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Dans cette ville frondeuse, jeune, socialement remuante, personne ne l’avait demandé. Aucune association ou collectif pour la mémoire de l’esclavage, la promotion des femmes dans l’espace public ou l’abolition du culte des « grands » hommes, si cher à nos éditorialistes d’Épinal et à nos Olympiens présidentiels en mal d’incarnation virile, ne l’avait réclamé. Ce qu’on appelle la « société civile », à Rouen, n’y attachait pas plus d’importance que cela, étant requise sur d’autres fronts. Pourtant, en 2020, le maire fraîchement élu de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol (PS), profitant d’une campagne de restauration, a lancé l’idée, à grand renfort de trompe, en pleine vague de déboulonnages de généraux sudistes aux États-Unis et alors que la panthéonisation de Gisèle Halimi était évoquée par Jupiter soi-même, de remplacer l’unique statue de Napoléon de la ville par une autre de la grande avocate et militante féministe franco-tunisienne.
Et pourquoi pas ? Cela en jetterait.
Se méfier du clinquant, miroir à polémiques, réflecteur à buzz dont les scintillations détournent des questionnements légitimes. Se méfier quand cela en jette, non par principe mais par expérience.
La statue équestre, dressée au centre de la place du Général-de-Gaulle, la croupe tournée vers l’hôtel de ville, le poitrail vers l’ancienne rue Thiers rebaptisée Jean-Lecanuet, faisait partie du paysage, presque invisible à force d’en imposer sur son haut socle gravé d’une banale sélection de quelques hauts faits de l’homme d’État et orné d’un bas-relief représentant la visite du premier consul à la manufacture textile des frères Sévène, d’après un dessin d’Isabey. Ce Napoléon tête nue, montant un cheval courtaud, mal proportionné, sorte de caricature empâtée du Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard de David, perchoir à volatiles qui lui faisaient une couronne sans cesse renouvelée d’excréments, support à banderoles et slogans tagués en tant que point de ralliement et d’aboutissement de nombreuses manifestations, vivait tranquillement, jusque-là, sa vie d’avanies passagères et de réécritures parodiques ou contestataires de son mythe, vieux bronze digéré par les sucs de l’air du temps. Un meuble à l’ancre, un peu encombré de lui-même.
Cet ensemble statuaire fut réalisé en 1865, sous le règne du neveu, Napoléon III, ancien prince-président devenu empereur par un coup d’État, un trait de famille. Deux traîtres à la République. Le bronze de la statue provient de canons d’Austerlitz. Notons que si la statue de Napoléon est inquiétée, le maire qui la fit ériger, Charles-Amédée Verdrel, conserve un square et un buste à son nom. Nul ne songe à lui contester cette rente de gloire, alors que c’est un peu à cause de lui que Napoléon préside aux destinées de la voirie.
Sans grand élan, l’œuvre présente néanmoins une particularité intéressante : elle évoque deux moments, le passage du citoyen et premier consul Bonaparte à Rouen en 1802 et le passage de l’empereur Napoléon en 1810. Par son profil, sa posture et sa vêture, la statue proprement dite renvoie plutôt à l’hagiographie impériale qu’à celle de la République consulaire, régime contemporain du premier passage. On devine que la silhouette épique qui nous est familière est ici convoquée par l’artiste pour flatter la dynastie régnante et justifier les aventures militaires du neveu, carnages beaucoup moins romantiques (embourbement de l’expédition du Mexique), faute de recul temporel.
Le bas-relief, à l’aplomb de la croupe, raconte autre chose : l’intérêt (non feint en l’occurrence, âpre concurrence avec l’Angleterre oblige) du premier consul pour l’industrie de la ville et le travail des ouvriers, qui lui firent bon accueil et qu’il questionna longuement sur leur métier et leurs besoins, avant de récompenser le plus ancien d’entre eux. Le premier consul avait compris que le prolétariat rouennais, aussi nombreux qu’à Paris rapporté à la population totale, était à surveiller comme le lait sur le feu. Son neveu aussi l’avait compris, qui avait accordé le droit de grève en 1864. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme nous l’avons expliqué dans le deuxième volet de notre série d’été sur le quartier Saint-Nicaise, la statue, voulue par les notables rouennais, tourne le dos aux anciens quartiers ouvriers de la rive droite de Rouen, qui commençaient juste derrière l’hôtel de ville, à l’articulation de deux grandes percées urbanistiques, l’ensemble formant une jambe fléchie, comme un rappel de ce qu’un régime bourgeois et autoritaire attend du peuple laborieux : qu’il reste à sa place et tienne le rang derrière ses chefs naturels.
Contrairement à Paris, où Napoléon a laissé de nombreuses empreintes plus ou moins monumentales, plus ou moins écrasantes ou intimidantes, Rouen en conserve peu. Outre une statue bien postérieure à son règne, l’empereur y aura laissé une marque beaucoup moins visible, et néanmoins essentielle dans ce grand centre de la chimie française rivalisant avec Paris : le décret impérial du 15 octobre 1810, qui plaça sous l’autorité administrative la formation des manufactures et ateliers répandant « une odeur insalubre ou incommode », embryon du code de l’environnement moderne[1].
Du point de vue de l’histoire ouvrière rouennaise, cet ensemble statuaire comme son emplacement stratégique permettent de comprendre, pourvu qu’ils soient replacés dans leur contexte, le zonage social de la ville et les enjeux politiques, économiques et écologiques de son expansion manufacturière. Ce Napoléon-là est un support pédagogique idéal, qui, par son référentiel hybride et ses insuffisances, appelle un décryptage critique dont les guides-conférenciers de la ville et les professeurs d’histoire ont normalement la charge.
C’est tout cela dont nous priveraient un déplacement ou un remisage de la statue. Entendons-nous bien : les statues déboulonnées, mutilées, refondues ou déplacées, les rues débaptisées, les inscriptions burinées, cela n’a rien de nouveau. La concurrence mémorielle entre pharaons ou la damnatio memoriæ romaine prenaient des tours spectaculaires dans l’Antiquité, friande de monuments commémoratifs, affirmations du pouvoir guerrier et conservatoires de la Fama, la Renommée. À Rouen, les nombreux saints décapités des façades des églises témoignent de la volonté des protestants, brièvement maîtres de la cité durant les guerres de religion, de dénoncer à coups d’arquebuse l’idolâtrie sous-jacente, selon eux, au culte des saints catholique (dulie). Ces altérations, qui relèvent de l’iconoclastie, sont même d’un grand intérêt historique, à condition qu’elles n’effacent pas complètement la symbolique qu’elles combattent au risque d’empêcher ou de gêner plus tard la pleine compréhension des motivations idéologiques et traits culturels du camp vaincu définitivement ou provisoirement. Certains protestants rouennais en étaient du reste conscients, qui ont épargné les magnifiques portes sculptées de l’église Saint-Maclou, attribuées à Jean Goujon, lesquelles mêlent patriarches bibliques et satyres bandants, dans le plus pur style éclectique de la Renaissance italienne, et ce à titre d’illustration tangible de la corruption du camp adverse.
Plus près de nous, en 1881, alors que le souvenir de la répression de la Commune de Paris et de l’arrestation de ses partisans rouennais s’éloignait, des républicains radicaux, qu’on n’avait pas vu aux côtés des socialistes lors de l’écrasement de la République populaire, se découvrirent un zèle antibonapartiste à la Courbet, à une époque où ils ne risquaient plus grand-chose, et proposèrent de refondre la statue de Napoléon pour en faire une statue de la République. D’autres, dans une surenchère ridicule, envisagèrent d’asseoir sur le cheval une figure du journaliste républicain Armand Carrel, en lieu et place du tyran. Enfin, une lettre anonyme signée R. F. et publiée dans une feuille locale, en parfaite ignorance de ce que recouvre la symbolique du cheval dans l’iconographie royale, suggéra de le laisser là sans son illustre cavalier, au motif que l’animal « n’a jamais manifesté aucune opinion politique »[2].
Ces propositions farfelues montrent une chose : quand le politique est à l’initiative du réaménagement symbolique de l’espace public, il est généralement moins motivé par l’engagement que par la communication, et révèle par là, bien plus que les insuffisances des marqueurs patrimoniaux d’une histoire orientée « traités et batailles », sa propre méconnaissance de l’histoire locale et son défaut d’analyse des enjeux sociétaux profonds. La société civile, qui a davantage le temps de se renseigner, de lire les productions de la recherche, qui n’a pas ce souci de l’opportunité calendaire et du coup politique, est bien plus fondée à soulever ces questions et à forcer leur dénouement par sa mobilisation.
En l’occurrence, Gisèle Halimi n’ayant pas d’attaches particulières à Rouen, on peut se demander quel est le degré de sincérité d’une telle proposition de substitution quand on se souvient que la même majorité rose-rouge-verte, sous la précédente mandature, en février 2020, à quelques jours de la Journée internationale des femmes, n’avait rien trouvé à redire à la destruction, dans le quartier Saint-Nicaise, d’un square réalisé en 2017 sur budget participatif, en l’honneur de la Rouennaise Juliette Billard, première femme architecte de France, dont les croquis du « Vieux Paris » de Rouen, où elle vivait, sont un remarquable témoignage de l’habitat populaire du centre historique avant les destructions hygiénistes des années 1970.
La contre-proposition suggérant de profiter de l’espace disponible sur la place du Général-de-Gaulle pour ériger une statue de Gisèle Halimi qui dialoguerait, dans une forme de gigantomachie, avec l’un des principaux artisans, à travers le Code civil, de la régression des droits des femmes, n’est pas plus judicieuse, car le principal inconvénient d’une statue commémorative est qu’elle glace et bloque une représentation pour la postérité comme si tout était dit et qu’il s’agissait simplement d’en perpétuer l’écho, alors que les acquis du combat féministe sont, au vrai, des conquis précaires, menacés de tous côtés, déjà rognés dans certains pays, et qu’il reste beaucoup à faire pour les affermir et les développer. Le monumentalisme est discutable, en matière de statuaire. Des formats mieux intégrés au paysage urbain, mieux contextualisés, feraient tout autant leur effet sans imposer leur empire. Ce pourrait être même la signature de notre époque dans cet art.
Il y a par ailleurs de la facilité, de l’affichage à bon compte dans cette défense et illustration du matrimoine réduite à la dénomination des rues et des places, et à la statuaire. Tant qu’à secouer le cocotier, autant le faire franchement. La ville de Rouen, à la demande d’une association, La Boise de Saint-Nicaise, s’apprête ainsi à baptiser un nouveau square du nom d’Élisabeth Chirol. Dans les années 1970-1980, cette conservatrice des musées départementaux réputée pour sa pugnacité, en zadiste du patrimoine, n’hésitait pas, avec les Amis des monuments rouennais, vieille institution de sauvegarde dont elle était la présidente, à s’opposer physiquement aux bulldozers des promoteurs et à tancer les édiles complaisants et incultes. Lui rendre pleinement hommage, au-delà d’une plaque de square, première étape nécessaire mais non suffisante, consisterait, quand on dirige une ville patrimonialement aussi riche, à stopper l’offensive destructrice de la spéculation immobilière dans les quartiers historiques en redonnant des compétences de maîtrise d’ouvrage aux services de l’urbanisme. On n’en prend pas, pour l’heure, la direction. La même ville qui dit se soucier du sort des femmes afghanes ne fait rien pour reprendre en main, par une déclaration d’utilité publique, le site d’un ancien couvent qui pourrait les accueillir, occupé depuis juin par des militants de la cause climatique, et que son propriétaire, un promoteur de Caen, compte bien transformer en vaste résidence de standing, au mépris du Plan local d’urbanisme et du code du patrimoine.
Le même écart entre les paroles et les actes se mesure sur la question de l’esclavage, où l’on retrouve notre Napoléon. Le juste rappel de ses méfaits en la matière, qui pourrait trouver place sur le socle de sa statue ou sur un panneau, ne doit pas oblitérer le fait que Rouen fut un des grands centres de la traite négrière avant la Révolution, que bon nombre de grandes familles bourgeoises encore existantes ont fait fortune grâce à ce trafic infâme, auquel la ville s’adonnait déjà au Moyen Âge, les Noirs étant alors remplacés par les Slaves païens. Cet héritage-là, masqué par le fait que les Rouennais impliqués, un peu honteux de ce commerce, armaient plus volontiers leurs bateaux au Havre pour y charger leur verroterie, mériterait d’être interrogé et visibilisé en actes beaucoup plus qu’il ne l’est, quitte à ce que les prémices racistes de l’économie libérale soient rappelées en l’occasion. On attend toujours que la ville se propose, en partenariat avec Le Havre, d’accueillir (enfin !) un musée national des esclavages, ce qui la préserverait d’une nouvelle accusation de se payer de mots. Une telle entreprise, de longue haleine, pourrait s’appuyer sur les archives familiales et les travaux déjà nombreux produits par les universités de Caen, de Rouen et du Havre.
Maintenant qu’à la faveur d’un mouvement de statue, les deux thèmes du féminisme et de l’esclavage sont poussés à l’agenda politique local, entraînant la société civile à leur suite, le moins que puissent faire les élus, s’ils ne veulent pas être soupçonnés de faire diversion, comme c’est trop souvent le cas, est d’agir en cohérence, en conséquence, sur la longue durée, en relevant le gabarit de leurs ambitions.
Le sujet passionnant de l’inscription monumentale dans l’espace public mérite mieux que des proclamations plus ou moins sincères, des invectives mal informées et des postures démagogiques.
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[1] Sous l’Ancien Régime, avant leur suppression, c’étaient les parlements qui avaient la charge de la police environnementale, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils étaient plutôt hostiles au développement de la chimie et de ses désagréments, associés au départ, à Rouen, à l’essor de l’industrie textile (utilisation du vitriol ou acide sulfurique pour le blanchissement du lin, à l’initiative de John Holker, qui lança la production française dans le faubourg Saint-Sever, brisant le monopole anglais). C’est la monarchie elle-même qui, avec la complicité de l’Académie des sciences, démantela son propre code de l’environnement, car, aux abois financièrement, elle était directement intéressée au développement des manufactures.
[2] Voir Philippe Poirrier & Loïc Vadelorge, « La statuaire provinciale sous la Troisième République. Une étude comparée : Rouen et Dijon », Revue d’histoire moderne et contemporaine, Société d’histoire moderne et contemporaine, 1995, 42 (2), p. 254.