I. Une parole fragmentée, sans lieu ni temporalité
Nous vivons dans les interstices. Entre deux réunions, entre deux stations de métro, entre deux pensées à peine formulées, nous lançons un message, répondons à une attente, partageons une humeur. WhatsApp, Messenger, Signal, Instagram… ces messageries instantanées, nées pour simplifier la communication, sont devenues les premiers réceptacles de nos affects. On y parle peu, on y réagit. On y pense moins qu’on y ressent. Le temps y est aboli, l’élaboration supprimée, la forme sacrifiée.
Il ne s’agit pas ici de déplorer, une fois de plus, la disparition d’un âge d’or de la conversation. Les affects n’ont jamais été simples à dire. Ce qui change, c’est le support, la vitesse, l’économie générale de nos relations. À force de s’échanger des fragments de soi dans des bulles de texte, nous avons déplacé le lieu même de l’émotion : elle ne passe plus par la lenteur d’une parole ou la densité d’un regard, mais par une suite d’émojis, de vocaux hachés, de « j’ai pas les mots » jetés à toute heure. Ce n’est plus tant l’absence de mots qui frappe, que l’absence d’effort pour en chercher.
II. Une économie de l’émotion sans élaboration
Or, un affect qui ne trouve pas sa forme reste un cri. Il monte, déborde, se répète. Le canal numérique, en rendant tout possible et instantané, rend tout aussi immédiatement périssable. À quoi bon peser un mot si l’on peut le supprimer, le corriger, le remplacer par un sticker ? À quoi bon écrire une lettre si l’on peut envoyer un « tu me manques » toutes les dix minutes ? C’est là que se joue le paradoxe contemporain : jamais nos émotions n’ont été aussi visibles, et jamais elles n’ont été aussi peu formalisées.
Il ne s’agit pas de moraliser l’usage, ni de condamner l’expression brute. Il s’agit d’un constat : nos relations souffrent d’un trop-plein non mis en forme. C’est cette mise en forme – littéraire, langagière, symbolique – qui fait passer du pulsionnel au partageable. On peut aimer, souffrir, désirer, être jaloux. Mais il faut que cela passe quelque part. Il faut un lieu, un temps, une forme. Non pas pour esthétiser l’émotion, mais pour la rendre pensable. Ce que la psychanalyse appelle « travail de deuil », ce que l’écriture intime permet, est aujourd’hui souvent court-circuité par la gratification immédiate du message envoyé.
III. Réapprendre à donner forme à l’émotion
La réponse n’est pas la coupure. Elle est la rééducation. Rééduquer le langage, réapprendre à différer, à élaborer, à donner une forme qui respecte le fond. Écrire une lettre plutôt qu’un message. Formuler une pensée avant de répondre. Attendre une heure, parfois une journée. Non pas pour faire violence à l’émotion, mais pour lui donner les moyens d’exister autrement que dans l’explosion.
Les plateformes ne nous empêchent pas de penser. Mais elles rendent la pensée facultative. Elles font croire que ressentir suffit. Il faut, contre cette illusion, réaffirmer la puissance de la forme. Car c’est par elle que l’émotion devient parole. Et que la parole devient lien.