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Les rues sont désertes, les avenues vides, les squares ne résonnent plus des cris, des rires et des larmes des enfants, les stades des chants et des hurlements des supporters, les périphériques et les autoroutes du grondement des gros culs, les quais de gare ne retentissent plus des sifflets des trains et des chefs ni de la voix féminine uniformisée annonçant les arrivées et les départs, les chantiers sont en déshérence, tout le monde ou presque est confiné sans confit de canard ni canard enchaîné. Si ce n'est l'absence de destructions on croirait que le néant s'est abattu sur la ville après une infinité de bombardements, Dresde devait en 45 ressembler à ça en plus avec les ruines fumantes et les carcasses des immeubles éventrés avec quelques pans de mur encore debout mais sur le point de s'effondrer au plus infime zéphyr et des survivants fouillant dans les décombres et les gravats un éventuel rescapé ou de quoi manger. Peur sur la ville et donc confinement, Camus a évoqué cela voilà soixante et dix ans ou à peu près. Les camps de concentration et d'extermination nazis furent ravagés aussi par le typhus, sous-nutrition et promiscuité firent leur œuvre mortifère pendant que des villes entières étaient dévastées par les bombes. La nouvelle bombe à fragmentations exponentiellement multipliées et distribuées tous azimuts n'est pas repérable à l'œil nu peut-être au microscope et encore, et le danger est encore plus redoutable ; les bombardiers on les entend de loin, les sirènes retentissent ; on peut se réfugier dans des abris où l'entassement et la promiscuité même très provisoires peuvent générer des contagions , cette nouvelle bombe est insaisissable, incolore, inodore silencieuse, plus furtive encore que les avions soi-disant indécelables. Son vecteur est le voisin le plus anodin, celui qui vient en même temps que vous acheter son pain quotidien, justement le pain il faut l'acheter en gros et tant pis s'il est rassis, on est condamné à rester assis. Et le seul abri est la réclusion à domicile, tout seul, en couple ou en famille Les bipèdes et leurs quadrupèdes domestiques préférés se sont calfeutrés, ont déserté l'espace urbain et laissé le champ libre à d'autres occupants éventuels et comme la nature, et en particulier la nature mobile, la faune sauvage a horreur du vide, elle occupe le terrain, squatte le macadam, regagne d'un seul coup l'espace qu'on lui a petit à petit rogné, qui s'est rétréci au fil des siècles comme une peau de chagrin, le petit réduit où elle était confinée par la conquête de son adversaire irréductible au nom de l'espace vital qu'il voulait de plus en plus large, de plus en plus étendu, et qu'il s'était mis en tête d'occuper, d'exploiter et de saccager sans frein et sans limite géographique si ce n'était les frontières du pays voisin, et encore l'histoire coloniale et la conquête du nouveau monde montrent le contraire, en Amérique, en Afrique, en Australie et ailleurs. La faune refoulée, confinée (ce fut pour elle aussi pendant des siècles une question de survie) sort de la forêt des friches et des guérets, des jungles et des halliers, des déserts et des marais comme le loup du bois un peu partout sur les terres émergées. Ainsi les canards urbains cantonnés naguère dans les plans d'eau du bois de Vincennes ou du jardin du Luxembourg se dandinent sous les arcades de la rue de Rivoli, empruntent avec leurs couvées le périphérique extérieur pour se mettre au vert, pour eux pas d'attestation dérogatoire de déplacement. Pas plus d'ailleurs que pour les loups (ils sont entrés dans Paris chanté naguère par Reggiani) qui ne se contentant pas de rôder aux environs des champêtres bergeries font désormais leurs courses dans les abattoirs. Les cochons sauvages et les sangliers font la ronde autour des mosquées. Les hiboux tiennent des rassemblements nocturnes et diurnes de plus en plus courus dans les clochers des églises. Les rats sortent des égouts, les chats domestiques gâtés et gavés par le ronron ont peur d'eux, on espère que les rapaces et les serpents vont rappliquer pour réguler leur croissance. Les lapins ne se contentent plus de gambader sur les pistes des aéroports, ils s'abritent désormais du mauvais temps dans les salles d'embarquement et folâtrent dans les halls, et évidemment les renards 2 Petite Dystopie Animale les suivent à la trace mais il y a tant de coins et de recoins, de poubelles pour se cacher, et plus besoin de terrier pour se protéger du mauvais temps et du bruit ; ils gagnent au change. Personne ne cherche plus de noise à l'écureuil qui dévalise le noisetier du jardin. Les nains de jardin figures humanoïdes proscrites ont été rapatriés à l'intérieur. A la BNF, les chouettes symboles grecs de la sagesse et du savoir chaussées de leurs lunettes d'intellectuelles (il y a peu c'était les intellos rive gauche qui les mettaient) feuillettent les incunables ; elles ont crée une commission de censure ad hoc chargée d'expurger les ouvrages qui sont les plus défavorables et diffamatoires aux animaux, ainsi ont été mises à l'index, ont disparu la plupart des fables de La Fontaine, en particulier « Les animaux malades de la peste « et toutes celles qui présentaient les animaux, vertébrés, non vertébrés, insectes oiseaux, mammifères ou ovipares, herbivores ou carnivores sous un jour défavorable et mesquin, sont donc bannis la malice et la stupidité du renard et du bouc dans la fable éponyme, l'insouciance de la cigale et l'égoïsme de la fourmi, la vanité du corbeau face au renard, celle de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, l'hypocrisie du chat dans le cochet, le chat et le souriceau, la cruauté et la mauvaise foi du loup dans le loup et l'agneau.... Les chouettes devenues des académiciennes volatiles gardiennes de la langue ont expurgé du dictionnaire les mots et les expressions à connotations et sous-entendus péjoratifs et discriminatoires : ont disparu âne, bourricot, bourrique, bourrin, blaireau, grue, poule, tête de mule, de linotte, roupie de sansonnet, langue de vipère, bête à manger du foin, froid de canard, fainéant comme une taure, triple buse, courir comme un poulet sans tête, jeter le pavé de l'ours dans la mare un éléphant dans un magasin de porcelaine avoir un caractère de cochon, temps de chien, verser des larmes de crocodile, la sardine qui bouche le port de Marseille... Ont été maintenus et valorisés malin comme un singe, rusé comme un renard, fort comme un taureau, joyeux comme un pinson, avoir des yeux de lynx quand le chat n'est pas là les souris dansent.... De même sont passés au pilon des textes comme Les Moutons de Panurge ou l'âne de Buridan ou encore Mon Chien Stupide de John Fante...Par contre La Ferme des Animaux de George Orwell et La Planète des Singes ont été réimprimés à des millions d'exemplaires et toute la faune les lit, même les taupes et les chauves souris qui sont aveugles, on l'a imprimé en braille ; on passe aussi le film tiré du livre de Pierre Boule sur écrans géants : les murs de la cité dont les volets sont clos dès le crépuscule, un couvre feu a été imposé, seuls les quadrupèdes et assimilés en sont dispensés ; les anciens tubes de Bécaud « Le petit oiseau de toutes les couleurs « et de Greco « Un petit poisson, un petit oiseau s'aimaient d'amour tendre « sont revenus en force et le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns passe en boucle à la radio. Aux Seychelles les plages sont désertées et les crabes qui n'ont plus aucun touriste à pincer en profitent pour se cultiver, certains sont même devenus bibliothécaires. Les mustangs, les percherons et les boulonnais pâturent à côté des pur-sangs débarrassés de l'entrave des harnais et de la « charge « des jockeys sur les champs de course, le turf (gazon) est revenu à sa vocation première : la nourriture des herbivores ce dont profitent les taureaux de Camargue et les Miuras ainsi que les Charolais ou les Salers ; aux Antilles la vache créole n'a plus besoin de piquet pour sa sécurité et son gardien le pique bœuf n'a gardé que la mission de la déparasiter. Les pies bavardent en toute tranquillité sur les bancs publics. Le bœuf et l'âne ne sont plus confinés dans la crèche, d'ailleurs les cathos sont d'accord, ils ont trop peur qu'ils refilent le Corona au petit Jésus. Les cigales revendiquant leur droit légitime à l'image font casquer ceux qui affichent leur reproduction sur les murs de leur pavillon, idem pour les taureaux et les chevaux de Camargue, les enseignes type Auberge du Cheval Blanc ou la Truie qui Doute ont disparu et le cabaret Le Lapin Agile a fermé ses portes depuis longtemps. Les colonies de grues, de canards, d'oies et les autres migrateurs voyagent sans risquer de se prendre dans un turbo réacteur et les étourneaux dessinent dans le ciel leurs figures géométriques mouvantes sans qu'un ULM puisse venir troubler leur inspiration collective. Les moineaux et les merles attendent sur les treilles et dans les vignes que le raisin mûrisse, ils seront les seuls 3 Petite Dystopie Animale vendangeurs. Des commandos de volatiles libérateurs ont attaqué en criaillant les volières et les cages des particuliers avec en tête les perroquets psittacistes qui pour une fois savaient ce qu'ils répétaient : « Libérez nos camarades ». La cacophonie et le tapage étaient tels que les preneurs d'otage ont cédé. Les canards sauvages qui refusent d'être pris pour des enfants du Bon Dieu ont libéré leurs camarades et congénères domestiques des camps où ils étaient voués au confit. Les castors construisent des barrages sur les canaux où plus aucune péniche ou embarcation ne passe, ils ont le monopole de la coupe du bois. En Alsace le feu de cheminée est expressément prohibé, risque d'intoxication non pour les humains confinés mais pour les nouveau-nés des cigognes. Les faisans, perdreaux, cailles, lièvres, lapins et autres sangliers ou chevreuils paradent chez les armuriers dont les magasins sont fermés sauf pour eux et examinent dans les râteliers les instruments meurtriers qui leur étaient jusqu'à peu destinés ; ils jonglent avec les cartouches et les chevrotines Les cerfs viennent brouter en hardes aux abords de Chambord avec les biches et les faons qui ne craignent plus que les taons. Les amendes ce n'est pas pour leur bande Au parc Kruger en Afrique du Sud les lions et les éléphants prennent leur aise dans les canapés des salon du palace déserté par les touristes coronavirés. Les gnous ont changé l'itinéraire et la destination de leur grande migration, ils déambulent désormais dans les rues de Nairobi. Au Rwanda les gorilles des montagnes embrumées si chers à Dian Fossey se promènent aussi en plein centre de Kigali , pour éviter le rififi chaque clan avec à sa tête un dos argenté a l'exclusivité d'un boulevard ou d'une avenue ; au Burkina-Faso les babouins ont pris d'assaut Bobo-Dioulasso et personne ne se hasarde à les attraper au lasso ; les makis ont investi Antananarivo et font du trapèze en se balançant avec leur queue chamarrée entre les fils des lignes téléphoniques (quand elles existent) Dans l'Himalaya les panthères des neiges sont devenues des premières de cordée, aucun humain ne vient plus piétiner leurs glaciers, elles cheminent tranquillement vers les toits du monde. Plus bas, en Inde les vaches sacrées qui détenaient déjà en partie le pouvoir ont investi le siège du gouvernement à Delhi, ont institué un conseil exécutif à prédominance bovine tous les animaux y compris les cochons bestia non grata sous l''ancien régime des humains y sont admis, les éléphants n'ont plus à transporter des baldaquins, ou d'autres charges ni à tirer des billes de bois les cornacs sont confinés dans leurs bivouacs ; les singes deviennent les seuls gardiens, officiants et fidèles des temples, ils ne volent plus les mangues ou les bananes sur les marchés ils sont à la fois les clients et les détaillants. Les civettes qui n'ont jamais eu peur de finir en civet (les hindouistes qui croient en la transmigration des âmes sont végétariens) se baladent en famille dans les rues de Bombay au pied de l'hôtel Taj Mahal désormais vide même de terroristes. Toujours à Bombay les dépouilles des parsis exposées au sommet des tours transformées en nécropoles à ciel ouvert, qui se multiplient en raison de la pandémie, attirent un peu plus de vautours et de corbeaux à qui on pardonne pour des impératifs sanitaires de consommer de la bidoche même faisandée et de briser le tabou hindouiste. Au Bengale les tigres de la région font des feux au centre de Dacca Aux carrefours les caméléons passent du vert au rouge et inversement pas sous le coup de l'émotion, pour régler la circulation. Les varans de Komodo embarquement sur des billes de bois en guise de bateau pour visiter la capitale de leur état Djakarta. A El Paso les serpents à sonnettes font des concerts en pleine ville en agitant leurs grelots, et les habitants apeurés restent confiné en regardant à la télé les séries de Netflix et de HBO. Sur les autoroutes de l'ouest le Géocoucou (roadrunner) alias bip bip le dragster sur deux pattes, n'a plus aucun concurrent mécanique, il peut courir comme un dératé de Denver à Las Vegas en toute sécurité, seule de temps en temps une sirène d'ambulance ou de policier vient troubler son bip bip (l'expression sonore du pacemaker qui régule son rythme cardiaque). Dans le désert de l'Arizona chaque soir le coyote sonne le glas, le nombre de ces aboiements ou de ces glapissements est fonction du nombre de malades ayant passé de vie à trépas. Le coyote illustre tardivement et à sa façon le titre du roman de Hemingway « Pour qui sonne le glas « Les alligators et les ratons laveurs défilent grimés dans le vieux carré de la Nouvelle Orléans, aucun bipède au langage dit articulé 4 Petite Dystopie Animale pour les concurrencer, le Mardi Gras porteur de Corona est passé par là. Sorties du bayou les écrevisses gambadent dans les rues de Bâton Rouge. Au Carnaval de Fort-de-France les mangoustes se déguisent en trigonocéphales et vice-versa ; les manicous (opossums) circulent en toute sécurité la nuit, plus de voitures pour les écraser Les lamas sont descendus de la Puna jusqu'à Lima mais plus personne dans les rues à qui lancer des crachats, quoi qu'il en soit, ils n'ont pas le Corona. Le tapir ne reste plus tapi pas plus que le wapiti, ils sont au cœur de la City, comme la girafe qui ne fait plus gaffe, le zèbre ne tremble plus dans les ténèbres il trottine en plein jour dans la ville et ses faubourgs, idem pour l'oryx qui ne court plus aucun risque. L'hippopotame se baigne près de Notre Dame, le rhinocéros peut enfin faire de vieux os ailleurs qu'au zoo. En Australie les crocodiles de mer et les serpents font la sieste dans les jardins, et les kangourous sautent allègrement les clôtures et les haies sans risque de se faire réprimander. Et les dingos concluent en disant : ce n'est pas nous qui le sommes. En Nouvelle Zélande l'ornithorynque se dit je me balade tranquillos je m'en fous c'est pas moi qui trinque. Le loup de Tasmanie lui ne profitera pas de la pandémie il a déjà été victime de la manie de la quasi totalité de l'humanité de trucider tout ce qui se trouve à proximité ou plus éloigné. Quant au aï le paresseux il n'est pas descendu de son arbre il a pour lui tout seul la canopée où il peut se prélasser sans risquer de se faire boulotter, le jaguar fait les poubelles de Manaos. Les chouettes européennes et les vaches sacrées indiennes en contact internautique permanent ont décidé de faire édifier et dédier un monument à la gloire du pangolin et de la chauve-souris origines supposées de la pandémie, les animaux leur doivent le début de cette ère nouvelle, de cette animalocratie, Les termites, les abeilles, les guêpes maçonniques, les tisserins et autres oiseaux constructeurs seront chargés de l'édification. Le coucou impénitent squatteur est invité à aller se faire voir ailleurs
Pierre Méjean, 12 avril 2020