Un disque peut être dégusté par plusieurs entrées. C’est le cas ici. Les écoutes successives de Zeitgeist, sorti ce printemps, entérinent l’affirmation. Sur neuf compositions, Laurent Cugny en signe deux. L’on se retrouve rapidement emporté par mille choses : la frénésie collective (les unissons improvisés : ainsi I Want You des Beatles + Mr Foster de Miles Davis) ; le drive (la batterie impériale de Stéphane Huchard, omniprésente, particulièrement sur Boogie Woogie Waltz de Joe Zawinul, l'ensemble boosté par les jeux de baguettes d’Antoine Paganotti ou d’Elie Martin-Charrière). Egalement par les solos (la trompette de Quentin Ghomari, beauté absolue sur Woodstock de Joni Mitchell - le piano Fender Rhodes de Pierre de Bethmann, velours surchoix sur Mood Indigo de Duke Ellington - la guitare de Manu Codja sur L’Air que l’on respire de Michel Jonasz + I Want You - les féeries de l’orgue Hammond B3 de Laurent Coulondre sur Salamero, composé par Cugny- la profondeur effarante de la clarinette basse de Stéphane Guillaume sur Mr Foster de Miles Davis - l’a propos des soufflants (le soprano virevoltant de Martin Guerpin sur Liviore, signé Cugny + Mood Indigo - dix minutes de félicité, signé Duke Ellington) - les diamants distribués par le contrebassiste Clément Daldosso sur Mood Indigo). Enfin par le concept (la période années 70 - électrique - du trompettiste Miles Davis) et la perfection des arrangements (Laurent Cugny).
L’œuvre transporte. L’on retrouvera sans aucun doute l’album Zeitgeist (CHOC Jazz Magazine, numéro de mai), dans les palmarès de fin 2023. L'écoute offre à chaque récidive sur la platine une variation d’un nouveau point culminant d’intensité. L’indice des réalisations parfaites... Quant à la scène ? Le directeur de Jazz à Saint Germain, Frédéric Charbaut, ouvrant la prestation du 17 mai 2023 à l’Auditorium de Jussieu (Paris, 5e), dévoilait sa réaction à la découverte des morceaux. Éberlué, il avait cherché la meilleure visibilité pour l’événement. Il a aussitôt songé au concert de clôture du festival comme Soirée de « sortie d’album ». On aimerait éprouver à nouveau le plaisir de sentir en concert le mouvement de cette masse sonore. Or il ne reste qu’un seul concert de prévu d’ici la fin de l’année, le 16 décembre au Studio 104. Le rappel de Jussieu terminé (longue ovation debout), Fred Charbaut s’émerveille devant moi : « cette musique ouvre sur tellement de choses ». Finement observé. Les notes de dos du CD Zeitgeist abondent le propos : « Laurent Cugny livre ici sa définition du jazz. Un langage musical universel qui traverse les époques et transcende les mélodies ». Au fil des plages, dans les rues de La Nouvelle-Orléans, de Londres, de Paris (autant d'époques du jazz), s’enlacent harmonies et dissonances. En fusion totale. Une musique sur la durée. La marque de Laurent Cugny, en outre Prix Django Reinhardt de l'Académie du jazz (1989), la plus prestigieuse des récompenses hexagonales. Avec une large part d’improvisation aux artistes. Galvanisés. L’ancien directeur de l’ONJ, professeur de musicologie à La Sorbonne, tout en s'affirmant ancré dans les racines originelles du jazz, envoie sur orbite la fine fleur du jazz français actuel. L’impression d’émerveillement ne nous prend pas de court : il n’est qu’à lister les Galactiques du Tentet. On a besoin d’une musique qui avance, bouleverse, bouscule les sens et les neurones. Il faut entendre et revoir ce programme. Ne serait-ce que pour saisir le mystère d'une musique qui touche à ce point.
INTERVIEW LAURENT CUGNY
Bruno Pfeiffer : tous les jazz semblent fraterniser sur le CD Zeitgeist : quelle était l’intention ?
Laurent Cugny : le disque se réfère à plusieurs époques. Je me suis projeté dans le passé. J’avais envie d’entendre le son des musiciens qui me procurent une émotion. Je tiens à ce côté jubilatoire. D’où la profusion de rythmes, nécessitant deux batteries. D’où la profusion de plusieurs claviers, comme dans le rock progressif anglais des années 70. Le parcours de mes coups de cœur musicaux vous surprendra. Il trouve sa source dans le rock (Beatles, Led Zeppelin, Soft Machine) et le folk (Joni Mitchell, Neil Young). Suivent Louis Armstrong et Ornette Coleman. Puis John Coltrane et Miles Davis. J’ai voulu créer, avec ce brassage, quelque chose d’énigmatique.
BP : Vous êtes sûr de votre coup une fois l’arrangement sur le papier ?
Laurent Cugny : L’arrangeur ne peut jamais savoir si la partition fonctionne ou pas.
BP : Quelle est la consigne aux musiciens ?
Laurent Cugny : Je suggère une modalité de jeu : l’improvisation. En studio comme en concert. De surcroît, nous répétons très peu. Apparaît forcément une partie importante d’improvisation. En revanche, nous finalisons un consensus dans l’ordre des solos. Enfin, j’encourage une liberté totale : tout le monde joue tout le temps. L’improvisation devient un moyen. Par exemple, les trois claviers (Laurent Coulondre – Pierre de Bethmann – moi) jouent parfois ensemble, comme dans Liviore. Quant à Manu Codja, avec sa considérable palette de sons à la guitare, il joue en permanence. Pour illustrer le fonctionnement, certains musiciens découvraient le canevas et le thème en réel, une fois devant le pupitre… En définitive, ce que nous avons partagé ? Avec la précision rythmique et la définition des sons, une idée de fête ! A certains moments, la musique devenait orgiaque.
BP : Le solo sublimissime de Quentin Ghomari dans Woodstock, vous l’aviez prévu ?
Laurent Cugny : Exact. C’est ce que j’avais dans l’oreille.
Bruno Pfeiffer
CD Laurent Cugny Tentet Zeitgeist (Label Frémeaux&Associés)
CONCERT Laurent Cugny Tentet Zeitgeist, 16 décembre (19h), au Studio 104 de La Maison de Radio France (Paris 16e)
Je dédie cet article du Blog à Gilles Perrault, grand humaniste, adversaire de la peine de mort. Un géant. Il laisse une trace énorme. Nous avions animé ensemble plusieurs sessions de formation au CFPJ dans les années 90. L’écrivain nous a quitté le 3 août 2023. J'ai beaucoup de peine.
CONCERTS 2023
Michel Bonnet du 4 au 6 août 2023 pour 4 concerts de la Suite Wilson à Nyon (Suisse). Le disque de l'octet (Suite Wilson : "Eeny, Meeny, Mini, Mo"/Camille Productions-Socadisc), animé par le trompettiste, et par le légendaire Jacques Schneck au piano, deux fines lames "swing années trente" s'est retrouvé dans les trois finalistes en 2022 du Prix du jazz classique décerné par L'Académie du jazz. Et a reçu le Prix spécial du jury du Hot Club de France la même année. Je m'intéresse au parcours de Bonnet depuis quelque temps. Son jeu s'inspire (notamment) de Louis Armstrong, Rex Stewart, Cootie Williams et Roy Eldrige. Bonnet porte la même émotion que ses idoles. Les meilleurs l'ont repéré (Premiers gigs chez Gilbert Leroux, fondateur des Haricots rouges, et chez Raymond Fonsèque - six ans titulaire dans le big band de Claude Bolling - six ans avec le groupe Pink Turtle - et maintenant l'un des moteurs de la Suite Wilson). Le groupe rend hommage aux combos que le pianiste Teddy Wilson recrutait pour les enregistrements immortels avec Billie Holiday dans les années trente-cinq à quarante-deux (supervisés par John Hammond). Considérés par beaucoup (moi compris), comme les meilleurs de la chanteuse. La bande a rempli, l'an dernier, le Bal Blomet (Paris, 15e), club réputé pour la qualité de ses affiches. Le concentré de swing de la Suite Wilson ouvrira le premier jour (14/08), le festival Piano dans la Pinède à Grand Village Plage (14 au 18 août). Le rendez-vous jazz classique de la fin de l'été, sur l'Île d'Oléron. La Suite Wilson, c'est - sur le disque - la voix d'Antonella Vuliens; la clarinette et l'alto de Mathieu Verhnes; le ténor de Nicolas Montier; la batterie de Jean-Luc Guiraud; la guitare de Félix Hunot; la basse de Laurent Vanhee. À Nyon et Oléron, Christophe Davot tiendra la guitare. Tous tournés vers un but : restituer dans la Suite Wilson, l'esprit d'un brillantissime pianiste méconnu, Teddy Wilson, incarnation de la Swing Era.
Au Grès du Jazz du 5 au 13 août à La Petite Pierre, dans les Vosges du Nord (Bas - Rhin). Programmation richissime, avec Robin McKelle (sensationnel Impressions of Ella, sur DOXIE Records), Airelle Besson, Rhoda Scott (il serait définitivement étourdi de passer à côté du déchirant Trio Gospel, ou de son pétulant Lady quartet), Laurent Mignard Duke Orchestra, Sébastien Trœndlé (voir ci-dessous), Bireli Lagrene (monarque incontesté des guitaristes actuels), Michael Alizon, Rocky Gresset, et abondance d'autres bonheurs. Le cadre lui aussi vaut résolument le déplacement.
Festival international de boogie-woogie de Laroquebrou, dans le Cantal, du 9 au 13 août. LA référence pour le piano des années 20, 30, 40 ! Laroquebrou est incontestablement le plus grand festival de boogie-woogie du monde. Sébastien Trœndlé, créateur du festival ON THE MISSISSIPPI à Strasbourg (Alsace), vient d’être nommé à sa direction musicale. Un tournant majeur.
Anne Paceo le 8 septembre (20h - Cité de la Musique, Paris 20e) pour le projet S.H.A.M.A.N.E.S dans le cadre de Jazz à La Villette (30 août au 10 septembre 2023). La (remarquable) batteuse et (brillante) compositrice française mène ce programme depuis un an. Je l'ai entendu à Junas (Gard) cet été. Séduit. Le concert valait vraiment le déplacement. Au passage : réservez vite, les carrières de Junas débordaient de monde. Également à l'affiche de La Villette : De La Soul live band, Meshell Ndegeocello, GoGo Penguin, Oumou Sangaré, Mulatu Astatke, Sixun, Ezra Collective, Samara Joy, Lee Fields, Lakecia Benjamin,
Leila Olivesi le 21 septembre à 20h30 au New Morning (Paris 10e). La nouvelle lauréate du prestigieux Prix Django Reinhardt de l'Académie du Jazz présentera (en octet, formation de son superbe CD, Astral), un bijou à la fois bien dans les racines et à l'aise dans ses explorations. Retrouvez la jeune garde du jazz actuel : Leïla Olivesi - piano, composition; Jean-Charles Richard - sax baryton & soprano; Baptiste Herbin - sax alto & flûte; Adrien Sanchez - saxophone ténor; Quentin Ghomari - trompette & bugle; Manu Codjia - guitare; Yoni Zelnik - contrebasse; Donald Kontomanou - batterie.
TriumViret le samedi 23 septembre 2023 (12h), en l'Eglise Notre-Dame de Portbail (Manche) dans le cadre du festival Les Arches en Jazz. Triumviret, un jeu de mots réussi pour le trio du contrebassiste Jean-Philippe Viret et de ses enfants : Adèle (violoncelle) et Oscar (trompette). Comme dans beaucoup de familles, on compose et on improvise. Ici, c'est en musique (jazz), en public, et à un très haut niveau.
Michel Pastre (sax ténor), Louis Mazetier (piano), et Guillaume Nouaux (batterie) le vendredi 6 octobre (20h) au Son de la Terre (7, quai de Montebello, Paris 5e). Trois Français, trois kadors du jazz classique présentent leur excellent nouvel album "Fine ideas" (Camille Productions). Le haut du panier.
Famoudou Don Moye ouvrira le samedi 14 octobre à 20h30 la saison 23/24 de l'Espace Sorano (Vincennes). Le percussionniste fut le pilier de l’Art Ensemble of Chicago, formation phare des années free, collectif d’expérimentateurs soucieux d’ouvrir le jazz aux musiques contemporaines - et aux sons du monde décolonisé. Ce héraut de la Great Black Music poursuit le trajet aux commandes du Percussion and Brass Express Trio : Christophe Leloil (Les Quatre Vents, Archie Shepp) à la trompette, et Simon Sieger, aussi habile au trombone qu’au piano. Parmi les nombreuses affiches séduisantes du programme : Ex Machina le 10 novembre, Dal Sasso Big Band "Chick Corea's Three quartets revisited" le 8 décembre, Romain Pilon trio avec Jeff Ballard le 4 avril, Camille Bertault le 4 mai, Lisa Cat-Berro "Solaxis" le 8 juin.
Ramona Horvath le 18 novembre à 19h au Sunside (Paris, 1er). La pianiste (elle nous fait fondre aussi bien avec Duke Ellington qu'avec Debussy), nous régalera de son prochain album Carmen's Karma sur le label Camille productions (sortie le 3 novembre 2023). Une rythmique éprouvée pour l'épauler : le batteur Antoine Paganotti (entendu récemment briller dans le Laurent Cugny Tentet) - le précis et mélodieux Nicolas Rageau à la contrebasse. Recommandé.
Francis Laffon le jeudi 23 novembre 2023 à 20h à fond de cale (et à fond la caisse) à la Péniche Anako (Quai de Loire - Paris 19e). Avec le chansonnier revit le talent des grands paroliers : Boris Vian, Léo Ferré, Jean-Roger Caussimon, Georges Brassens. Pour toute information : info@penicheanako.org.
Sophie Darly le 7 décembre 2023 au studio de L'Ermitage (Paris 20e). Son prochain album, le troisième, (Slow Down Fast, sur le label Broz) sera alors sorti. La vocaliste a composé les huit titres : une abondance de gospel, de blues, de soul, de jazz brûlant, de passion partagée. Partout, grâce, feeling, virtuosité à revendre. Qu'on juge aussi de la qualité de l'ensemble par les présences des musiciens : Pierrick Pedron, Julien Alour, Antoine Reininger, Daniel Mizrahi, Arnaud Gransac, Mathieu Penot, Hector Gomez. Une révélation.