J’ai lu, avec attention, l’article publié dans le Club sous le titre « Et si tout n’était pas foutu ? ». Un texte sincère, documenté, animé d’une foi que je ne moquerai pas. Une foi dans la jeunesse, dans la culture, dans les courbes de tolérance qui grimperaient malgré les apparences. Ce texte, à sa manière, voulait croire à la promesse républicaine, celle d’un peuple qui, génération après génération, avancerait vers l’émancipation.
Mais ce que le texte nomme « mythe en haut, réalité en bas », je crains que ce ne soit un renversement trop commode. Car ce haut, ce n’est pas une abstraction. Ce sont des décisions, des lois, des matraques, des chaînes de télé, des algorithmes, des licenciements. Ce « haut » fait mal, chaque jour, à des corps bien réels. Et ce « bas » résistant est épuisé, fragmenté, précarisé, parfois résigné. C’est bien là le drame.
Le confort de l’indicateur
On lit que les Français seraient de plus en plus tolérants. Que l’élévation du niveau de diplôme mènerait à une société plus ouverte, moins raciste, plus solidaire. C’est vrai sur le papier. Mais la vie ne se passe pas dans les statistiques. Elle se vit dans les queues à Pôle Emploi, dans les contrôles de police, dans l’impossibilité d’acheter un logement ou de dire « non » à son patron. Elle se vit dans les collèges laissés à l’abandon, dans les repas sautés, dans les urgences fermées.
Et pendant qu’on nous annonce que la jeunesse se radicalise à gauche, ce sont les fascistes qui construisent leurs réseaux, achètent les télés, modèlent les récits. Pendant que certains espèrent que les vieux mourront, l’extrême droite travaille chaque quartier, chaque famille, chaque déception. Elle racle les colères que la gauche oublie de nommer.
Ce que la gauche ne veut pas voir
Ce qui manque dans cette lecture optimiste, c’est le tragique. La politique, ce n’est pas un mouvement naturel vers le progrès. C’est un champ de ruines, de violences et de volontés. Oui, la gauche culturelle avance, mais la gauche politique piétine. Quand elle ne se saborde pas elle-même, elle est enfermée dans des logiques gestionnaires, électoralistes, ou moraleuses.
On parle de mixité, de diplôme, d’ouverture… mais on oublie les humiliés, ceux pour qui la gauche n’est plus un espoir mais un souvenir moisi. Combien de classes populaires sont aujourd’hui orphelines d’une parole politique qui parle de leur réalité ? De leur sueur ? De leur enfermement ?
L’illusion du terrain gagné
Non, tout n’est pas foutu. Mais rien n’est sauvé. Parce que ce qui nous menace aujourd’hui, ce n’est pas l’ignorance, c’est l’organisation. L’organisation méthodique de la haine, du repli, du choc des incultures, de la guerre des pauvres entre eux. Ce sont les Pierre-Édouard Stérin, les Bolloré, les Zemmour, les armées de trolls et les cabinets noirs. Et face à ça, la réponse ne peut pas être seulement culturelle ou sociologique. Elle doit être politique, sociale, matérielle.
Il ne suffit pas de mesurer la tolérance. Il faut construire des solidarités. Il ne suffit pas de dire que la jeunesse bouge. Il faut qu’elle prenne le pouvoir. Il ne suffit pas d’espérer que les urnes parleront. Il faut organiser, désobéir, bloquer.
La beauté ne suffit plus
Les textes lumineux ne manquent pas. Les rapports rassurants non plus. Ce qui manque, c’est la capacité à assumer la conflictualité. À dire que les dominations ne tomberont pas toutes seules. À cesser de croire que l’histoire nous mènera spontanément à une société plus juste.
La montée de la tolérance ne nous protège pas. Pas tant qu’un président peut dissoudre l’Assemblée pour jouer sa peau. Pas tant qu’un préfet peut interdire une manif antiraciste sans provoquer de scandale national. Pas tant que les seules figures médiatiques de la gauche sont celles que l’oligarchie a bien voulu nous accorder.
Le temps des fables est passé
Il ne s’agit pas d’être cynique. Il s’agit d’être lucide. Le peuple résiste, oui. Mais il souffre. Il cherche des mots, des lieux, des bras. Il n’attendra pas toujours. Le soulèvement ne sera pas un dîner de gala. Il naîtra des ruines, pas des rapports de think tank.
Alors oui, merci pour l’optimisme. Il réchauffe. Mais ne l’opposons pas à la colère. Parce que si tout n’est pas foutu, tout reste à foutre. Et ce foutoir, il ne se rangera pas tout seul.