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Billet de blog 28 juillet 2025

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Oui, ça coûte. Et alors ?

« La déconstruction, ça coûte », affirme Wissam Xelka. Et si, au lieu d’y voir une fin de non-recevoir, on y lisait le commencement de toute transformation réelle ? Cette tribune interroge ce que recouvre ce refus du coût : confort idéologique, privilèges silencieux, peur de perdre un pouvoir toxique. Car oui, ça coûte — mais n’est-ce pas là, justement, ce qui fait la valeur d’une lutte ?

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« La déconstruction, ça coûte. » Cette phrase, prononcée par Wissam Xelka lors d’une plénière de l’Université d’été décoloniale, a suscité des applaudissements et un assentiment complice. Elle semblait dire la vérité nue : il ne suffirait pas d’invoquer de grands principes pour transformer les réalités sociales, en particulier lorsqu’il est question de masculinités non blanches, marquées par des rapports de race, de classe, et de violence structurelle.

Mais peut-être faut-il justement s’arrêter un instant sur ce « ça coûte » — non pour le réfuter, mais pour l’interroger. Car après tout : qu’est-ce qui ne coûte pas ? Et plus encore : que cache cette posture réaliste en apparence, mais redoutablement conservatrice dans ses effets ?

I. Le progrès a toujours coûté

Nul progrès social, politique ou anthropologique ne s’est jamais accompli sans coût. Il n’y eut pas d’abolition sans soulèvements, pas de démocratie sans émeutes, pas de droits sociaux sans luttes prolongées, pas de libération féminine sans ruptures douloureuses. Toute transformation réelle exige une mise en danger de soi.
Le féminisme lui-même — celui des femmes non blanches, des femmes prolétaires, des femmes queer — n’a cessé de payer pour exister : rejet des familles, précarité accrue, solitude politique, exposition médiatique, violence physique ou symbolique. Pourquoi, dès lors, les hommes — fussent-ils non blancs, dominés par ailleurs — seraient-ils exonérés de ce que toutes les autres catégories dominées ont dû affronter ?

II. Le refus du coût : un privilège déguisé

Refuser de payer le coût d’une transformation revient souvent à défendre les bénéfices invisibles du statu quo. Dire que déconstruire la masculinité est trop coûteux, c’est parfois dire, en creux : "je préfère ce que j’ai, même si c’est toxique pour moi et pour les autres".
Or c’est là que se manifeste une forme subtile de privilège : celui de pouvoir différer, minimiser, ou déléguer la responsabilité du changement. Ce que l’on dit impossible pour les hommes non blancs est en réalité exigé sans cesse des femmes non blanches : prendre sur soi, se transformer, survivre au prix de l’effort.

III. Ce que dissimule le fétichisme du coût

L’argument du coût élevé sert parfois à naturaliser un rapport au monde : celui d’une virilité perçue comme ultime ressource de fierté dans un univers dévalorisant. Mais la question n’est pas de nier cette fierté : elle est réelle, souvent construite dans la douleur.
La question est de savoir si cette fierté doit être sanctuarisée, ou bien transformée — non pas pour être humiliée, mais pour être réorientée. On ne lutte pas contre la virilité des dominés pour les rendre dociles : on la défie pour qu’elle cesse d’écraser les plus vulnérables. Le "ça coûte" devient alors l’alibi ultime d’une masculinité qu’on ne veut pas abandonner, même au prix de l’oppression des autres.

IV. Civilisation, lutte et coût : une même grammaire

Déconstruire la masculinité, ce n’est pas se mutiler. C’est faire le choix d’une vie plus habitable pour soi et pour les autres. C’est assumer que l’émancipation n’est pas un don, mais une conquête — et que toute conquête engage un effort.
Il ne peut y avoir de projet de civilisation sans un rapport adulte au coût. Celui qui veut abolir le patriarcat sans que cela ne lui coûte rien a déjà renoncé à toute forme de transformation réelle. La lutte est coûteuse par définition. Et c’est peut-être dans ce prix, précisément, que se loge une part de sa dignité.

V. Refuser le coût, c’est refuser d’entrer dans la lutte

On ne peut vouloir un monde plus juste sans accepter d’être transformé par lui. On ne peut dénoncer le capitalisme, le colonialisme, le patriarcat, tout en se protégeant des fissures que ces structures impriment en nous.
Le "ça coûte" n’est pas une raison de se retirer de la lutte : c’en est la condition d’entrée. Le courage n’est pas dans l’authenticité supposée d’une virilité en colère ; il est dans le fait de consentir à perdre un peu de soi, pour que d’autres cessent d’être écrasés.


Conclusion : la grandeur du renoncement

Oui, ça coûte. Mais c’est précisément parce que ça coûte que cela vaut.
Nous ne devons pas chercher des luttes sans douleur, sans contradiction, sans perte : cela n’existe pas. Ce que nous devons chercher, c’est une vérité politique à la hauteur de notre époque. Non un confort, mais un engagement lucide.
Déconstruire sa masculinité, renoncer aux réflexes de domination, consentir à être blessé dans sa fierté : cela a un coût. Mais l’immobilisme, lui, est ruineux.
Et si nous voulons faire quelque chose de nous — pour reprendre les mots de Xelka — alors commençons par accepter de payer le prix du monde que nous appelons de nos vœux.

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