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Billet de blog 30 mai 2014

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La République perd la tête. Gardons-nous de lui en chercher une !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans un billet récent, je laissais entendre que, contrairement à ce que serinent la plupart des commentateurs, orphelins inconsolables de l’assignation sociologique par le vote, il fallait voir dans les dernières élections une confirmation de la maturité croissante du corps civique.

Ce corps civique, en effet, que d’aucuns croyaient acquis aux structures partisanes traditionnelles, bien assises sur leurs magots idéologiques, devient de plus en plus volatile, insaisissable. Non pas qu’il soit fantomatique. L’abstention est loin d’être une absence, elle peut même être lue comme une forme supérieure de conscience politique, de même que le scepticisme peut être lu comme une forme supérieure de lucidité. Non, le peuple s’est fait plastique, s’est fait Protée pour passer entre les barreaux de TINA*. Il serait intéressant de chercher à définir le peuple en partant de là et non des images de communion imbécile, bras ou poings levés, autour des prophètes de l’abîme.

Symétriquement, en négatif, la classe politique française, y compris sa partie, à l’extrême droite, qui prétend ruer dans les brancards en tirant toujours le même vieux tombereau d’hostilités mal placées, persiste dans son renoncement à toucher à l’essentiel et le signe plutôt deux fois qu’une. Ne la croyez pas suicidaire : elle est persuadée d’être bien défendue. Les Gardes républicains ne la trahiront pas comme les Gardes-françaises ont trahi le roi. Et s’ils faisaient malgré tout défection, Academi (ex-Blackwater) est sur les rangs pour prêter main forte aux nervis des partis en déroute morale, la Grèce servant à nouveau de laboratoire en la matière.

En somme, le peuple bouge encore, un peu au hasard d’initiatives éparses, mal coordonnées et contrariées par une administration peu encline à partager son magistère, mais il bouge ! Il paie même d’audace en quelques occasions, osant mettre en péril le peu de confort qu’il lui reste et que la technostructure lui marchande à vil prix. Il n’attend pas le prochain accès de réformite de ses représentants pour se réformer.

En face, l’oligarchie dirigeante se mobilise... dans le raidissement. Un raidissement romantique, cheveux au vent mauvais, sous une pluie battante de crachats et de quolibets. Cette pluie ne l’atteint toutefois que rarement, tant elle dispose de parapluies obligeants pour la couvrir. Il est tellement facile de mourir au monde médiatique et de ressusciter dans ces conditions. Qu’elle se rappelle simplement que la Passion des accapareurs a déjà eu pour Golgotha une place publique et pour appareil de martyre une guillotine. Qu’elle se rappelle aussi que les mercenaires d’élite de la Garde suisse furent massacrés sur le perron du Palais des Tuileries.

Ainsi, à ma gauche, nous avons le président mort-né d’une République zombie, qui ne règnera bientôt plus que sur l’Élysée et ses dépendances ; à ma droite, nous avons son prédécesseur, qui confond trompettes de la renommée et batterie de casseroles. Le premier se croit immarcescible ; le second se croit irrésistible. S’imaginer que le peuple se trouve entre ces deux jouteurs à compter les points, c’est se tromper lourdement. Il n’y a que ceux qui festoient des peuples pour arbitrer cette nanomachie. Le peuple est ailleurs et il n’est même pas dit qu’il soit occupé à préparer le goudron, les plumes et le tonneau à bretelles pour ces messieurs. À ce niveau d’entêtement, la leçon ne porterait pas ses fruits. Alors, diront certains, étêtons les entêtés ! Malheureusement, cela ne déracinerait pas chez leurs fidèles l’envie de se donner une tête.

Le mieux serait de ne plus tenir compte du tout de ce qui se trame au sommet, puisque le sommet s’est détaché lui-même du corps civique qu’il est censé représenter ; le mieux serait d’opposer un ventre mou à une gouvernance molle serve d’un capitalisme dur, d’investir les friches républicaines, de les développer et de les raccorder jusqu’à ce qu’elles étranglent les chasses-gardées ; le mieux serait de réfléchir au moyen de ne plus s’attacher à une tête. Les concepteurs de la démocratie athénienne y avaient beaucoup réfléchi. Peut-être devrions-nous reprendre leurs travaux où ils les ont laissés.

Cela implique que nous recevions avec la plus grande méfiance les initiatives telles que celle portée par Jean-Pierre Mignard, Cynthia Fleury et Benjamin Stora. Ces trois apparatchiks de la pensée de gauche, chacun dans son registre (encore que la tentation du cumul les pousse à en sortir), ont (enfin) senti le vent tourner et plutôt que de le prendre en pleine face, cherchent à l’avoir derrière eux pour gonfler la voilure de leur entreprise. Seulement, quand on se préoccupe de servir le peuple, on s'efface, on s'anonymise, on ne se laisse pas inviter partout pour dire combien on aime un peuple qu'on ne voit plus et qu'on ne fréquente plus depuis longtemps. Il est un point capital dans leur appel : le mode de désignation des députés qui réécriront la Constitution. Pour empêcher les apparatchiks lucides de se substituer aux apparatchiks bornés, je ne vois que le tirage au sort. Nos trois intellectuels penchent plutôt pour une élection au suffrage universel et se voient sans doute parmi les heureux élus, parce qu'ils font partie des « sachants ». On ne dit pas au peuple qu'il est mûr pour lui resservir la même soupe d'Ancien Régime, car l'élection, qui entretient l'esprit de brigue, l'esprit de parti, relève de l'ethos aristocratique, fût-elle « au suffrage universel ». Le jour où nos trois éminences diront clairement qu'elles n'aspirent à occuper aucune fonction politique, même au sein d’une constituante, qu’elles se contenteront de conseiller les amateurs désignés par le sort, ce jour-là, leur appel fera sens. La vertu par l’exemple.

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* TINA pour "There is no alternative", slogan thatchérien qui consacre l'avènement du nouvel ordre mondial mercantiliste.  

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