C’est dans le beau Théâtre Déjazet que nous sommes accueillis par l’humoriste et comédien Julien Cazarre qui, à sa façon, a cherché à nous préparer pour le procès (quel procès, celui du Canard, celui de Nobili...?) en faisant le médiateur entre un tas de témoignages, d'espoirs, de déceptions, de rage aussi, autour du journaliste (en quelque sorte lanceur d’alerte) qui risque le licenciement et le Canard, journal satirique dont la devise nous concerne tous ‘‘la liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas’’.
Et quand le procès arrive deux avocats s’en chargent... L’un fait le procureur, Jérôme Karsenti qu’on connaît comme un des avocats d’Anticor, et qui a trouvé son plaisir et le notre, en sonnant l'alerte d'un palmipède qui semble avoir raté sa mare! Ensuite Christophe Clerc, dans la défense (davantage du Canard que de sa direction) trouve tout de même une parade pour une direction bien près de ses sous et de ses prérogatives patronales, à travers une SAS, société d’actions simplifiées, sorte de petits arrangements en famille.
Mais un canard qui soulève un lièvre ça a de l’allure !
J'avais, en août 2022, publié un billet /310822/canard-o-mon-canard, où j'exprimais ma tristesse car mon hebdo préféré du mercredi, semblait patauger dans une mare, jusqu’alors réservée aux autres !
De quoi s'agissait-il? La compagne d’André Escaro, un des dessinateurs historiques du Canard Enchaîné, aujourd'hui à la retraite, aurait été rémunérée depuis 1996, sans travail ''spécifique" autre que d'être la compagne (et l'assistante) du dessinateur Escaro. Au moment de sa retraite, ne pouvant pas cumuler retraite et un autre emploi, il aurait cédé à l'insistance de la direction du journal pour poursuivre sa collaboration: les "cabochons" publiés dans la fameuse "mare aux canards" de la page 2. Il serait ainsi convenu entre les parties que sa compagne l'assisterait et serait payée pour les dessins.
Résultat, depuis 24 ans, voilà que les vrais-dessins d'Escaro rapportaient un salaire et une carte de presse à Edith de son prénom, une fausse-journaliste... que personne n'avait jamais vu au journal. "...entre 1996 et 2020, Le Canard avait versé plus de 1,5million d'euros à une 'journaliste' dont pas un lecteur n'avait pu apercevoir la signature ni lire le moindre article" (pg 62 de Cher Canard).
Édith, la Pénélope du Canard ?
En 2017, avec les journalistes Isabelle Barré et Hervé Liffran, Christophe Nobili avait participé à l'enquête sur l’emploi fictif de Pénélope Fillon auprès de son mari, François Fillon, lorsqu’il était député. On sait le retentissement et les conséquences de cette révélation du Canard! Certains disent même que c'est à cause d'eux que Macron a été élu...
En découvrant et ensuite investiguant sur ce passe-droit-maison, le journaliste était bien perplexe, tant le salaire sans travail de Pénélope de la Maison-Fillon, ressemblait au salaire sans travail de la Maison-Escaro.
Et voilà que le "vilain-petit-canard" lance l'alerte et cela fait trembler le Canard, et attriste les canetons (journalistes, lecteurs et amis) de tout bord! Et pour que les choses soient “glasnost” Christophe Nobili publie un livre “Cher Canard” * De l'affaire Fillon à celle du Canard Enchaîné. (Ed Lattès).
L'auteur nous raconte comment il a oui-dire, s'est senti dans l'obligation de voir plus claire, et s'est trouvé dans une “mare” qui ne pouvait pas être celle du journal où il travaillait avec la conviction de l'engagement et de l'exigence qu'il estimait être celle du Canard.
Nous y découvrons la cuisine, les réunions de rédaction, les repas du mardi suite au bouclage, les hésitations voire les silences de journalistes conscients de la forfaiture mais soucieux du devenir (du Canard, d'eux-mêmes?), les petits coups un peu pervers (d'aucuns diraient très pervers) du duo qui détient les rênes de la rédaction et les cordons de la bourse.
La question que tout ceci soulève c'est que finalement par un arrangement d'anciennes pratiques entre vieux copains, une opération de la plus pure et banale corruption devient un secret que même des anciens membres du Conseil d'Administration du journal ignorent. Et ceci grâce à l'habile et parfois hautaine direction du journal (selon Nobili) représentée par les deux directeurs Michel Gaillard et Nicolas Brimo.
Le doyen du journal Claude Angeli (91 ans), qui poursuit sa chronique sur les questions militaires nationales et internationales en bas de la page 3, ignorant également l'existence "active" de Edith Vandendaele, a pris position pour le journaliste, disant que "Tout cela est désolant", ayant préféré que l'affaire soit résolue en famille, demandant même un "cessez le feu"...
Peut-on le comparer à l'affaire Fillon?
Non, il ne s'agit pas d'argent public, clament les soutiens de la direction. Mais il ne me semble pas que ce soit le fond l'affaire et si “le droit social français ne prévoit pas de rémunérer un salarié à la place d’un autre” la direction du Canard par cette combine confirme le choix de toute sorte de manipulation du droit du travail et du droit social.
Le fait que par ailleurs ce journal dévoile, porte sur la place publique tout ce qui a trait à la corruption, aux mensonges aux passe-droits des puissants, il se comporte ici dans une “balkanisation à la mode de Levallois” des valeurs et de l'éthique, perdant ainsi toute légitimité pour nous informer et nous interpeler, comme il sait -ou savait- si bien le faire.
J'ai une dette envers le Canard car, par sa lecture, j'ai beaucoup appris pour savoir lire le français et grâce à lui j'ai aussi fait mes premiers pas pour comprendre la vie politique française depuis la fin des années 60, quand je l'ai découvert. J'apprécie beaucoup ses plumes comme Angeli, Barré, Porquet, Pagès, Chalandon, Mercier, Bamberger et d'autres... ou de son temps Simonnot, et je crains que le Canard soit à la veille d'un couac-couac fatal nous privant de son impertinence, de sa gouaille et, comme l'écrivait Albert Londres de "... porter la plume dans la plaie en mettant dans la balance son crédit, son honneur, sa vie."
Pour l'heure "le crédit, l'honneur, la vie" au Canard semblent avoir pris un sacré coup de tonnerre, alors que nous en avons besoin tous les mercredis!
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Dernière heure: L’inspection du travail, estimant que la décision de licencier Christophe Nobili était "brutale, injuste et abusive", a rejeté le licenciement du journaliste. Le comité d’administration du journal l'avait mis à l'écart et envisagé une procédure de licenciement.
Cette décision ne met pas fin au conflit, mais oblige le journal à le réintégrer et à lui verser son salaire, ayant deux mois pour faire appel.