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Billet de blog 26 octobre 2023

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Répression de l’homosexualité et réparations : une proposition de loi incomplète

Le Sénat doit étudier prochainement la proposition de loi déposée par Hussein Bourgi « portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 ». Celle-ci, cependant, est trop restreinte et restrictive : elle exclut de nombreux cas de répression pour homosexualité.

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Le sénateur socialiste Hussein Bourgi a déposé au Sénat, en août 2022, une proposition de loi co-signée par plusieurs dizaines de sénatrices et sénateurs, et proposant une « reconnaissance officielle des discriminations et condamnations subies en raison de leur orientation sexuelle, vraie ou supposée, ou de leur identité de genre ». La proposition doit être examinée par le Sénat le 22 novembre prochain.

Du fait de son ambition, cette proposition de loi est, bien évidemment, majeure politiquement et symboliquement. Comme d’autres pays l’ont fait, il est fondamental que la France reconnaisse officiellement la répression judiciaire dont ont été victimes les personnes LGBTQI+. Cependant, en l’état, cette proposition se révèle incomplète et lacunaire : elle laisse de côté un certain nombre de cas de répression pour homosexualité. Elle aboutirait à la situation suivante : certains homosexuels, condamnés pour homosexualité, obtiendraient réparation tandis que d’autres, également condamnés pour homosexualité, n’obtiendraient pas réparation.

La proposition de loi portant réparation envisage la répression de l’homosexualité à l’aune de deux dispositions du code pénal réprimant explicitement l’homosexualité, d’une part un âge spécifiquement du consentement sexuel pour les relations homosexuelles (plus élevé que pour les relations hétérosexuelles, apparu en 1942 et supprimé en 1982), d’autre part une aggravation de la répression de l’outrage public à la pudeur si l’outrage était homosexuel (créée en 1960 et supprimée en 1980)

Tel est l’écueil auquel se heurte la proposition de loi : en définissant de manière trop étroite la répression de l’homosexualité, la proposition ne vise que certains cas, et en laisse d’autres de côté (alors que toutes ces formes de répression ont eu lieu dans le même esprit, avec la même volonté de poursuivre et de faire disparaître l’homosexualité).

Ce qui suit est un peu technique, mais le problème tient à une donnée très simple : en France, la répression de l’homosexualité a d’abord été une répression policière et judiciaire, avant d’être une répression légale (et réglementaire) [1]. C’est-à-dire que, avant même l’introduction dans le code pénal d’incriminations visant spécifiquement l’homosexualité, il y a eu une répression, massive, de l’homosexualité, celle-ci se fondant sur des dispositions générales du code pénal.

Pendant longtemps – et même ensuite, quand la répression était expressément prévue par le code pénal – les juges ont « bricolé », utilisant telle ou telle disposition pour réprimer l’homosexualité. Pour en donner un seul exemple : dans deux affaires de 1943, alors qu’ils pouvaient appliquer la loi de 1942, les juges ont utilisé les qualifications d’excitation de mineurs à la débauche et d’outrage public à la pudeur [2].

Ainsi, la compréhension de la répression de l’homosexualité ne doit pas se limiter à ce qui était envisagée expressément par la loi ou par le règlement : pour l’appréhender pleinement, il est fondamental de prendre en compte la réalité de la pratique des tribunaux et des juges qui, au cours de leur exercice quotidien de la justice, ont pu choisir de poursuivre selon d’autres textes que celui qui nous apparaît aujourd’hui comme le plus évident.

Le problème se décompose en deux sous-problèmes : un problème de délimitation juridique et un problème de délimitation temporelle.

1. La proposition de loi de réparation ne s’intéresse pas à la répression de l’homosexualité avant 1942. Or elle a existé. Elle est solidement documentée par les travaux historiques sur le XIXe siècle ou la première moitié du XXe siècle [3]. Entre 1860 et 1870, la police parisienne aurait arrêté 6 342 « pédérastes ». Certes, il y a sans doute aujourd’hui peu de personnes vivantes qui ont été condamnées ; mais il n’est pas impossible qu’il y en ait (une personne née dans les six premiers mois de 1927 avait 15 ans avant l’entrée en vigueur de la loi). Et, dans tous les cas, la loi de réparation opérerait un drôle de partage symbolique en affirmant que la répression de l’homosexualité avant 1942 n’est pas scandaleuse et ne mérite pas réparation.

2. La proposition de loi de réparation se concentre sur l’outrage public à la pudeur aggravé pour homosexualité, commis après 1960 (instauré par l’ordonnance du 25 novembre 1960). C’est-à-dire que la loi de réparation ne vise pas les personnes condamnées en vertu d’un outrage public à la pudeur « simple », avant 1960 (voire, après 1960, si, par erreur, les juges ont seulement fait application de l’outrage simple – j’ignore si un tel cas de figure existe réellement).

L’outrage public à la pudeur est une qualification pénale extrêmement vague. Sa définition est aussi floue que large ; la jurisprudence, depuis le XIXe siècle, n’a cessé d’étendre son interprétation de la publicité : même des relations sexuelles commises dans des lieux privés (voire dans une cellule de prison) ont pu être qualifiées d’outrages publics.

Or l’ordonnance de 1960 n’a pas introduit la possibilité de réprimer l’homosexualité par l’utilisation de la qualification d’outrage public à la pudeur ; elle a seulement permis de le punir plus sévèrement ; l’utilisation de l’outrage public à la pudeur avant 1960 pour réprimer l’homosexualité, dès le XIXe siècle, est elle aussi largement connue. Ainsi, une affaire équivalente à l’affaire du Manhattan (1977), à savoir la condamnation d’homosexuels arrêtés dans un bar, qui serait survenue en 1943 ou en 1959, ne rentrerait tout simplement pas dans le champ d’application de la loi.

3. La loi de réparation s’arrête en 1982, et en 1980 pour l’outrage public à la pudeur. C’est-à-dire qu’elle ne prévoit pas réparation pour des personnes condamnées après 1980, par application de l’outrage simple (ou par application d’une autre qualification). La persistance d’une répression policière et judiciaire de l’homosexualité dans les années 1980 est attestée ; on ne peut pas exclure la possibilité de condamnations, ne serait-ce que pour le début des années 1980.

4. La loi de réparation ne couvre pas la déportation homosexuelle. Du fait de sa borne chronologique basse, 1942. Mais, surtout, parce que les déportations pour homosexualité n’ont pas relevé du code pénal : elles ont pris la forme d’internements administratifs (dès 1940), de condamnations par la justice militaire allemande ou encore, en Alsace et en Moselle annexées, d’application directe de la loi allemande [4].

Ce qui aurait pour conséquence qu’une personne condamnée à une amende obtiendrait réparation, mais pas une personne déportée – y compris des personnes qui auraient été arrêtées le même jour, pour des mêmes faits, mais qui n’auraient pas, pour une raison ou pour une autre, reçu le même traitement juridique.

5. La loi de réparation ne couvre pas la diversité des incriminations pénales utilisées. Pour condamner, la justice a pu recourir à la qualification d’excitation de mineurs à la débauche au sujet de relations sexuelles consenties (l’âge de la majorité étant de 21 ans jusqu’en 1974), ou encore aux poursuites pour « travestissement », parmi d’autres qualifications. De même, le délit de racolage a pu servir à réprimer la présence d'homosexuels dans l'espace public, quand bien même il ne s'agissait pas de prostitution. En 1949, une ordonnance préfectorale interdisait aussi aux hommes de danser ensemble à Paris.

6. La loi de réparation ne couvre pas les poursuites menées contre les militants et les expressions homosexuelles. En 1955, André Baudry, le fondateur de la revue « homophile » Arcadie et du principal groupe homosexuel français des années 1950 et 1960, est poursuivi pour « outrage aux bonnes mœurs ». Il est reproché à la revue d’avoir comme finalité la « reconnaissance officielle du droit à l’homosexualité ». Baudry est condamné (40 000 francs d’amende), au motif que la revue présente « un danger pour la jeunesse » et qu’elle fait du « prosélytisme » [5]. Les éditeurs de l’éphémère revue homosexuelle Futur (1952-1955) ont également été condamnés pour « outrage aux bonnes mœurs », tout comme, trente ans plus tôt, en 1926, les éditeurs de la revue Inversions.

7. La loi de réparation ne couvre pas des mesures administratives (et non pénales), notamment prises dans les colonies. Le média tunisien Inkyfada a exhumé en 2021 un tel cas : en mars 1913, à l'initiative de l'administration du protectorat, un Tunisien de 18 ans est arrêté pour « des pratiques contre nature », et interné pendant plusieurs semaines (avant d’être relâché). De manière plus générale, y compris sur le territoire métropolitain, la loi de réparation ne couvre pas les mesures de détention préventive, notamment dans le cadre d'enquêtes n'ayant pas donné lieu à des condamnations.

8. La loi de réparation ne couvre pas les cas de répression judiciaire indirecte, par exemple les situations où l’homosexualité a constitué une circonstance aggravante dans une affaire judiciaire, ou a orienté la perception de l’affaire. C’est par exemple une accusation de viol qui donne lieu à une relaxe de l’agresseur car la victime, avant d’être agressée, avait eu une relation homosexuelle et était donc considérée comme « dépravée » par les juges [6]. Il est certain qu’il est très difficile de décrire par avance ce dernier type de cas, qui couvrir un large spectre de qualifications juridiques ; une solution pourrait être de prévoir l’examen de cas particuliers par une commission spécifique (par exemple celle que crée l’article 4 de la proposition de loi).

On le mesure, il est fondamental d’élargir le spectre couvert par la proposition de loi portant réparation : sans cela, elle instaurerait un arbitraire entre différents cas de répression pour homosexualités, les uns étant reconnus, les autres exclus.

[1] Cf. notamment mon texte de 2022, « Répression, “dépénalisation” de l’homosexualité et demandes de réparation » ; et « Condamnations pour homosexualité : “Il faut élargir le champ de la réparation” », Le Monde, 11 août 2022.

[2] Je les reprends à Cyril Olivier, dans le livre dirigé par Arnaud Boulligny, Les homosexuel.le.s en France : du bûcher au camp de la mort (Éditions Tirésias, 2018). En l’occurrence, il y a eu relaxe pour ces deux affaires, ce qui n’enlève pas le principal : l’existence une autonomie relative des juges et des qualifications qu’ils retiennent par rapport à la loi.

[3] Par exemple ceux de Marc Boninchi, Régis Révenin, Florence Tamagne.

[4] Je renvoie aux travaux de Frédéric Stroh et Jean-Luc Schwab dans le livre dirigé par Arnaud Boulligny ; à cet article de Jean-Luc Schwab : https://journals.openedition.org/temoigner/6470 ; ainsi qu’au livre dirigé par Mickaël Bertrand, La déportation pour motif d’homosexualité en France (Mémoire active, 2011).

[5] Cf. Julian Jackson, Arcadie (Éditions Autrement, 2009).

[6] Je reprends à nouveau cet exemple aux recherches de Cyril Olivier.

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