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Depuis quelques jours, on entend beaucoup parler de l’effondrement du système capitaliste, et il s’écrit de nombreux textes qui postulent la disparition du néolibéralisme et de sa production monstrueuse, la mondialisation, le devenir flux de marchandise de tout ce qui existe sur la terre. Ce qui est incontestable, c’est que ses ravages prédateurs sont maintenant visibles, et surtout ils le sont aux yeux du monde entier. L’arrivée de l’onde pandémique – en réalité fort prévisible dans un monde qui a élevé le devenir-viral au rang d’excellence –, nous a révélé d’un coup que notre monde de croissance et de “développement” n’existait qu’en produisant la mort, le poison, les déchets et le désert, partout sur la planète.
Jusqu’à présent, la mort et le poison restaient cantonés dans des zones du monde qui nous permettaient, en Occident, de faire comme si cela n’existait pas, et pire, ne nous concernait pas. Malgré un sursaut écologique planétaire depuis quelques années, finalement tout le monde pensait comme Bolsonaro : le poumon du monde, l’Amazonie, se trouve au Brésil, vous n’avez pas à nous dire ce que nous avons à faire. L’argument-massue de l’ingérence a fonctionné à plein et chacun est retourné à ses affaires. L’Amazonie, ce n’est pas notre souci.
Il y a un lieu de Colombie qui incarne parfaitement ce qui s’est joué en quelques jours dans le monde. Il se trouve sur la côte Caraïbe, près de Santa Marta, l’une des premières colonies espagnoles, fondée en 1525. A l’est de la ville, s’étend une côte idyllique, avec des plages qui ressemblent aux cartes postales, puisque c’est ici qu’elles ont éte prises. Les plus célèbres sont dans le parc naturel Tairona, très intelligemment géré par les communautés amérindiennes[1] – qui n’ont aucun problème à fermer le parc pour six semaines en janvier-février, pour des rituels de purification, physique et spirituelle –, tandis que de l’autre côté de Santa Marta, dans un chaos de chantiers permanents de tours élévés en trois mois – et de blanchiments très efficaces –, il y a une côte totalement abandonnée, au large de laquelle on apercoit la ligne infinie, non pas de l’horizon, mais des tankers qui forent et extraient le charbon sous-marin jour et nuit pour le compte d’une multinationale qui engrange des profits colossaux, dans le mépris absolu du bassin marin environnant.
En 2012, 600 tonnes de charbon ont été jetés à la mer, faisant fi des lois et de l’environnement magique de la côte colombienne[2]. Nous sommes ici très loin de la plage de sable fin, la côte est sinistre, grise et sale, imprégnée de charbon, livrée à la pêche informelle, inhabitée et dangereuse, refuge de marginaux et de squatteurs qui font règner la loi du plus fort.
Avec l’onde virale qui a submergé le monde, une conscience nouvelle, brutalement, se fait jour : impossible de ne pas voir maintenant que ce monde fondé sur le développement et le progrès s’est en réalité édifié sur la destruction de corps et de terres sacrifiés. Tout se passe comme si, par un tsunami improbable et imprévisible, toute la crasse immonde, toute la pourriture toxique des Pozos Colorados s`était déversée de l’autre côté de Santa Marta sur les corps gras et rougeoyants des gringos[3] venus du monde, détruisant à jamais le rêve des eaux cristallines et du sable blanc. Comme si la terre – la pachamama des Indiens –, n’en pouvant plus de ces violations et humiliations guidées par la soif délirante de profits, avait décidé de mettre un terme à l’impunité de ces groupes criminels, qui ont finalement peu de différences avec les pirates et les mercenaires qui, depuis l’arrivée de Colomb infestaient cette mer, dont l’horizon, si pur soit-il, n’a jamais amené que des catastrophes. Dans l’espace, on constate le même phénomène : les milliers de satellites devenus déchets galactiques ont une probabilité de plus en plus grande de percuter les engins spatiaux en vie. Là encore, la catastrophe se retourne contre ceux qui l’ont produite.
Maintenant qu’il est entièrement recouvert, partout imprégné des poisons mortels qu’il a lui-même généré, le monde est donc suspendu, et sa force motrice, occidentale, soudain, comprend tout. Le monde occidental voit maintenant la réalité exacte du système terrifiant qu’il a contribué à mettre en place : la main d’œuvre, efficace parce qu’esclavagisée, est asiatique, Les ressources pillées sont au sud, dans tous les continents colonisés, et le cerveau d’œuvre, cette classe moyenne mondialisée sur le modèle de l’homme blanc civilisé et civilisateur, ni pauvre, ni riche, juste disponible, temps et neurones, pour alimenter par leurs “services” cet autre Monde, le monde ultra-virtuel mais bien réel de la finance, le monde des oligarchies mafieuses, couplé au monde digital – auquel nous avons livré nos vies, dont les données valent plus que le cours du pétrole –, son meilleur allié pour neutraliser et hypnotiser chacune des âmes humaines.
En France, et en Europe, cela se traduit par un coup violent, une claque inimaginable recue par tous ceux qui ont fait vivre et ont cru aux vertus humanistes de la social-démocratie européenne : se lier au monde du marché et de la finance, notamment par le pacte diabolique de l’Union européenne, pour en escompter quelques dividendes, par le truchement de ce qu’ils appelaient, sans rire, le ruisselement des richesses. Aujourd’hui tous ces sociaux-démocrates voient qu’ils ont voté pour un monde dans lequel ils ne comptent pas, se fiant à des Etats (y compris dans sa version socialiste de gouvernement) dont la puissance publique n’existe déjà plus, bradée qu’elle fut au monde sans visage de la finance. Ils pensaient que ceux-ci, si développés, si rationnels, ni bien programmés, étaient là pour prendre soin d’eux, en cas de crise. Ils appelaient ca l’Etat-providence. Et ils découvrent sidérés que c’était juste un mirage, que rien ne fonctionne, que les hopitaux sont saturés, que le système de santé a été complètement démantelé, que la France n’a plus aucun stocks de rien, puique tout est produit ailleurs, à l’orient, et en flux tendu. Ils comprennent que ces établissements auquels ils ont confié la vie de leurs parents, qui vivent de plus en plus vieux – mais dans quels conditions ?[4] – sont en fait des mourroirs, une administration, très lucrative, qui gère le dépérissement de la vie. Aujoud’hui, ce sont des lieux fermés où des milliers d’hommes et de femmes agonisent dans la solitude d’une prison.
Le réveil d’Antigone
Partout dans les villes d’Occident, des femmes et des hommes de tout âge et de différentes conditions sociales prennent conscience de ceci : d’un seul mouvement, le droit à la vie, en tant que droit à la mort, leur a été confisqué. Ils prennent conscience qu’ils ne vivent plus sur la terre, mais hors sol, suspendu dans un monde de services en 3D, sans jamais toucher la terre, de leurs pieds ou de leurs mains. Mais surtout, bien plus fort qu’une prise de conscience, ils sont touchés dans leur corps, affectés de manière profondément tactile, par l’effondrement du système. Un système qui, dans un dernier soubressaut sécuritaire, leur interdit maintenant d’enterrer leurs morts. Toutes ces familles en une nuit sont devenues Antigone. Elles ne peuvent plus faire confiance à Créon, le Roi est nu, et personne n’a rien vu, rien voulu voir, mais aujourd’hui tous les masques tombent, les uns après les autres. Les tenants de la finance, ou plus exactement ses laquais, ministres et responsables d’organismes financiers internationaux et nationaux, essaient encore dans une dernière convulsion de faire des phrases, sur l’effort qu’il va falloir fournir, le jour d’après, sur la rigueur et l’austérité qu’il va falloir appliquer comme le seul remède qui puisse sauver, non pas l’humanité, mais l’économie. Bref, de ne pas être prétentieux. Donc de bosser (beaucoup plus) et de la fermer. Taisez-vous ! Disait déjà les affiches qui recouvraient les rues de la France occupée en 1940, et administrée par un autre sinistre Créon.
Antigone se lève. Elle sort et dit à Créon : Ta loi est criminelle et je n’y obéirai pas. La loi de la raison n’aura pas raison cette fois. Tu as sacrifié mon frère et piétiné ma famille, mais tu ne pourras jamais acheté ma dignité, ni ma liberté.
Les “responsables” politiques de nos cités ont partout rallumé la flamme d’Antigone, sa colère et sa certitude d’un autre monde, fondé sur des pratiques immémoriales. Le sacrifice qu’ils ont suscité (non pas les morts, non pas la maladie, mais son traitement, ou plus exactement son non-traitement, l’indignité qu’ils ont maintenant gravée dans la loi de l’Etat d’urgence), le sacrifice va maintenant devenir une arme redoutable, terriblement efficace. Car il est le nerf de la guerre dans toutes les théologies, à commencer par la nôtre, la catholique.
La mort offerte, exposée en sacrifice, est un moteur politique puissant, dont nous allons voir les effets très rapidement dans les mois qui viennent. Il ne s’agira plus de débattre sur tel sujet important (la sécu, les retraites, le code du travail, le climat), mais de combattre et d’anéantir un système qui nous a exposés à la mort, qui s’est construit en programmant le sacrifice de vies – et pas seulement des vies secondaires, c’est-à-dire non-blanches.
Aujourd’hui, le sacrifice est au cœur de nos villes, autrefois paisibles, et cela va générer une inévitable – ou évitable, mais comment ? – violence politique. La violence n’est plus ce symptôme des banlieues et des casseurs des Champs-Elysées, elle est entrée dans tous les pores de la ville. Personne n’y échappe, tout le monde est en train de la sentir monter en lui. Le tout est de savoir comment cette violence de la politique pourra se cristalliser en une politique de la violence, devenant alors moteur d’un projet commun qui la canalise[5]. Ou, à l’inverse, générant une myriade sans fin de micro-projets ancrés dans un lieu, une voute terrestre où étincelle à l’infini des petits morceaux de territoire, qui n’ont pas besoin d’une autre gestion que celle de la terre, décidément le meilleur allié de la vie, sous toutes ses formes. Ce qui est sûr, c’est que nous ne nous tairons plus.
Bruno Tackels
Tinjcaca, el Hornito (Colombie), 16 avril 2020
[1] car ces lieux sont hautement sacrés depuis toujours, ce sont les derniers contreforts de la Sierra Nevada, le plus haut massif costier au monde, le coeur du monde, pour les Amérindiens.
[2] Cette catastrophe écologique a été portée devant les tribunaux colombiens et six sous-fifres autochtones de la American Airport Company, filiale de la tentaculaire multinationale Drummond, ont été jugés en 2018. Au terme d’un procès tout en pression, ils ont tous été relaxés. Un article de la revue Semana de 2018 titrait de façon prémonitoire : “Drummond fait échec au peuple colombien.” On ne savait pas encore que le spolieur pollueur, et tous ses comparses dans le monde, seraient mis échec et mat par un coup que personne ne voulait voir venir.
[3] En Colombie, et sur tout le continent sud-américain, les gringos sont tous les étrangers, pas seulement ceux qui viennent des Etats-Unis, mais l’ensemble du monde occidental. On ne les aime pas beaucoup, et pourtant on en vit, et on fait tout pour leur ressembler.
[4] Des conditions qu’un homme pris dans le flux du monde des services ne peut plus assumer, coupé qu’il est depuis plusieurs génératons de la force de la structure familiale, qui a toujours assumé cette tâche essentielle : accompagner nos parents, jusqu’à la mort.
[5] Il faut s’attendre à une réplique tout aussi violente. Les tenants du système, la centaine de famille qui possèdent la quasi-totalité des richesses mondiales, peut à son tour sacrifier le seul monde qui aujourd’hui fonctionne, le monde digital de la communication, qui est finalement le dernier lieu où . Dans leur bunker, ils ont bien sûr un plan B pour communiquer entre eux… A moins que l’on trouve rapidement un moyen de les confiner, c’est-à-dire de les mettre hors d’état de nous nuire.