Comment Alain Policar peut-il espérer convaincre alors qu’il se place d’entrée de jeu dans le mépris de ses lecteurs. Les lecteurs de Libération qui, bien entendu, sont supposés n’avoir que des idées préconçues.
« Il ne fait guère de doute que les lecteurs de Libération se rangeront, sans état d’âme, du côté des premiers nommés » écrit-il. A savoir, « les «héritiers des Lumières » que Patrick Kessel avait opposés aux « tenants du communautarisme », dans son article du 16 février dans Libération. « Extrêmement simplificateur » juge Policar. Qui donc se positionne dans l'autre camp. Nous voila prévenu.
Mais venons en à son texte. L’écriture de Policar, qui doit connaître par coeur « L’art d’avoir toujours raison » de Schopenhauer, doit être lue comme elle le mérite, comme une forme et non pas comme un contenu. Car sa forme est révélatrice d’une mauvaise foi mise au service d’une dialectique destinée à rabaisser l’autre plutôt que de débattre avec lui.
L’article de Kessel intervenait après la guerre des mots ayant opposé Valls et l’Observatoire de la laïcité, à travers Bianco, c’est à dire, note Kessel « une opposition de fond entre ceux qui affirment qu’il n’y a pas de problème de laïcité en France et ceux qui pensent au contraire que les problèmes posés par les revendications communautaristes sont de plus en plus nombreux ».
Une question que Policar retourne comme on le fait d’un gant dans l’espoir de corrompre le débat.
Dès lors, les « intellectuels fustigés » par Kessel, et défendus par Policar, s’opposeraient en réalité « à une laïcité devenue religion civile ». C’est celui qui dit qui est. Un gant vous dis-je !
Qu'avait fait Kessel ? Il avait mis en avant ces deux camps en opposition qui remontent à la Révolution française et qui sont toujours d’actualité. D’un coté « Les tenants d’un humanisme qui place la grandeur de chaque individu dans son cheminement vers l’émancipation, toujours inachevée. Et de l’autre, « les tenants du communautarisme pour qui la valeur de l’homme tient à ses racines, aux origines, à l’ethnie, à la religion, à la terre. Ceux-là prônent des accommodements avec la loi, voire des droits différenciés en fonction des communautés d’origine ».
Et c’est bien ces deux thèses qui s’affrontent dans nos Etats depuis une dizaine d’années suite à des initiatives d’intrusion des religions dans la vie publique. Policar, professeur à Sciences-Po, ne se souvient-il pas qu’un candidat canadien originaire d’Afghanistan aux élections municipales d’Ottawa en 2014 promettait d’appliquer la charia à l’hôtel de ville s’il était élu. Déjà en 2007 un débat avait eu lieu sur la décision de Marc Mayrand, le directeur général des élections du Canada (DGEC), d’autoriser le vote à visage voilé. Policar n'a-t-il pas en mémoire la Manifestion pour tous ? Policar n’a-t-il jamais porté attention aux débats sur les horaires de piscines réservés aux femmes, comme à Mantes-la-Jolie, et des expériences tentées pour y répondre, comme à La Verpillière en Isère, le maire ayant du faire marche arrière.
Et Policar de nous ressortir l’interdiction du foulard islamique, qu’il dit avoir approuvé, tout en regrettant sa promotion par l’Etat, trouvant paradoxalement qu’en légiférant on aurait « contredit l’objectif d’auto-émancipation et, ainsi, plus menacé que protégé les idéaux laïques ». « N’a-t-on pas, en outre - rajoute-t-il – pris le risque de stigmatiser les musulmans, stigmatisation qui ressemble beaucoup plus au racisme antimusulman qu’à la critique rationnelle de la religion ». La logique de Policar est difficile à suivre, on dirait du Maffessoli.
Qui d’autre mieux qu’Elizabeth Badinter pourrait mieux lui répondre ?
« Il s’est produit un renversement à gauche sur la laïcité, produit d’une gêne considérable face à la montée de l’islamisme. Tétanisée à l’idée d’être taxée de stigmatisation d’une population d’origine immigrée, la gauche s’est empêchée de traiter cette situation nouvelle, mais pas si différente de l’affrontement avec l’Eglise un siècle plus tôt » (In Marianne du 3 février 2015). Poursuivant : « Le complexe de culpabilité face à des populations symbolisant les anciens colonisés a été le plus fort dans cette génération de socialistes qui ont ainsi favorisé, dans leurs propres rangs, la montée du communautarisme, cette idée que tous les rituels culturels ou religieux, y compris les plus intégristes, sont respectables et doivent être respectés ».
Et puisque c’est un professeur de sciences politiques qui fait procès à Kessel, allons donc écouter Paul Bert, professeur au Collège de France à la fin du XIXe siècle, et ancien ministre de l’éducation nationale, sur sa vision de la laïcité : « C’est une chose fâcheuse que de diviser les enfants dès leur plus bas âge sur les bancs mêmes de l’école et de leur apprendre d’abord non pas qu’ils sont français mais qu’ils sont catholiques, protestants ou juifs […] Notre projet de loi a pour but de ramener la paix, là où s’agitent aujourd’hui les querelles. ». (Cité dans un article de Charles Conte sur Mediapart du 9 février).
L’affaire serait entendue si on ne sentait pas derrière les propos de Policar sourdre la seule parole du religieux. « Un partisan de la laïcité doit être capable d’admettre que l’on puisse renoncer de façon autonome à l’autonomie, autrement dit envisager la possibilité que la pratique de la foi soit préférée à la recherche de l’autonomie individuelle ». Or donc Policar de nous assener son argument choc : « La neutralité religieuse ne signifie pas, en effet, que la loi relègue la religion dans la sphère privée ».
Nous y voilà. Policar semble accepter que le réveil du fait religieux, visible un peu partout aujourd’hui, puisse faire reculer l’indépendance du temporel. Régis Debray a pointé le fait dans une interview au Monde soulignant: « Le nombre d'Etats laïques dans le monde se réduit comme peau de chagrin. Il est donc normal que la République française se défende sans sectarisme ni préjugé avec les armes de la loi, qu'elle tient de son histoire propre »… « L'ex-fille aînée de l'Eglise n'a pas fait la Révolution pour se retrouver la fille cadette de l'Islam, dont une fraction intégriste témoigne aujourd'hui des mêmes ambitions d'emprise que le catholicisme en 1900 ».
Au delà de l’apostrophe de Policar sur l’article de Kessel, ce qu’il faut voir, est son illustration de la tendance actuelle à l’extrême tolérance pour des pensées qui ne la pratiquent pas. On assiste en France à des demandes de plus en plus pressantes dans la sphère publique comme dans la sphère privée des entreprises, pour des accommodements avec la religion. Est-ce tolérable ?
Face à l’instrumentalisation du fait religieux, il n’y a qu’une façon de réagir. Rester ferme sur les principes qui ont construit depuis plus d’un siècle le vivre ensemble national. C’est pourquoi l’appel à défendre la laïcité lancé dans Marianne et signé par des femmes et des hommes de tous bords est à entendre. On y trouve ceci qui doit agacer des esprits comme celui d’Alain Policar :
« La laïcité — qui refuse les aspects politiques des religions et laisse à ces dernières toute liberté dans la vie sociale sous régime de droit commun — est globalement vécue dans notre pays comme une « tradition moderne », ce qui est parfois difficile à décrypter pour ceux venus d'ailleurs. Or aujourd'hui, la laïcité comme principe politique, code de vie collective et force morale, est remise en question par divers mouvances et groupes religieux qui rejettent « la démocratie des mécréants »… « Pour accueillir l'altérité, un pays se doit d'être solide sur ses pieds, confiant dans ses fondations, tout en étant capable, par ses structures d'accueil et en fonction de ses capacités, d'intégrer chacun sur la base de principes clairs expliqués et enseignés. Il appartient aux politiques et aux institutions de transmettre cette laïcité, qui reste par nature un formidable levier d'intégration puisqu'elle permet de rassembler tous les citoyens — et au-delà tous ceux qui vivent sur le territoire national —, quelles que soient leurs origines religieuses ou ethniques, qu’ils soient croyants ou non, sans la moindre distinction. Tous les citoyens et les responsables, quelle que soit leur sensibilité politique, sont concernés. Or nombre d'entre eux ne réagissent plus sur ce terrain, quand d'autres l'instrumentalisent d'un point de vue idéologique. Entre autres raisons, les résultats des dernières élections municipales et européennes ont durement sanctionné ce délaissement de nos valeurs par nombre de ceux qui avaient à les faire vivre. Ainsi de la laïcité. Il est grand temps de se ressaisir ! ».
N’en déplaise à Alain Policar, Patrick Kessel, président du Comité Laïcité-République, signataire de cet appel, n’est pas seul. Des signatures prestigieuses l’entourent, que je mets au défi Alain Policar de réunir.
Article de Kessel dans Libération :
http://www.liberation.fr/debats/2016/02/15/en-finir-avec-le-proces-en-islamophobie_1433511
Article de Policar dans Libération :
http://www.liberation.fr/debats/2016/02/24/laicite-en-finir-avec-les-simplifications_1435571
Interview d’Elizabeth Badinter dans Marianne :
Article de Jean Bauderot dans Mediapart : Les 110 ans de la loi de 1905.
https://blogs.mediapart.fr/jean-bauberot/blog/091215/la-laicite-110-ans-apres-la-loi-de-1905
Un peu d’histoire avec l’article de Charles Conte sur Mediapart :
Appel pour la laïcité :
http://www.marianne.net/Laicite-il-est-temps-de-se-ressaisir-_a239732.html