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Billet de blog 28 juin 2022

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Le Théorème d'hypocrite

Quand les chiffres paraissent, l'esprit critique n'a plus droit au chapitre…

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Blog Labyrinthe des sciences et des arts

Antoine Houlou-Garcia et Thierry Maugenest, Le Théorème d'hypocrite, une histoire de la manipulation par les chiffres de Pythagore au Covid-19. Paris : Albin Michel, 2020.

Gouvernance par les nombres, le retour !

Page 332 : « Quand les chiffres paraissent, l'esprit critique n'a plus droit au chapitre. »

Cette phrase résume presque la totalité de cet ouvrage remarquable… Elle m'a remis en mémoire le cours passionnant d'Alain Supiot au Collège de France :  Du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres (2012) dont la version écrite a été publiée en 2015 (réédition chez Pluriel 2020, ISBN 978-2818506271). Thierry Maugenest et Antoine Houlou-Garcia y font référence à plusieurs reprises.

Le Théorème d'hypocrite a été publié au début de la pandémie CoVID 19. Il mentionne les questions que ne pouvaient manquer de se poser des statisticiens (indépendants) au vu des taux d'incidence et de létalité mis en exergue pour justifier les mesures prises — en réalité « au doigt mouillé » — par les autorités sanitaires des pays riches. Bien entendu, les réponses à ces questions ne pouvaient pas être définitives, mais ce qui s'est passé par la suite a confirmé la faiblesse prédictive de modèles mathématiques bricolés par des apprentis épidémiologistes. Un commentaire critique, sous le titre Dénoncer la fausse science épidémiologique — incluant un vrai cours de statistiques — a été publié par Vincent Pavan (2020, hal-02568133v3).

Nous sommes submergés par des interprétations abusives de statistiques, dont la confusion entre corrélation et causalité est le plus souvent mise en exergue pour disqualifier des résultats. En amont de ce constat, le paradoxe de Simpson, bien connu lui aussi, est un moyen facile de (se) tromper sur les corrélations.

Pages 161-166, un des exemples les plus ahurissants du « n'importe quoi » érigé en doctrine est celui de l'adoption de la règle du déficit public qui ne devrait pas excéder 3% du PIB, sachant que ce pourcentage est le rapport de deux chiffres qui ne couvrent pas le même intervalle temporel !

Dans les sciences biomédicales, les erreurs sont légion, dont les mécanismes ont bien été documentés par Alexis Clapin : Enquêtes médicales & évaluation des médicaments, de l'erreur involontaire à l'art de la fraude (Désiris 2018, ISBN 978-2364031562). Mais, même en bonne santé, nous n'échappons pas à la manipulation de chiffres qui affectent notre style de vie, si ce n'est notre santé au final…

Par exemple, les enquêtes nutritionnelles exploitant les réponses à des questionnaires sur la fréquence de consommation d’aliments (FFQ), ou des comptes-rendus nutritionnels sur 24 heures (24HR), dont les multiples biais ne font que renforcer les croyances populaires sur la qualité ou la toxicité d'aliments — cf. Edward Archer et collègues dans mon article. Ces enquêtes servent à énoncer des recommandations de santé publique qui, au mieux, permettent aux gouvernants d'orienter le marché des denrées alimentaires. Autrement dit, « gouverner le réel » faute de pouvoir « gouverner à partir du réel » (page 56).

En définitive, ce que démontrent avec talent (car la lecture de cet ouvrage est un véritable plaisir) les auteurs de Le Théorème d'hypocrite, c'est qu'on ne peut pas tracer de frontière hermétique entre la science bien conduite et la fraude scientifique, sauf à mettre en évidence une tromperie intentionnelle qui a sa place dans la rhétorique de personnes exerçant un pouvoir et soucieuses de le conserver.


Antoine Houlou-Garcia, ancien statisticien à l'Insee, doctorant à l'EHESS sur l'usage des mathématiques en théorie politique, est chargé de cours à l'université de Trente (Italie). Il a publié plusieurs essais sur les mathématiques et a reçu le prix Tangente de vulgarisation scientifique pour son livre Mathematikos.

Thierry Maugenest est l'auteur de nombreux essais, notamment Etienne de Silhouette, le ministre banni de l'histoire de France ou Les Rillettes de Proust, ainsi que d'une trilogie policière consacrée à Carlo Goldoni publiée aux éditions Albin Michel.

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