MAI 68 AU PIED DU CANIGOU
Armand CREUS Daniel PARDO
« Nous vivons avec quelques arpents de passé, les gais mensonges du présent et la cascade furieuse de l'avenir. »
René CHAR (extrait de "Fenêtres dormantes et porte sur le toit").
Comme le soulignait Kristin Ross, Mai 68 - qui connut, en France, la plus grande grève générale du pays avec 9 millions de grévistes - n’a pas débuté le 3 mai, ne s’est pas terminé le 30 mai et n’est pas réductible au Quartier Latin, à Paris, à la France.
Ouvriers, paysans, étudiants, de la ville et de la campagne, de province et de l’étranger ont vécu et ont contribué à « Mai 68 ».
L’initiative des éditions de l’Atelier et de Médiapart nous a conduits à revisiter les empreintes de notre «mai 68» et de ses vies ultérieures. En apportant nos témoignages, « nous consentons à entrer dans la mêlée, pour les confronter à d’autres » (Paul Ricœur).
Notre mai 68 à Perpignan fut catalan, « rouge et noir ».
La mémoire des combats de nos pères républicains espagnols réfugiés en France, ferrait notre amitié et nos engagements au fer rouge de l’utopie.Au-delà de la nuance de nos parcours depuis lors, notre complicité et nos espoirs restent vivants, obstinés et nous semble-t-il ... féconds.
Faut-il préciser que avons banni l’esprit «anciens combattants» car comme le dit si bien l’ami Daniel Bensaïd : « Transmettre ? Quoi ? Et comment ? Les héritiers décident de l’héritage. Ils font le tri, et lui sont plus fidèles dans l’infidélité que dans la bigoterie mémorielle ».
De la révolution de mai 68 à la révolution de l’ADN
(Daniel Pardo)
Daniel Pardo. Dans le camp de Bédouins d’ Abu Nwar en Cisjordanie, le 11 juin 2017
Inscrit en fac d’histoire en juillet 1967 à Aix en Provence, je me retrouve, par hasard, en octobre de la même année, sur les bancs de la fac de sciences à Perpignan. L’Espagne est à quelques encablures, l’Espagne que mon père, républicain espagnol réfugié en France à l’issue de la guerre, ne reverra pas avant de mourir en février 1968.
Adhérent de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) depuis 1966, je vais « mettre en pratique » la théorie du foco (sic) à partir du Comité Vietnam National (CVN) dont je suis un des deux animateurs locaux. Mai 68 nous met aux avant-postes et nous créons le mouvement du 10 mai (encore des références cubaines !).
Je poursuivrai mon militantisme à la LCR jusqu’en 1975 et la perte de mes illusions dans la révolution mondiale.
Parallèlement la recherche scientifique devient une passion qui me fera vivre. Je rejoindrai rapidement le CNRS et participerai, modestement, à la révolution de l’ADN d’Orsay à Tokyo, de Bâle à San Francisco…
Le « révolutionnaire » que je croyais être est devenu un colibri qui initie et fait signer, dans les salons du Kremlin, lors du congrès mondial de génétique en 1978, une pétition pour libérer notre collègue Serguei Kovaliev, qui contribue à développer la biologie moléculaire à l’Institut Pasteur (INHE) de Hanoi en 79 (guerre avec le voisin chinois) , qui conduit des actions humanitaires au Cambodge, à Gdansk , à Varsovie (où je participe à l’organisation du premier 1° mai sous Jaruzelski) sans oublier les Falachas, les grand-mères de la place de Mai à Buenos Aires, les manifs contre Pinochet à Londres, et plus récemment Israël et la Palestine avec les défenseurs des droits de l’homme (Marsom Watch et les Bédouins) ou la Halte Germain Nouveau à Aix en Provence.
[1] Membre (sans être rémunéré par la Région) du cabinet de Michel Vauzeille ,Président de la Région PACA en 1999, je fermerai cette parenthèse en 2002 où j’ai observé la décrépitude, l’indigence, les mesquineries et les compromissions du PS et ses alliés
Mai 68 a bouleversé ma vie.
(Armand Creus)
Manifestation Lyon contre le CPE (Contrat Première Embauche)
13 mars 2006
Destiné à une carrière d’enseignant, mai 68 que j’ai vécu à Perpignan comme étudiant en Lettres, m’a fait bifurquer dans un parcours hors normes : de « hussard noir » de la République vers « hussard rouge » de la Révolution. Militant de la Ligue Communiste à Montpellier, puis permanent de la Ligue de 1973 à 1978 à Lyon. « L’histoire nous mordait la nuque ». L’Education Nationale et moi nous sommes séparés à l’amiable.
Moments forts de militantisme avec les camarades de la LCR espagnole, quelques semaines à Fresnes avec la charrette des inculpés « pour atteinte à la sûreté de l’Etat » en décembre 1975. Tous les combats de la LCR de son "ouverture " en 1969 à sa "fermeture "'en 2009 coïncidant avec le lancement du NPA. Moi je choisis la création du Front de Gauche avec la Gauche Unitaire, puis le mouvement "Ensemble! Pour une alternative de gauche, écologiste et solidaire" dont je suis toujours membre.
Insertion professionnelle dans le privé puis dans le public à la Communauté Urbaine de Lyon de 1987 à 2013, ville où j’ai pris racine. Je suis resté un militant politique et syndical jusqu’ à ce jour. Responsabilités locales et nationales. Elu Conseiller Régional Front de Gauche de Rhône-Alpes de 2010 à 2015.
Je fréquente un atelier d’écriture à Vaulx-en-Velin depuis 2004.
Il m’a permis en réfléchissant sur cet engagement durable, d’écrire un livre intitulé « … sincèrement et sans ornements… », édité par l’association « equi-librio » en 2013 et dédié « aux miens » : mon père, les « rouges » de ma famille et les Républicains espagnols. Mon père avait 20 ans en 1938 à Perpignan lorsqu’il fut brutalement expulsé comme « étranger indésirable »... Mai 68 à Perpignan a été le cadeau de mes 20 ans.
MAI 68 A PERPIGNAN
L’activisme du Comité Vietnam National (CVN) à Perpignan appelant au soutien de la révolution indochinoise notamment lors de l’offensive du Têt en janvier, popularisant la manifestation européenne à Berlin en Février, relayant les manifestations parisiennes du CVN (attaque du siège d’American Express le 20 mars) avait contribué à cristalliser localement une gauche radicale dans la capitale catalane.
Aussi, les premiers soubresauts parisiens du début du mois de mai, notamment la fermeture de Nanterre, ont eu des répercussions immédiates à Perpignan. Nationalement l’UNEF jouait un rôle majeur et, comme en écho, des étudiants ont créé à Perpignan un « comité UNEF ». Celui ci se distinguait de l’UNEF locale, association d’étudiants proches d’Occident. [2]
C’est le « « comité » UNEF (futur « Mouvement du 10 mai »), qui allait jouer le rôle d’animateur et de fédérateur du mouvement de mai 68 à Perpignan.[3]
Tous les ingrédients étaient rassemblés pour que vive « Mai 68 » en Catalogne « nord » :
- une petite université toute neuve constituée de 3 collèges : le CSI, le CLU, le Droit.
- des étudiants français et étrangers (notamment quelques africains)
- une ville « culturelle » avec son identité « catalane » historique et politique
- l’Espagne de Franco à sa porte et les souvenirs vivaces de la guerre d’Espagne : présence de réfugiés « intégrés » dans toutes les composantes politiques et syndicales, militants antifranquistes actifs et activités de soutien clandestines.
- une extrême droite présente (les scories de « l’Algérie française ») mais prudente (l’amnistie n’avait pas encore été complètement prononcée)
- Un syndicat étudiant (UNEF) corporatiste discrédité, tenu par des militants d’extrême droite
- Des parlementaires très IV° République (Gaston Pams et Paul Alduy), représentant le département à l’Assemblée et au Sénat, venant à notre rencontre dans les amphis pour « saluer l’élite de la Nation » (sic).
[2] L’un de ses responsable, Claude Barate, sera 20 ans plus tard élu député des Pyrénées orientales.
[3] le Journal local « L’Indépendant » a publié le 29 mai 2008 un « Supplément sur Mai 68 à Perpignan et dans le Département ». Le journal local du PCF, « Le travailleur catalan » a publié un numéro hors série, en date du 20 mai 2008 « Mai 68 dans les P-O » basé uniquement autour de témoignages de militant-e-s PC et CGT ayant vécu le mouvement même si le « Mouvement du 10 mai » est forcément évoqué ... c’est lui qui a lancé le mouvement à Perpignan .Robert Marty , maitre assistant en mathématiques, fondateur du SNESUP local réécrit l’ histoire et porte un regard caustique sur les « trotskards » . Son collègue Raymond Julien n’est pas en reste. Omettant de rappeler qu’il était un garaudiste convaincu, il laisse croire que l’UEC (inexistante) a joué un rôle important (sic).
Et l’un et l’autre, assumant un « anti gauchisme primaire » effacent la réalité du « Mouvement du 10 mai » et la qualité de son apport politique.
La trame des dates et des faits :
Lundi 6 mai : assemblée générale sur le campus de la fac de sciences. Une résolution est votée à une très large majorité par les étudiants de sciences et de lettres. Les étudiants en Droit, fief de l’extrême droite, assistent au rassemblement sans participer au vote.
Mercredi 8 mai : la résolution votée le 6 mai est remise à la préfecture. Le Préfet a déjà reçu une délégation des étudiants en Droit la veille...
Vendredi 10 mai : manifestation depuis la fac de sciences jusqu’au centre de la ville et création du « Mouvement du 10 mai » : l’animateur du mouvement à Perpignan.
13 mai : grève générale et manifestation.
Vendredi 17 mai : énorme manifestation CGT FEN et « mouvement du 10 mai », démarrage des grèves illimitées.
Samedi 25 mai : nouvelle impressionnante manifestation et extension du mouvement gréviste avec occupations dans les usines (Papeteries JOB, Poupées Bella, usine d’explosifs de Paulilles...), dans le bâtiment ; ouvriers agricoles, établissements publics et administrations (EDF, PTT, hôpital, banques...), les établissements scolaires (facs, lycées ...). Assemblées Générales permanentes, commissions de travail sur la démocratisation de l’Université et de l’Ecole, son rôle dans la société, quelle société ?
Jeudi 30 mai : au moment même de l’intervention de De Gaulle se tient une manifestation placée sous le signe d’un « gouvernement populaire »...hors sol : écoutes collectives de la radio dans les assemblées grévistes.
En juin : comme dans tout le pays, intervient la reprise du travail avec des discussions passionnées en AG de grévistes : « élections trahisons ! – continuer la grève générale ! ». Pyrénées Orientales : André Tourné, député du Parti Communiste perd son siège de député au bénéfice d’Arthur Conte (Droite UDR ex-SFIO)
Deux mois, mai-juin 68, pour (un peu)... refaire le monde en déplaçant son « centre » (la gare de Perpignan selon Dali). Les premiers à se mettre en grève illimitée ne furent-ils pas les cheminots, le 18 mai !?
Le jeudi 25 avril, dans une salle de la fédération des œuvres laïques. Un universitaire californien, disciple de H Marcuse intervient. A ses côtés Raymond Julien (SNESUP et PCF), une représentante des Etudiants chrétiens, un militant du Black Panther Party et Daniel Pardo (Comité Vietnam National)
Les animateurs du mouvement du 10 mai.
Au premier rang : Daniel Pardo, Armand Creus à sa gauche ; Jean Claude Romano (barbu) au centre.
MON MAI 68
(Daniel Pardo)
1967
Marseille. C’est l’été. Je passe mon temps entre les quartiers nord (le parc Kalisté, au 19D exactement) où je demeure, la boîte de nuit « la calèche » et la plage du Prophète. Les deux dernières années furent riches et chaotiques. Adhérent à la Jeunesse Communiste Révolutionnaire, exclu du système scolaire avant d’exercer quelques métiers occasionnels notamment croque-mort ambulancier, coupeur de lavande, portier de nuit au « London Club » sur la corniche, courtier à la bourse des fruits et légumes, je venais d’obtenir le droit d’entamer des études supérieures.
Ce sera Histoire à Aix en Provence et je serai pion au lycée Marcel Pagnol à St Loup.
Il en fut autrement.
Mon ami Jean-Claude Romano, qui venait de perdre sa mère dans un accident de la route en Yougoslavie, me proposait de le rejoindre dans la maison familiale qu’il héritait, à Perpignan.
Ce sera donc cap à l’Ouest.
Je suis alors chargé par mon père d’accomplir une mission très spéciale : retrouver son ami Juan
Ils étaient étudiants en médecine à Madrid en 1936 avant de rejoindre les rangs des Républicains. Mon père dans la Marine, Juan « Dieu sait où ». Socialiste comme mon père, Juan aurait trouvé refuge en 1939, « à la frontière » (sic). Donc pourquoi pas Perpignan ?
Effectivement, Juan est à Perpignan, il est infirmier à l’hôpital, vit seul et retrouve mon père après plus de 30 ans de silence.
Comme de nombreux exilés, ils ont décidé de ne pas retourner en Espagne avant la mort de Franco mais Juan se rend tous les deux mois à la frontière, pour « revoir le pays ».
Je les accompagnerai lorsqu’ils se rendront au Perthus, ensemble, pour la première et la dernière fois.
Mon père, Andres Pardo, nous quittera en février 1968. Il n’aura pas vécu mai 68
Perpignan, en cet automne 1967, c’est déjà l’Espagne. La chaleur, les cafés, l’accent, la langue catalane nous conduisent au delà des Pyrénées. Les souvenirs aussi, surtout. La guerre d’Espagne, les Républicains, les exilés, les vaincus, les trahis.
Octobre 1967. C’est le cinquantenaire de la révolution d’octobre. Ici, en Catalogne nord, le PCF célèbre l’événement et le petit père des peuples, disparu en 1953, souffle son texte au député.
Octobre 1967. Le fond de l’air est déjà rouge comme le sang du Che et des ses compagnons assassinés le 9 octobre en Bolivie, comme celui des combattants Vietnamiens pour lesquels nous nous sommes rassemblés à Berlin les 17 et 18 février dernier.
L’année écoulée a vu l’Europe rouge se lever.
Octobre 1967, trotskiste, membre de la JCR, depuis 1966, à Marseille, riche de mes certitudes d’une révolution mondiale imminente, je pose mon sac au pied du Canigou. Je viens de quitter le ciné club « les frères Lumières » à la Ciotat pour découvrir les « amis du cinéma » à Perpignan.
Je m’installe chez Jean-Claude Romano, complice depuis le lycée Nord à Marseille. Une vielle 2CV, un solex sympathique, des livres et des rêves en partage, nous allons vivre deux années inoubliables à Cabestany. Odile, la compagne de « JCR », nous remplira le frigo lors de ses visites bimensuelles. Il m’arrivera de jouer notre cagnotte au casino de Canet-plage, pâle copie du casino d’Aix-en- Provence. « Cabès » deviendra un lieu de rencontres, fraternel, amical et militant…
1968
Perpignan est une petite ville riche en activités sociales et culturelles.
Le rugby, plus précisément l’USAP est une institution et le footeux que je suis deviendra vite un amoureux de ce sport qui est plus qu’un sport. J’irai de temps en temps encourager des collègues étudiants notamment lors des matches contre Narbonne, l’équipe rivale, futur vainqueur du challenge « Yves du Manoir », emmenée par les illustres frères Spanghero.
En mai 68, Jo Maso, joueur vedette de l’USAP nous exprimera sa sympathie.
J’aimais me rendre au Palmarium pour y croiser des anciens de la guerre d’Espagne et partager un café au lait le samedi en fin de journée mais La librairie Torcatis était toujours sur mon chemin et je savais y retrouver des amis. Le salon qui est à la disposition des visiteurs, l’amabilité des uns et des autres, en font un lieu incontournable où il nous arrive de refaire le monde.
« Les amis du Cinéma », que préside et anime Marcel Oms, professeur de Philo au lycée Arago, rassemble chaque mois près de 500 personnes pour débattre d’un film présenté souvent en avant première et en présence du metteur en scène. Des projections plus confidentielles ont parfois, lieu, au débotté. C’est ainsi que nous avons découvert, à Banyuls, un dimanche, au petit matin, le Robinson Crusoé de Luis Buñuel.
Chaque année, à Pâques, pendant une semaine, les mêmes amis du Cinéma organisent une rétrospective de films. Cette manifestation, « Confrontation », est devenue un rendez vous important. « La Première guerre mondiale » fut le thème de la cuvée 1967 et cette année, du 5 au 11 avril « démons et merveilles du cinéma » rassemblent des cinéphiles venus de toute l’Europe.
« Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau » disait Breton, repris dans la présentation de Marcel Oms.
Les lumières à peine rallumées dans les salles de projection de la F.O.L (Fédération des Œuvres Laïques), le Comité Vietnam Universitaire occupe les lieux. A l’ordre du jour : « La jeunesse américaine face à la guerre du Vietnam ». Nous accueillons à la tribune un camarade membre du Black Panther Party dirigé alors par Stokely Carmichael, un professeur californien disciple d’Herbert Marcuse, une militante des Jeunesses Catholiques et un universitaire français, membre du PCF, garaudiste convaincu…
Près de 200 personnes, étudiants de Lettres, Droit et de Sciences ont participé à cette réunion organisée par le Comité Vietnam.
Nous sommes le 25 avril.
Je viens de faire la connaissance d’Armand Creus qui était dans la salle. Tous deux fils de républicains espagnols, nous sympathisons rapidement. Quelques jours plus tard, et durant les mois de mai et juin, le café « midi-minuit » devint notre lieu de rendez vous très matinal. L’édition toute fraiche du quotidien local dans les mains, nous nous empressions de le scruter. Communiqués de presse, article, photos étaient passés à la loupe. Il était en général 5 heures du matin lorsque je regagnais mes pénates. Il m’arrivait alors de me rendre, seul, très discrètement, en pèlerinage, à la gare. C’est là, que quatre carreaux cassés, nommés « le chou fleur » avaient été désignés par Salvador Dali comme étant le centre du monde.
Armand qui était alors peu politisé, faisait preuve d’une grande générosité et d’une soif de faire. Sa timidité jetée aux orties, il fut le leader étudiant de la fac de lettres avant de devenir, deux ans plus tard, au niveau national, un des cadres de la Ligue communiste. Emprisonné pour avoir soutenu les comités de soldats, Armand connaitra la prison. Il ne sera pas condamné et ne recevra pas le livre que je lui avais envoyé alors. Il s’agissait de la BD de Mandryka, « le concombre masqué ».
Armand restera un ami plein d’indulgence à mon égard alors que la « mélancolie de gauche » m’affectera de plus en plus.
Toujours à mon écoute lorsque les rendez vous politiques se présenteront, il me prodiguera de bons et de moins bons conseils…
Mai 68, mon mai 68 à Perpignan, ne fut pas une véritable surprise. Nous avions noté que plusieurs caractéristiques locales pouvaient concourir à faire de cette parcelle catalane un terreau fertile à nos idées. A Perpignan, un capital militant sera encore vivace à la rentrée d’octobre 1968, pour preuve 2 000 personnes participent à un meeting à l’appel du « Mouvement du 10 Mai » en présence de représentant du bureau national de l’UNEF (Luc Barret, l’avion - un Viscount - devant transporter Jacques Sauvageot n’ayant pu décoller de Paris…).
La JCR dissoute en juin 1968, le PSU fut l’espace de quelques mois une fausse bonne réponse, tout comme l’UNEF après le congrès de décembre 1968 à Marseille.
De nouveau isolé, le noyau de militants perpignanais contribuera à entretenir la flamme au niveau local et essaimera au niveau national, essentiellement vers la Ligue communiste.
1969
La dynamique, la richesse, la force du mouvement de mai 1968 dans une petite ville comme Perpignan illustre son étendue au niveau national et l’écrasante victoire du parti gaulliste lors des élections législatives en juin 1968 n’a pas entamé l’optimisme ambiant.
« Ce n’est qu’un début, continuons le combat ».
Les contacts établis alors avec nos amis espagnols mais aussi africains qui soulignent la dimension internationale ont renforcé cet optimisme.
Il y eut bien évidemment août en Tchécoslovaquie et l’inattendu et pathétique discours de Fidel Castro.
Il y eut le massacre des étudiants sur la place des trois cultures à Tiatelolco, au Mexique le 2 octobre 1968.
Il y eut la mascarade du congrès UNEF en décembre 1968 à Marseille.
Mais les peuples indochinois vaincront.
Il y aura 2,3, plusieurs Vietnam…
La révolution était en marche, disions-nous…
MON SOUVENIR DE MAI 68
(Armand Creus)
1967 : un parcours tracé...
Je faisais alors partie de la promotion d’élèves-instituteurs 1963/1967 à l’Ecole Normale de Garçons(ENG) de Perpignan.
C’était bien avant 68, mais cette année scolaire 1963/1964, j’arpentais déjà le pavé de la ville, tous les matins et tous les soirs. Eh ! Oui... en blouse noire, rang par deux et à pied, bien sagement pour aller de l’ENG (Ecole normale des garçons) dans le quartier des casernes à l’ENF (Ecole normale des filles) située prés de la gare. Je traversais la vieille ville par la Loge de Mer (attiré par la belle sculpture « La Méditerranée » de Maillol), le Castillet et le grand Café Palmarium . Quatre années de pensionnat mettant une distance salutaire avec le cocon familial osséjanais mais pas avec le cocon perpignanais de l’oncle Jean et de la tante Odette chez qui je résidais trois week-ends sur quatre.
Cet oncle Jean venait de quitter le PCF (à moins que ce ne soit le PCF qui l’ait quitté ?). Il avait été combattant auprès de la République espagnole dans une brigade internationale, ensuite résistant au nazisme. De cela, il ne m’a jamais parlé. Par contre devant le mémorial aux combattants étrangers devant la plage du Barcarès il me dit « tu vois, ici des milliers de républicains espagnols antifranquistes ont été enfermés dans un camp comme ton père, à cause de leurs idées, ne l’oublie jamais ».
Je sentais comme un bouillonnement d’énergie en moi, une soif de liberté et la marmite se soulevait de temps à autre : pagaille monstre dans l’immense dortoir en beuglant à tue tête, et à tour de rôle, un « Wilmaaaaaaaaaaaaa !!!! » retentissant en hommage au feuilleton TV des « Pierrafeu ». Ça donne une idée de notre degré de politisation !
En 1966, je fus sélectionné pour faire ma 3° année à l’ENG de Montpellier. Souvenirs de polémiques intenses suite à la guerre des 6 jours ; je ne comprenais pas tout mais je prenais conscience de ce qui de jouait au Moyen-Orient. L’année suivante en 1967, retour à Perpignan et, frais émoulu de l’ENG, j’effectuais un stage, avec cours au Centre Littéraire Universitaire (CLU) de Perpignan, pour devenir PEGC (Professeur d’Enseignement Général des Collèges). J’étais surtout très seul ayant du mal à me relever d’une rupture sentimentale avec Nathalie. Une piaule chez l’habitant en centre ville où je bossais le programme sans trop m’en éloigner sauf la découverte de « la Nausée » de JP Sartre, « l’étranger » d’Albert Camus, la magie des écrits de Garcia Lorca et du Jazz grâce à Nat King Cole. Le luxe d’une Renault 8 cv – comme anticipation d’une réussite sociale - me reliait encore assez étroitement au « cocon » familial. J’allais à Osséja un week-end par mois et je m’éclatais au volant sur les routes cerdanes, même si je gardais une nostalgie du « Train Jaune » [4]... Les paellas de mon andalouse de mère s’accommodaient bien avec les « Cuba libres » des soirées de drague au « Clos Cerdan » à Mont-Louis. Une apparente insouciance donc même si les allers/retours du poste frontière de Bourg-Madame pour les ballades à Puigcerdá buttaient toujours sur le contrôle des garde-civils à bicorne de Franco. Comme un retour au réel d’une dictature féroce, alors que l’on prétendait le contraire car à moi, on ne me « la faisait pas ». Mon père m’avait tout raconté, entre deux concours de pétanque avec « la Boule Osséjanaise » dont il était un aficionado, avec de nombreux autochtones et « anciens malades », guéris comme eux de la tuberculose. Mais lui, il l’avait attrapée suite à son périple dans les camps de la dictature franquiste, avant qu’il ne la fuie avec ma mère courageusement en se réfugiant en France, lors de leur voyage de noces en 1948.
1968 : bifurcations ...
Cela commence par un tract anonyme entre mes mains et celles de mes camarades étudiants en Lettres, un matin, « Halte à la répression ! » « Libérez nos camarades! ». Ce tract nous précipite par centaines dans un amphi où je me retrouve parmi les fondateurs d’un « Mouvement du 10 mai », qui à son tour entraîne des milliers de manifestant-e-s dans la rue les jours suivants et nous met en contact avec des politiques, des élus, des syndicalistes, des enseignants, des ouvrier-e-s et des employé-e-s en grève générale illimitée dont certains viennent dans nos AG. Tout est possible pensons-nous très fort en occupant les locaux du CLU jour et nuit pendant 2 mois.
Je garde quelques souvenirs précis : cette 1ère AG étudiante en présence de politiques dont le Dr Roquère qui se trouve à mes côtés et que je reconnais car il a soigné mon père (je crois qu’il s’est présenté aux élections fin juin pour la FDGS), lui ne me reconnait pas et je l’entends dire à son voisin « sans les ouvriers ils n’y arriveront pas ». Cette manif où nous sommes massés dans une ruelle étroite devant la préfecture, près du journal « l’Indépendant » et je n’en crois pas mes yeux : essayant de se cacher derrière une colonnade, je reconnais l’inspecteur I. du commissariat de Bourg-Madame et qui habite Osséja : ils les ont tous mobilisés ma parole !
Je revois ce café « minuit/midi » près de la gare où nous nous retrouvons à quelques un-e-s dès 4h du matin pour reprendre un peu de forces après ces nuits , presque blanches , d’occupation de la fac de Lettres où nous craignons une intervention du SAC gaulliste ou de l’extrême-droite. Il n’y en eut point. Et je revois l’énorme pot de bonbons comme un totem qui nous attirait régulièrement. Je ressens encore leur goût acidulé particulièrement cette nuit où Nathalie réapparut comme par enchantement et Daniel me demandant, tout étonné « tu la connais ? »
Je, toi, nous, on grève, on lutte, on existe, on se parle, on s’aime, on rêve d’un autre monde, ici et maintenant ! On est offensifs, en mouvement... jusqu’à la retombée-désillusion du « retour à la normale ». Non sans mal ... je me revois fin juin, assistant bouleversé autant qu’impuissant à une AG des postiers de Perpignan votant le cœur lourd, après des échanges animés, la cessation de leur mouvement.
[4 ]« Train Jaune »
1968/1969 : larguez les amarres...
Ce sont deux « gauchistes » des JCR –Daniel Pardo et Jean-Claude Romano - étudiants en Sciences, originaires de Marseille, qui lancèrent le « Mouvement du 10 mai » à Perpignan. Ayant la confiance de mes camarades du CLU, je devins leur interlocuteur et une amitié naquit : ils m’acceptèrent dans leur « quartier général » (ça faisait longtemps que ma logeuse du centre ville ne me voyait plus, pourquoi payer un loyer pour rien ?). Et ma Renault 8 était bien utile à toute heure du jour et de la nuit entre Cabestany, le CLU, le Café de la Gare, les manifestations et multiples réunions improvisées et même des déplacements à Montpellier et un à Nanterre durant ces folles journées.
Ce « quartier général », où nous avons tant de fois refait le monde qui bougeait au jour le jour sous nos yeux, était une vieille maison catalane à l’entrée du village de Cabestany jouxtant Perpignan : route de Saint-Gaudérique. C’est là, à la chaleur de ces évènements, que j’ai vécu le meilleur de mes 20 ans, pressentant que je n’en sortirais pas indemne. Gueule de bois en juillet due à cette overdose militante en mai-juin ; à la découverte des « groupuscules gauchistes » sel du renouveau du mouvement social de l’époque et de leur charme fou lié à un mode de vie totalement inconnu pour moi, jusque-là...grosse déprime : retour à Osséja, retour à la normale.
La JCR dissoute, j’accompagne Daniel dans un court « tour de piste » au PSU fin juin à Perpignan où dans une AG locale je croise des cheminots cerdans du Train Jaune fort sympas mais le discours du « costard-cravate» du national, par ailleurs fort sympa, - C’était Marc Heurgon je crois - sur la « conquête des pouvoirs » ne me convient pas.
J’arrive à Montpellier [5], là le PSU est dirigé – d’une main de fer- par les maos de la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne) : je m’en éloigne. Je navigue dans les eaux des militants de l’ex-JCR d’Alain Krivine et Daniel Bensaïd, dissoute par le gouvernement. Ils viennent de lancer un journal qui annonce clairement la couleur : « Rouge » ! Bon, Krivine aussi avait une cravate à l’époque, mais d’abord, lui il ne l’a pas gardée, et les révolutionnaires les plus beaux et convaincants pour moi, c’étaient ceux-là. Début d’un engagement au long cours.
Durable comme notre fond d’amitié avec Daniel dont témoigne cet écrit commun. Ce n’était pas gagné car nos choix de vie et de formes d’engagement quelque peu différents mettaient de la distance entre nous. Alors que j’étais « dévoré » par le militantisme quotidien, Daniel a de plus en plus régulièrement pris l’initiative de coups de fil, où nous échangions comme si nous nous étions quittés la veille. Au final nous sommes restés de grands complices et le dialogue entre nous n’a jamais été rompu. Une manière « d’amis de 50 ans. »
[5] J’avais trouvé le temps de passer le concours des IPES (Instituts Pédagogiques de l’Enseignement Secondaire) à Montpellier et c’est en tant que lauréat que je m’installe à la rentrée 1968/69 dans cette ville
REGARDS CROISES
1ère question: sur l'engagement révolutionnaire
Qu’est-ce qui vous y a conduit et quel rôle a joué mai 68 ?
ARMAND :
Il y avait une aspiration forte à un changement radical dans toute une génération, y compris dans la jeunesse ouvrière. Dans la foulée de la grève générale étudiante, c’est souvent elle qui a pris l’initiative de la grève illimitée bousculant les appareils syndicaux. Cet « effet de génération » et ce contexte où l’état du monde était compréhensible et le sens des grands combats qui s’y menaient aussi, poussaient à l’engagement à gauche et pour une partie de cette génération à l’engagement révolutionnaire : c’était le monde que nous voulions changer.
Mon choix d’engagement fut, avec Daniel, dans la construction de la Ligue. La barre était haute : il fallait la construire comme noyau du futur Parti révolutionnaire ouvrier, internationaliste, antiraciste, féministe, autogestionnaire. Pour commencer, il fallait s’implanter dans le salariat.
Tout ça prenait un temps fou et une énergie solaire. Pour ce qui me concerne, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas laissé tomber et pourquoi au contraire je me suis accroché ? L’engagement a relevé pour moi d’un choix de vie mais en m’efforçant toujours à ce qu’il ne vire pas à « l’encagement ». Pourquoi ce choix ? Avec le recul, je pense que c’est pour être fidèle aux « miens », à mon camp, et à tous ceux et celles qui nous ont précédés dans le combat anticapitaliste pour l’émancipation humaine. Un autre Daniel a écrit ce que je ressens « Les morts en appellent aux vivants pour qu’ils réveillent les morts. Modestement, Walter Benjamin prend son tour de garde dans la chaîne solidaire des sentinelles messianiques qui se transmettent « un secret mot d’ordre », pour que la dernière réveille toutes celles qui l’ont précédée. Interminable veille, dans l’angoisse du sommeil et de la nuit. Fidèlement, obstinément. A la gauche du possible. » (Daniel Bensaïd : « Walter Benjamin, sentinelle messianique. » Edition Les Prairies Ordinaires).
DANIEL :
L’engagement, c’est une histoire qui commence au lycée, en 1964.
Il a été nourri par la Nouvelle Vague , Le Nouvel Obs (ne pas confondre avec celui de 2017) , les Temps Modernes, Camus, Gorz, Perec, La Cinémathèque, puis Trotsky, Lénine, Rosa, le Che mais aussi Camillo Torres, mais aussi, le surréalisme , le situationnisme , Picasso, Miro , Tapies, Tinguely , Calder etc. etc. …
Les récits de la guerre d’Espagne par mon père (socialiste), par des cousins (anarchistes) ; des rencontres, des lectures, des évènements ici et là m’ont amené à considérer que l’alternative était la suivante : « le socialisme ou la barbarie » et qu’il était possible de transformer le monde pour changer la vie.
Militer fut alors un impératif.
Le refus du stalinisme, perversion du socialisme, L’internationalisme revivifié, de Cuba à l’Indochine puis l’adhésion à la JCR en 1966, comme des amers sur une carte.
Le poids du gaullisme autoritaire, liberticide, étriqué d’une part (« la France s’ennuie » éditorial de Pierre Viansson-Ponté dans le Monde du 15 mars 1968) et la barbarie de l’impérialisme d’autre part (Indochine, Amérique du Sud) ont été déterminants dans ma démarche.
Mai 68 répétition générale / LIP rendez vous manqué ?
En août 68, le soutien plus que tacite de Fidel à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques fut le signal d’alarme annonciateur de catastrophes à venir. Quelques semaines après mai 68, l’hypothétique troisième voie entre Moscou et Pékin allait disparaître.
Le maoïsme sous toutes ses formes, plus simplistes et dangereuses les unes que les autres, les dérives suicidaires et criminelles des groupes terroristes (en Italie et en Allemagne notamment), les arrangements entre staliniens et sociaux démocrates (Eurocommunisme, Programme commun etc.), autant de facteurs qui allaient se dresser contre la construction d’un Parti révolutionnaire tel que nous l’envisagions.
Quelques jours après le coup d’Etat de Pinochet au Chili ce fut, en septembre 1973, la marche pour LIP, comme un Requiem.
Chris Marker, « le fond de l’air est rouge » (1977) a bien traduit ces années là.
La manifestation
ARMAND :
Pour moi, la lutte des Lip, même si elle a été défaite, a été néanmoins un signal fort d’un potentiel de renouveau du syndicalisme (autogestion) et de ses rapports au politique (plus de courroie de transmission syndicat /Parti comme le pratiquait le PC avec la CGT). Et je fais un lien de ce point de vue avec la lutte de paysans du Larzac exprimant un renouveau du syndicalisme paysan intégrant la dimension antimilitariste et portant une dimension écologiste. Ce potentiel de renouveau anticapitaliste et autogestionnaire a été dilapidé au profit de la réponse électoraliste de l’Union de la Gauche autour du programme commun signé en 1972.
Devenu hégémonique dans cette alliance, le PS depuis 1983 a accentué un cours d’adaptation aux règles du capitalisme libéral mondialisé. Il a tenu ce cap sur 30 ans, d’alternances en alternances, réduisant le PC puis les écologistes à la portion congrue. Le monde changeait profondément : écroulement de l’URSS néostalinienne à partir de 1989, transformation de la Chine en « communisme » libéral-autoritaire, offensive du néolibéralisme mondialisé persistant malgré la crise de 2008 et de l’Union Européenne, résurgence d’une extrême-droite menaçante. Tout cela les a conduits tous, PS, PC et EELV au seuil de la disparition ou de la marginalisation après les élections de 2017. Et ce n’est pas la gauche radicale mais le très libéral Macron qui a gagné.
Qu’est notre engagement devenu !? Ce qui me frappe c’est que dans ce contexte d’accumulation de défaites que tu décris et dont je partage le constat, il y a toujours des résistances qui nourrissent un renouveau encore embryonnaire : mouvements de reprise en coopératives ouvrières de leurs entreprises menacées de fermeture par leurs salariés comme les FRALIB à Gémenos ou mouvements « zadistes » comme à Notre-Dame-des-Landes ou « Nuit Debout », pour une autre logique de production, de consommation et de pratiques citoyennes. Tous ces mouvements projettent les films sur l’expérience des LIP et du Larzac qui ont un grand écho dans la génération actuelle. D’où le questionnement sur ce que mai 68 a transmis et sa portée.
Comment poursuivre son engagement alors que l’on ne croit plus aux espérances de 68 ?
DANIEL :
De manière empirique, comme un colibri essayant, vainement, d’éteindre un incendie ici, ou en tendant la main là.
Ce sera alors Moscou en aout 78 , Hanoi à l’automne 79 , Phnom Penh, Varsovie, Gdansk, les Falachas , la Palestine , l’Argentine, London Clinic et l’antifascisme, Naplouse, Jérusalem, Ramallah, et plus près de chez nous, la Halte Germain Nouveau.
Ces mouvements, ces gesticulations me rappellent cette statue de Tinguely à Bâle où un être invisible essaie d’écoper à l’aide d’une passoire dérisoire.
Rester ce colibri et transmettre, dans l’attente.
ARMAND :
Moi, j’y crois toujours aux espérances révolutionnaires pour changer le monde. Mais l’engagement n’est pas un acte de foi aveugle, c’est un choix de résistance. Il est apprentissage de la patience dans l’attente en effet, pour saisir les temporalités (urgences du temps court et exigences du temps long) et y adapter les moyens (combiner « guerre de mouvement » et « guerre de position ») sans oublier le but : une révolution portée par un imaginaire social, un projet alternatif au néolibéralisme. Œuvrer à des coalitions de gauche, écologistes, citoyennes étroitement liées aux mouvements de résistances sociaux, écolos et démocratiques.
« S’autogouverner » pour construire des alternatives concrètes, pour bâtir des sociétés humaines d’émancipation.
Autrement dit comment combiner l’engagement du « colibri » et celui de « la taupe »[6] .
[6] « De Shakespeare à Marx, la Taupe est la métaphore de ce qui chemine obstinément, des résistances souterraines et des irruptions soudaines. » Résistances. Essai de taupologie générale. Daniel Bensaïd
2éme question: sur la transmission
DANIEL :
Nous ne renions pas nos engagements, nous en sommes même fiers, d’une certaine manière ; mais conscients aussi que nous avons vécu des rendez-vous manqués,
embarqués sur de multiples esquifs, ballotés par les forces de l’Histoire, sans carte, sans boussole, sans cap le plus souvent, nous cherchons de nouveaux amers.
« J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants ;
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants. »
(Arthur Rimbaud : « Le Bateau ivre »).
ARMAND :
Je partage pleinement certains de tes constats Daniel. Pour apporter ma touche et mes nuances au tableau je renvoie à deux « passeurs » d’espérance.
André Breton « La révolte et la révolte seule est créatrice de la lumière, et cette lumière ne peut emprunter que trois voies : la poésie, la liberté et l’amour. » (Journal mural Fac d’Assas mai 68).
Daniel Bensaïd : « Pour que l’autre monde nécessaire devienne effectivement possible, une autre gauche est nécessaire...ce sera le rôle des nouvelles têtes qui affleurent à peine. »
Mouvement mondial des « Indignés » ; mouvements de résistances et alternatifs qui se cherchent, individuels (exemple : « lanceurs d’alerte ») et collectifs qui sont en prise avec des mouvements sociaux, écologistes, démocratiques, culturels, et avec la « société civile », dans tous les pays d’Europe et au-delà. Ils rejettent le « vieux monde », la politique « à l’ancienne ». Il y a aussi la signification symbolique d’un mouvement minoritaire comme « Nuit Debout » l’an dernier au moment des luttes contre la Loi Travail 1, et l’émergence électorale très contradictoire d’un « populisme de gauche » en 2017. Autant de signes que nous en sommes bien là : un affleurement prometteur. Ni plus, ni moins.
3° question : « Culture et Engagement Politique »
DANIEL :
« Mai 68 » ne peut pas être dissocié des débats « politiques et culturels » des années, (« années lumière »), qui l’ont précédé.
Prenons l’exemple de la « Méthode », journal ronéotypé de la JCR entre Nice et Marseille de 1966 à1968... Les critiques de films, de littérature, d’expositions avaient une place aussi importante que les articles sur le trotskysme.
Les rencontres-débat étaient fréquentes. Je me souviens par exemple d’une soirée, à Biot, où la discussion « trotskysme et surréalisme », animé par Michel Lequenne, s’est achevée au petit matin.
Un autre exemple, le ciné-club « Les frères Lumières » à la Ciotat. La Ciotat, chantiers navals, un PC hégémonique et fermé aux discussions. Nous (JCR), en 1966, décidons d’intervenir sans nous afficher par le biais de la création du ciné-club « les frères lumières » (quelle originalité) : séances 2 fois par mois, le vendredi soir et le samedi après midi (il y les 3X8 aux chantiers). Présentation des films et débats préparés avec sérieux, et choix des films avec « pertinence » : « Cléo de 5 à 7 » (guerre d’Algérie) ; « Salut les cubains », « La jetée », Buñuel, Eisenstein, les films italiens, les surréalistes etc. etc.
La librairie « La joie de lire », rue Saint-Séverin était notre lieu de rencontre parisien où les Cahiers Libres, les Temps Modernes et les innombrables publications du monde entier étaient au rendez-vous.
Nous nous retrouvions souvent à la Cinémathèque au Palais de Chaillot et parfois à Toulouse.
Le cinéma a joué un rôle important dans les années 60 et il ne fut pas surprenant de voir le festival de Cannes, qui avait débuté le 10 mai, interrompu le 19 mai 1968 sous la pression de Godard, Truffaut, Lelouch, Polanski, Saura etc. etc.
Les affiches de mai, réalisées dans les ateliers populaires sur tout le territoire, témoignent de la vitalité artistique de « mai 68 ».
La Photo !
S’il fallait donner un nom je dirai Gilles Caron (le lancer de pavé) dont j’ai croisé le fantôme quelques années après au Cambodge mais aussi William Klein (grands soirs et petits matins, mai 68 au quartier latin), Jean Pierre Rey (la Marianne de mai 68), Elie Kagan, Cartier Bresson, Raymond Depardon et de nombreux autres artistes ont été au rendez vous de mai 68.
ARMAND :
Daniel, si je comprends bien aux JCR, la culture faisait partie en quelque sorte de votre ADN. Personnellement, je n’ai pas retrouvé cela dans ma pratique militante post 68. Peut-être je me trompe, mais j’ai le sentiment que la question culturelle est alors passée en arrière plan. Probablement est-ce dû à l’activisme militant forcené des années 70.
Ma culture a été pour l’essentiel une « culture militante ».
Dans mon militantisme en soutien aux migrants, par exemple, j’ai vu la force de la création culturelle par les premiers concernés : Chacun-e et ensemble, ils ont mis en parole leurs vies et leurs luttes en participant à un atelier d’écriture, en écrivant leurs chansons. Illustration avec ce clip de la chorale qui s’est montée à Lyon au fil du combat pour la régularisation des « sans papiers » : « Les Chant’ Sans Pap’Yé »
Autre exemple, mon intérêt pour la culture catalane a son origine dans une nuit magique vécue avec Anne au « Pla d’en Sala » à Canet de Mar près de Barcelone, ce 24 juillet 1976, sous Franco : « Sis horas de Canço A Canet ». Toute la nuit, à la flamme de 60.000 mains ondulantes prolongées de briquets, dans un espace où flottaient des dizaines de banderoles, drapeaux de syndicats ouvriers, de partis de gauche encore interdits, se sont succédés les chanteurs et chanteuses de cette nouvelle génération de la « Nova Canço Catalane »[7] : un grand échange culturel dans une véritable « zone libérée ».
Le militantisme m’a ouvert sur des milieux, des évènements, des rencontres improbables, sur des cultures avec un grand ou un petit « c » que je n’ai fait qu’effleurer mais qui ont alimenté un besoin culturel jamais démenti (j’entame ma 14éme année d’atelier d’écriture avec l’association « Dans Tous Les Sens » de Vaulx-en-Velin.) Tout cela dans une tension continue entre cette soif de culture et un activisme militant « dévorant ». Oui, le front culturel est très important pour une visée d’émancipation collective et individuelle mais pas simple d’apprendre « l’Art de militer ». Peut-être faut-il s’inspirer de la BD « l’Art de Voler ? »[8]
[7] « Nouvelle Chanson Catalane » revitalisée dans la foulée de 1968 : la Trinca, Lluis Llach, Raimon, Maria Del Mar Bonet, Marina Rossel et tant d’autres
[8] « L’Art de Voler » Antonio Altarriba/kim, 2010
Lors de leur Assemblée du 23 mai 2011
DANIEL :
La poésie a irrigué chaque minute de ce que nous appelons mai 68, comme elle embrasse tous nos mots, nos gestes, nos vies.
Grande marche de soutien aux Lip
29 septembre1973 à Besançon.
Rassembler, résister dans l'attente, à la gauche du possible
Devant le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie
A Qalandyia, à la sortie de Jérusalem, sur la route de Ramallah
Août 2008