour utiliser les toilettes féminines, exiger, si l’on est FtM, de faire effacer des étuis de serviettes hygiéniques le symbole du sexe féminin pour ne pas blesser sa toute nouvelle masculinité, exiger la même chose si l’on est MtF puisque le trans devenu “femme” peut éprouver la plupart des symptômes périodiques féminins, jouer au foot dans une équipe de femmes, draguer une lesbienne puisqu’on est femme, etc. » (p. 502)
« l’hypernominalisme du phénomène trans, cette revendication effrénée du nom » (p. 503)
Mediapart, Le Monde et Libération à l’appui du livre
Il faut, hélas, s’y résoudre : des livres rances, de la « pensée » moisie, il s’en publie chaque jour (et l’on songe avec désolation au nombre d’arbres qui en pâtissent). Il faudrait pouvoir les ignorer. Mais ce livre a été promu par Mediapart, par Libération, par Le Monde ! Pour ce dernier, c’est « une véritable refonte », « un grand essai » qui « ébranle les évidences les mieux établies », ou encore « l’effort le plus abouti pour repenser tout un champ de pensée », « non sans vigueur polémique ». Pour Mediapart (en partenariat avec En attendant Nadeau), il y a là « une Odyssée théorique », « inestimable », un auteur au « grand talent », une « histoire des idées [qui] se fait chez lui à même les mots, au ras des textes qui en portent la trace, par une pesée patiente sur des termes choisis qui finissent par révéler une puissante historicité ». Libération a lu un « impressionnant ouvrage qui décale le regard » (le journal a dû oublier la fin de la phrase : « vers l’extrême-droite »).
On ne peut que se demander ce qui rend le succès de ce livre possible, comment il peut fonctionner à ce point. C’est donc cela la critique littéraire et intellectuelle, la contribution des journaux « progressistes » au débat d’idées ? Quelle haine des individus et mouvements minoritaires est à ce point partagée et banalisée pour qu’un tel livre soit salué comme une contribution à la vie intellectuelle ? Suffit-il d’enrober n’importe quels poncifs réactionnaire de quelques citations de Lacan et de notes de bas de page pour qu’ils soient célébrés ? Comme si la réaction la plus violente avait le droit de cité à partir du moment où elle se faisait passer pour érudite, où elle se drapait dans un vernis intellectuel. À moins que les critiques n’aient tellement rien lu de la théorie queer que n’importe quelle caricature grotesque leur suffit.
Parmi la presse, Le Figaro ne s’y est pas trompé et a saisi toute la portée du livre, Eugénie Bastié ayant interviewé Marty. Sous le titre « La théorie du genre a envahi toutes les sphères de la vie sociale », on retrouve toutes les obsessions actuelles de la droite : les « militants » opposés aux « démarches sophistiquées, très créatrices » ; les méfaits de l’individualisme (« le message du “self making”, de la construction de soi, de la valorisation de soi : mon corps peut désobéir aux injonctions sociales qu’il reçoit ») ; le stalinisme du mouvement LGBT (« l’effet d’une loi qu’on a pu observer avec l’expérience communiste, et qui veut que les discours radicaux d’émancipation sont tendanciellement voués à se retourner en leur contraire ») ; l’intersectionnalité (« cette rhétorique totalitaire du soupçon qui fait du féminisme un complice de la domination blanche visant à dissimuler derrière l’oppression de la femme, une oppression plus décisive, l’oppression raciale, essentiellement celle des Noirs »).
Comment Libération, Le Monde et Mediapart peuvent être à l’unisson pour célébrer un livre aussi trivialement réactionnaire, LGBTphobe et raciste – et se retrouver sur la même longueur d’onde que Bastié dans Le Figaro ? Qu’un tel ouvrage ait pu trouver un accueil très favorable, sans note dissonante, dans trois journaux qui se considèrent commee « progressistes » ou « de gauche », en dit long sur l’état de la critique littéraire et du débat culturel et intellectuel français. Mais aussi sur la responsabilité de la critique et d’une partie du journalisme dans la banalisation, sous couvert d’exigence culturelle, des catégories politiques de la droite et de l’extrême-droite. Il est définitivement temps que ces journaux s'interrogent, ou soient interrogés, sur leur rôle dans la contre-révolution conservatrice.
[Complément : j'ai publié des remarques supplémentaires, Le livre homophobe et transphobe de Marty, la critique culturelle et la psychanalyse]