C’est en écoutant, samedi dernier, sur France Culture, Alain Finkielkraut, Mona Ozouf et Philippe Raynaud vanter les mérites de la civilité aristocratique à la française (rediffusion de l’émission Répliques du 26 octobre 2013), par comparaison avec le tohu bohu « démocratique », tel qu’illustré par les forums virtuels ou les émissions de variété, que cette réflexion m’est venue : tout bien considéré, le peuple n’a jamais vraiment eu l’occasion de faire ses preuves dans l’histoire des civilisations, sinon comme caricature de peuple, soit comme peuple moutonnier courant après son berger charismatique, soit comme peuple vindicatif massacrant à tout va, soit comme peuple éteint ployant sous le faix de la tradition. Le peuple fait peur à bon nombre d’intellectuels qui se sentent débordés de tous côtés dans l’arène du débat d’idées. Dérangés dans leurs certitudes stratosphériques par les fusées de gens qui les ont lus et qui, sans chercher à se placer, s’exhaussent jusqu’à eux pour les interpeler sur l’esprit et sur la lettre de leurs convictions, certains se drapent dans une morgue injurieuse, comme j’en ai fait récemment l’expérience. D’autres se réfugient dans la fiction d’une élévation particulière des mœurs aristocratiques d’antan, comme si les aristocrates, pleins d’égards pour leurs pairs, traitaient leurs inférieurs avec la même déférence. L’oligarchie s’inventait un nouveau code pour entretenir l’illusion d’un gouvernement des meilleurs, d’une aristocratie, mais ce repoudrage ne parvint pas à faire oublier tout à fait l’état de déliquescence avancée de ce mode de gouvernement, perceptible dès la fin du règne de Louis XIV, à travers le corps pourrissant du roi, et dénoncé par les plus lucides de ses bénéficiaires. Peut-être faudrait-il conseiller aux trois nostalgiques évoqués ci-dessus de relire Saint-Simon et Vauban.
La notion de « peuple », prise absolument, est indéfinissable. Prise relativement à un système politique, elle est pleinement saisissable. En régime démocratique, le peuple virtuel est l’ensemble des citoyens et citoyennes en âge de concevoir et de présenter un projet de loi devant une assemblée de pairs ; en âge de siéger dans les différentes assemblées où se discute et se décide le destin de la communauté à laquelle ils appartiennent ; en âge de répondre par oui ou par non aux questions référendaires, jugées prioritaires par le conseil législatif de chaque échelon territorial. Le peuple réel est celui qui propose, qui siège et qui vote. Le peuple, en démocratie, n’existe que dans ces trois occasions-là, où le souci du bonheur collectif prend effectivement le dessus sur la quête du bonheur individuel, qui est tout aussi respectable et essentielle, pourvu qu’elle s’astreigne, à intervalles réguliers et de son propre mouvement, à cet effort d’élévation et de partage.
Autrement dit, une république démocratique, par définition, peut être institutionnellement continue mais le service de la république est nécessairement discontinu, puisqu’on ne fait pas peuple 24 h/24, ni 7 j/7. En république démocratique, on est libre de servir. Comme le corps civique ne peut être contraint physiquement à prendre part à la délibération politique, les citoyens et les citoyennes volontaires doivent se montrer à la hauteur des enjeux pour donner envie aux autres de servir. De tous les régimes, la démocratie est le plus exigeant sur les plans intellectuel et pratique, car elle remet en jeu sa légitimité à chaque session de ses assemblées. Il n’est pas fortuit que la démocratie, à Athènes, se soit développée dans la foulée de la popularisation de la dialectique. Ce n’était pas tout de proclamer l’équivalence un citoyen une voix, encore fallait-il que chaque voix fût capable de se faire entendre. Imaginez une session qui aurait tout contre elle, où le hasard des désignations et la distribution des participations, conjugués à des écarts trop marqués, d’un participant à l’autre, dans l’aptitude à mettre en ordre ses idées, composeraient un demos au mieux médiocre, au pire inconsistant. Une telle session entamerait le crédit de la démocratie tout entière. En somme, la démocratie ne tient debout qu’adossée à une éducation proprement démocratique, car elle demande à ses acteurs, quels que soient leur nombre et leur état, de se surpasser, d’être les meilleurs à ce niveau de proposition et de décision, de former un aristodemos puissant et éphémère. S’ils parviennent ensemble au degré d’excellence attendu, il leur faudra se contenter d’un remerciement. La forme de chevalerie qu’ils incarnent exige d’eux qu’ils s’éclipsent, une fois le service rendu, qu’ils cèdent leur place à d’autres, leur donnent une chance de se surpasser à leur tour. Un démocrate sincère mourrait de se voir honoré au-delà de la reconnaissance à l’acte, de se voir attribuer, en récompense de son dévouement temporaire, des titres et des privilèges permanents.
Dans la période où nous vivons de globalisation de la guerre économique, l’émergence d’un aristodemos renouvelable travaillant à l’expansion du bonheur collectif paraît relever de l’idéalisme. Pourtant, que ce peuple-là soit invisible ne veut pas dire qu’il soit introuvable. Les outils de la démocratie véritable sont le plus souvent dispersés, mais rien ne nous empêche, hormis la peur de penser l’humanité dans la profondeur et dans l’étendue, de rassembler la panoplie. L’expérience antique nous y aide, par-delà ses limites culturelles intrinsèques. Le schéma que je vous propose ici s’inspire des rapports de l’Ecclesia et de la Boulè tels qu’établis par la constitution démocratique athénienne. Il peut être amendé, affiné, et je vous invite d’ailleurs à le faire.
- Le corps civique est constitué de tous les citoyens et de toutes les citoyennes en âge de proposer, en leur nom propre ou à plusieurs, un projet de loi/de directive/d’arrêté, de siéger et de voter.
- Les échelons territoriaux se distribuent ainsi : commune, communauté de communes, région, état, fédération d’états.
- Toute proposition de loi/de directive/d’arrêté doit être dûment motivée.
- À chaque échelon, un conseil législatif fait office de filtre entre les propositions et la collectivité. Il vérifie la conformité à la constitution de chaque proposition, en discute la portée et la pertinence, en listant les plus et les moins, et la reformule, si besoin, en vue de son inscription à l’ordre du jour de la prochaine session de l’assemblée du peuple ou du calendrier référendaire. Un projet de loi/de directive/d’arrêté, avant d’être soumis au peuple, gagnerait à être présenté ainsi : 1) motivation(s), 2) proposition(s), 3) exposition des plus et des moins. Le conseil n’écarterait pas a priori une proposition qui assumerait pleinement son inconstitutionnalité, à condition toutefois qu’elle pointe explicitement un défaut de la constitution et/ou suggère une réforme sociétale qui vise à améliorer le bonheur collectif.
- Le conseil législatif, à chaque échelon, est formé de citoyens et de citoyennes volontaires tirés au sort, à raison de 10 hommes et de 10 femmes par échelon inférieur à l’échelon où le conseil exerce. Exemple : si l’on prend l’échelon 2 (communauté de communes), dix hommes et dix femmes seront tirés au sort dans chaque commune pour former le conseil législatif de la communauté de communes. Pour l’échelon 1, l’échelon -1 sera celui des quartiers. Les conseillers et les conseillères sont en fonction à plein temps pendant un an. Leur mandat n’est pas renouvelable. Leur poste professionnel est gelé tout le temps que dure leur mandat de façon à ce qu’ils le récupèrent à la sortie. Ils sont rémunérés par la collectivité.
- L’assemblée du peuple amende et vote les lois/directives/arrêtés inscrits à l’ordre du jour par le conseil législatif. Elle est ouverte à tous les citoyens et à toutes les citoyennes en âge de participer. Pour les deux premiers échelons, elle a son siège sur le territoire concerné. Si vous vous effrayez du nombre de participant(e)s que cela représente pour l’échelon 2, tant du point de vue du brouhaha que cela risque d’occasionner que de l’espace qu’il faudrait libérer, songez que le siège de l’Ecclesia, à Athènes, comporta jusqu’à dix mille places, pour quarante mille citoyens, qu’au maximum six mille s’y assirent sans s’écharper et que nos stades de football, nos zéniths, où les foules peuvent faire silence pour écouter une diva, auraient toutes les commodités pour accueillir les quelques dizaines de milliers d’intéressé(e)s. L’assemblée du peuple, aux deux premiers échelons, se réunit une fois par semaine. Le fléau de l’absentéisme ne promet pas d’y être plus ravageur qu’à l’Assemblée Nationale, où même certains présents ont l’air d’être absents.
- Aux échelons 3, 4 et 5, il paraît difficile de convoquer des masses d’hommes et de femmes considérables. L’assemblée du peuple, l’assemblée des peuples à l’échelon 5, sera consultée, à une fréquence variable, par voie référendaire pour les grands projets de lois/de directives (aux conseils législatifs de faire le tri).
- Il est tout à fait possible qu’une loi ou un arrêté des échelons 1 et 2 porte en germe une réforme sociétale majeure intéressant un plus vaste territoire et donc susceptible d’être soumise à approbation populaire par voie référendaire.
Vous noterez qu’il n’est pas question, dans mon schéma, de partis, de commissions, de représentations électives, de tous ces intermédiaires parasitaires et budgétivores qui font grimacer le demos, comme autant de masques de théâtre aux expressions outrancières. Ce que nous appelons démocraties en songeant aux nations impériales du bloc occidental ne sont que des simulacres auxquels il nous est généralement bien commode de nous laisser prendre parce qu’ils nous déchargent de la responsabilité et de l’effort de servir nous-mêmes, de nous surpasser dans un secteur squatté par les squales depuis si longtemps qu’il serait, croyons-nous, suicidaire d’aller y faire trempette. Pourtant, il faut y faire trempette, car, en dehors de l’Athènes du Ve siècle, et encore, avec toutes les restrictions que l’on sait, jamais le peuple ne s’est réellement gouverné. Les faux démocrates vous soutiendront qu’il n’en a jamais eu le désir.
C’est un truisme d’affirmer que la Révolution française demeure inachevée. Cependant, fût-elle allée jusqu’au bout de ses possibilités, il n’est pas certain qu’elle eût changé radicalement le cours des choses. Le « peuple » révolutionnaire, Paris s’arrogeant la part historiquement la plus visible, comme si la Province n’avait pas eu son mot à dire, offrait le triste spectacle d’amas d’hommes et de femmes exaltés, haineux, sanguinaires, inconséquents, versatiles, lancés les uns contre les autres par les autocrates vertueux de la boucherie idéologique. Le demos eut ainsi plus facilement accès aux armes qu’au gouvernement de la République et l’enchaînement des guerres le détourna de la chasse aux nouveaux accapareurs. En même temps, il était prévisible, vu le régime d’où l’on partait, que la démocratie fût empêchée de voir le jour dans le Siècle des Lumières. Cela doit nous rassurer sur les chances qu’elle a d’éclore présentement, dans une Ve République finissante. Notre gouvernement est infradémocratique, ce qui est mieux que rien, et le peuple y a une marge de manœuvre réelle, bien qu’étroite. Les partis sont en train de s’effondrer sur eux-mêmes, emportant avec eux les fondements de la représentativité élective, survivance de la confiscation oligarchique. Un grand appel d’air se fait, qu’il convient d’exploiter avant que l’urgence écologique ne nous prenne à la gorge et ne favorise les menées totalitaires. C’est une chance comme il y en eut bien peu dans l’histoire politique. Nous devons la saisir pour faire peuple librement, à égalité de voix, fraternellement. C’est en tout cas mon rêve, qui vaut bien celui du pasteur King, n’en déplaise aux sceptiques.