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Billet de blog 23 mai 2024

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1954, année jazzistique

1954. Le jazz français reprend ses esprits. Un an plus tôt, Django Reinhardt disparaissait. Or le jazz explose. Intellectuels et passionnés prennent les choses en mains. Certains fondent l’Académie du jazz. D'autres se lancent dans l’aventure Jazz magazine. 70 ans après, les deux structures sont devenues les points cardinaux d'une musique universelle.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 16 mai 1953, l’Europe perd Django Reinhardt. L’un des plus grands improvisateurs de l’histoire du jazz. Comme si le deuil restait sans effet sur les passions, la querelle redouble entre érudits, critiques, musicologues, et amateurs. Les Raisins aigres défendent le jazz moderne ; les Figues moisies, le swing des origines. Depuis la déflagration parisienne du grand orchestre du boppeur Dizzy Gillespie à la salle Pleyel (1948), chaque faction veut proclamer sa vérité du jazz. Certains soirs, à Paris, sur le pont au Change - il relie la place du Châtelet à La Conciergerie - les bandes rivales s’invectivent, s’insultent, en arrivent parfois aux mains. La querelle durera des décennies.

Avides d’apaisement, sous la houlette du compositeur André Hodeir, une quinzaine dhumanistes, progressistes pour la plupart (intellectuels, collectionneurs, chercheurs, et plusieurs collaborateurs du bulletin édité pat le Hot Club de France), se réunissent en 1954. Avec Boris Vian, Jean Cocteau, Georges Auric, Yves Montand, Frank Ténot, les éclairés fondent l’Académie du jazz. Indépendante, anti-conformiste, bref « anti-académique » selon l’expression d’André Francis, futur membre. Majorité de Raisins aigres. Le premier président (Hodeir), liste les attributions : particulièrement un prix pour le Meilleur soliste français. Naturellement baptisé... Prix Django Reinhardt. L’Académie sera une instance remettante. Consensus pour commencer : le Prix Django Reinhardt 1954 au saxophoniste Guy Lafitte, dont le jeu construit un pont entre les factions. En 1954, la créativité du jazz explose. En 1955, l’Académie récompensera Martial Solal. Et le saxophoniste surdoué Barney Wilen (Prix 57). L’an dernier, l’Académie a élu Jean-Michel Proust comme président.

L’année 1954 multiplie les feux d'artifice. Aux USA surtout! Dizzy Gillespie – Billie Holiday – Errol Garner – Ella Fitzgerald – Oscar Peterson, illuminent de leur brio le premier Jazz festival de Newport. En dépit des menaces du Maccarthysme, les vedettes de l’âge d’or brillent de mille feux. En 54, l’hercule américain du piano, Art Tatum achève un travail colossal avec l’exécution de huit heures de piano en solo, à la demande de Norman Granz, sur le label Verve. Les trésors prospèrent, alors que la modernité répand ses bienfaits. La presse américaine (TIME Magazine) remarque le disque Jazz Goes to College de Dave Brubeck (l’hebdo monte en Une le portrait dessiné du leader). Clifford Brown et Max Roach chamboulent tout (in Concert); avec Helen Merril (Emarcy), et Sarah Vaughan (Swingin’ Easy). Chet Baker laisse entrevoir des années fabuleuses (promesse tenue) avec le pianiste Russ Freeman sur le label Pacific Jazz. Lee Konitz sidère : en quartet ou avec Lennie Tristano. Stan Getz et le tromboniste Bob Brookmeyer éblouissent Los Angeles (At the Shrine -Verve). Sur le label Prestige, Monk grave un album tout en majesté avec le saxophoniste ténor Sonny Rollins. Ray Charles nous informe. Avec I Got a Woman (Français : « je me suis trouvé une copine »), l’Américain de Georgie ébranle la planète. On est content pour lui (et pour nous). Enfin, John Lewis, pianiste du Modern Jazz Quartet, écrit une composition immortelle : Django.

En France ? Monk déjà. Le pianiste innove depuis plusieurs années. Charles Delaunay met à profit le Salon du jazz à Paris en juin 1954 pour enregistrer un formidable disque de Thelonius Monk en solo (Vogue). Un livre considérable (Monk sur Seine) vient de paraître sur le séjour du Grand Moine dans la capitale en 1954 (voir ci-dessous). Le quartet de Gerry Mulligan, catapulté par Bob Brookmeyer, enflamme Pleyel. Le big band de Count Basie entame sa première tournée européenne. Un périodique de qualité devenait nécessaire. Un contenu éditorial fidèle à la richesse d’évolution du jazz, spécialisé, haut-de gamme, qui rende compte de l’intensité de cette musique partout dans le monde. Eddie et (surtout) Nicole Barclay y pensent : le couple veut conforter leur maison de disques. Avec Jacques Souplet, ils créent Jazz magazine. Hélas, nos entrepreneurs ne sont pas gens de presse. « Les banques les poussent à vendre », raconte Daniel Filipacchi dans une interview-culte accordée à Philippe Carles, disponible dans le numéro de mai 2024 (Spécial Anniversaire), et sur le site Jazz magazine.com. Avec Frank Ténot, un autre passionné, le binôme de Filipacchi dans l’émission Pour ceux qui aiment le Jazz sur Europe1,  ils se précipitent dans l’aventure. Les inséparables rachètent le titre en 1955. Par leurs connaissances, la maîtrise du métier, leur persévérance, les compères modernisent, diversifient et pérennisent la publication. Les images pleine page (Daniel Filipacchi était alors photographe à Paris Match), les interviews, les reportages, les portraits, les analyses des collaborateurs (ils en dénichent dans le monde entier), le jeu sur les titres des articles, contribuent aujourd’hui à la légende du jazz. Le magazine est aujourd’hui dirigé par Edouard Rencker et Fred Goaty. Le Théâtre du Châtelet organise lundi prochain 27 mai Women in Jazz, un concert exceptionnel en hommage au mensuel incontesté du jazz (voir ci-dessous).

Bruno Pfeiffer

LIVRE Monk sur Seine de Jacques Ponzio (Editions LENKA LENTE, juin 2024). 250 pages du génie. Un travail de bénédictin sur-documenté sur le séjour du Grand Moine à Paris en 1954 (je pique la trouvaille du surnom à Laurent de Wilde, qui signe une préface qui fera date). Notons au passage la sortie cette fois en CD audio de l'indétrônable Monk DE et LU par De Wilde lui-même, édité par Frémeaux&Associés (7 heures et 38 minutes).

CONCERT des 70 ans de Jazz Magazine

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Jazz magazine - Nica de Koenigswarter, la muse de Thelonius Monk © Pannonica de Koenigswarter

Women in Jazz le lundi 27 mai au Théâtre du Châtelet (19h30 - Grande Salle/M° Châtelet). La soirée, à la distribution richissime, clôturera Le Châtelet fait son jazz. Le festival dédie ce jour-là à une occasion exceptionnelle : les 70 ans de Jazz magazine. Deux figures du jazz, l'une confirmée (Raphaël Imbert), l'autre montante (Kareen Guiock Thuram), animeront l'événement. Avec Lena Aubert, Elvire Jouve, Pierre-François Blanchard, Sophie Alour, Celia Kameni, Pedro Kouyaté, Sarah Lenka, Jeanne Michard, Sandra Nkake, Leila Olivesi, Estelle Perrault, Marion Rampal, Cecil L Recchia, Laure Sanchez, Julie Saury, Lou Tavano. Le suprême des artistes du jazz honorera Jazz'Mag - fondé en 1954. LE périodique français de la plus belle musique du monde. Par ailleurs, au programme du même festival, samedi 25 mai à 19h, double concert de la sommité Laurent de Wilde : première partie en duo avec Ray Lema. En deuxième partie, son sextet "Gazebo" avec des calibres : Géraldine Laurent - Daniel Zimmermann - Darryl Hall - Donald Kontomanou et - cerise sur le plateau - Eddie Henderson, ancien trompettiste et bugliste d'Herbie Hanckock. Il a participé à son album Mwandishi! Émotions garanties.

Je dédie ce billet au guitariste Christian Escoudé. Il nous a quitté le 13 mai 2024. C'est le premier musicien rencontré dans un club après mon arrivée à Paris en 1982. Le Manouche avait joué en duo avec Olivier Hutman (j'avais rédigé un article dans la presse quotidienne locale en 1979, à Troyes, sur le pianiste, après un concert époustouflant en trio). Hutman nous avait présentés ce soir-là. Paris était donc bien ce paradis où l'on bavardait simplement avec les plus grands musiciens de jazz du monde! Par la suite, interviewé Escoudé en 2016 sur son album d'hommage à Brassens. Deux personnages aussi talentueux que modestes.

CONCERTS 2024

Minino Garay le 30 mai à l'Ecuje (Paris 10e). Concert à 20h30. La bouillante célébrité argentine, installée en France, se produira en trio (Thierry Eliez: piano, chant - Cédric Hanriot : claviers). Au programme, présumé pêchu, des compositions revisitées de Speaking Tango, son groupe avec Cédric Hanriot, mélodiste hors-pair, ainsi que des œuvres originales de chaque membre du trio.

Camille Maussion le 6 juin à l'Atelier du Plateau (Paris 19e). Quatre improvisateurs épauleront la saxophoniste (soprano + ténor) dans une exploration des complémentarités de leurs instruments : Célia Forestier, voix -  Clément Merienne, synthétiseurs, voix -  Clément Petit, violoncelle, voix - Maxime Rouayroux, batterie, objets sonores, voix. La compositrice et plasticienne Camille Maussion malaxera en direct le magma de cette orchestration,  concédant mille espaces  aux improvisations de ses congénères. Assurément jamais vu.

Malo Mazurié le 15 juin à la Médiathèque de Boulogne-Billancourt avec son groupe Three Blind Mice. La trompette du triple lauréat du Prix du Jazz classique de l'Académie du jazz étincellera dans un répertoire chéri : les années trente (Bix Beiderbecke, Louis Armstrong, etc.). Ils sont trois à l'origine de Three Blind Mice : Sébastien Girardot (contrebasse), Félix Hunot (guitariste), et lui. Autant prévenir de leur musique  irrésistible! Les épaules s'agitent dès les premières phrases des musiciens. Malo a sorti au début de l'année un disque en quartet plus personnel, Takin the Plunge (Label EncoreMusic). Le soliste du phénoménal Duke Orchestra de Laurent Mignard y partage son amour (je ne trouve pas d'autre mot) de Duke Ellington, Jelly Roll Morton, Bix Beiderbecke, et Louis Armstrong. Il signe de surcroît huit compositions. J'avais entendu Malo avec le Duke Orchestra au Bal Blomet (Paris 15e), cet hiver. L'excellence incarnée. On comprend que les mélomanes américains nous jalousent le Duke Orchestra. Les dates à venir du quartet de Malo Mazurié : 22-23 juillet JAZZ IN MARCIAC - Scène bis (32);
26 septembre, ST BENOÎT SWING - St Benoit (86); 28 septembr,e MAROC IN JAZZ - Marrakech (Maroc);
25 octobre, JAZZ POUR TOUS - Angers (49); 28 octobre à Chatelaillon-Plage (17).

MARSEILLE JAZZ des Cinq Continents du 30 juin au samedi 13 juillet, avec Léon Phal (2 juillet) - Les Égarés (Peirani; Parisien; Segal; Sossoko, le 6 juillet. Assisté à leur prestation à Coutances (Manche) début juin : pure beauté. La créativité avec!) - Meshell Ndegeocello (le 10 juillet) - José James (le 11 juillet) - Gregory Porter et Grégory Privat (le 12 juillet) - Marion Rampal (une aurore boréale de poésie et de musique comme on en voit trop peu, le 13 juillet). En outre, de nombreuses dates cet été. Seront de passage  : Ana Popovic (Le blues électrique et torride vous met-il en orbite? Alors, surtout ne pas louper le 20 juillet). Gardez quelques sous pour le Jeanne Michard Quintet (la sensationnelle épigone de Sonny Rollins), et cochez vite le 28 juillet. Après, vous n'oublierez plus jamais la la date)!

ZZTop le 9 juillet au Zénith La Villette (Paris 19e) pour envoyer son blues grungy garni avec des titres ultra-toniques et décoiffants comme "La Grange", "Gimme All Your Lovin", "Sharp Dressed Man",  "Legs" (on en passe). Mené par Billy F Gibbons, soutenu par la force rythmique de Frank Beard et, depuis quelques années, Elwood Francis à la basse, le groupe assène une approche sonore du rock inimitable. J'avais vu Billy Gibbons en éclaireur (Olympia, 2023) : on en redemande!

Le jazz allemand du 17 au 20 juillet à l'affiche de Jazz à Junas (Gard), pour la 31e édition du festival. Tel est le choix de l'assemblée des bénévoles et des salariés de l'association : une particularité de ce festival démocratique et libertaire qui défend un humanisme chaleureux dans la diffusion de la créativité. Le programme décline une "aventure de proximité, un espace de découvertes, une résistance à l'uniformité". Un esprit palpable au moindre contact dans les travées du festival (et les rues de la ville). Les organisateurs invitent des artistes reconnus (Youn Sun Nah le 20 juillet, par exemple), toutefois en gardant le regard en permanence vers l'extérieur. En 2024, bienvenue au jazz allemand, dont la singularité détonne sur toute la planète (le tromboniste Albert Mangelsdorff m'expliquait qu'il s'avérait vital pour l'identité du jazz allemand dans les années cinquante, de s'affranchir du langage des jazzmen américains). Du coup, nous voilà impatients de découvrir des formations inhabituelles en France, comme le groupe du trompettiste chevronné Markus Stockhausen invitant le guitariste Nguyen Lê (le 17). Ou comme le même soir les versions jazz de Bach par le trio de Dieter Ilg. On attend beaucoup du lendemain, le 18, où Airelle Besson invite deux musiciens allemands (Sébastien Sternal- piano/Jonas Burgwinckel - batterie). Et du 19, avec le duo Katarina Koch (voix) et Kira Kinn (saxophone baryton). Sans passer à côté de la formation Triosence, bardé de trophées. Aussi pour la formidable Groove Connection du saxophoniste Jakob Manz. Enfin - le 20 - le saxophone à la fois lyrique et percutant de Nora Kamm jouera doublement à domicile (elle vit en France).

Tommy Emmanuel le 21 juillet aux Nuits de la Guitare de Patrimonio (à côté de St-Florent, Haute-Corse; 33e édition du 18 au 25 juillet 2024). À côté du légendaire styliste australien (il adore la France), le gratin des virtuoses manouches (Rocky Gresset - Stochelo Rosenberg - Adrien Moignard - Fanou Torracinta). D'autres félicités encore (Mike Stern le 24). La mer voisine est bleue comme dans les films.

Gregory Privat le 8 août au Phare des Baleines (Île de Ré) en trio, dans le cadre du festival Jazz au Phare. Le pianiste antillais, lauréat du prestigieux Prix Django Reinhardt de l'Académie du Jazz 2023, sera entouré de Chris Jennings (contrebasse) et Tilo Bertholo (batterie).

Ramona Horvath le 19 août à Grand Village (Île d'Oléron) pour l'ouverture du festival Un Piano dans la Pinède. La manifestation - elle privilégie le jazz qui swingue - durera trois jours. Un Piano dans la Pinède, organisé par Patrice Robillard, ouvre le haut du panier de jazz classique. Au saxophone ténor dans le quartet de la pianiste franco-roumaine, jouera le légendaire André Villéger. J'ai entendu Ramona au Sunside (Paris 1er), en trio cet hiver. Le jeu rayonne, piquant, original et soutenu. Valeur sûre en concert, c'est une grande admiratrice d'Errol Garner. En outre, de grands interprètes roumains lui ont transmis le flambeau. En France, aujourd'hui, les pianistes de son niveau (un son et un discours d'exception) se comptent sur les doigts de la main. Le jazz et le classique s'entrecroisent dans une pulsation ininterrompue. Dans la sélection finale pour décrocher le Prix Django Reinhardt de l'Académie du Jazz 2023, son nom apparaissait parmi les premiers. Ramona clôture systématiquement les prestations par une composition de Billy Strayhorn. Au Sunside, pas un spectateur ne s'est levé avant la dernière note.

Brad Mehldau les samedi 7 (en trio à 18h) et dimanche 8 septembre (en solo à 16h) à la Cité de la Musique-Philarmonie de Paris (Paris 19e-M° Porte de Pantin) dans le cadre du festival Jazz à La Villette (29 août au 8 septembre). Si j'en juge au phénoménal concert de Coutances le 8 mai 2024 (en trio), le virtuose n'a pas perdu la main. Un enchantement, par celui qui dépasse de la tête et des épaules les pianistes de sa génération.

Exposition "Metal Diabolus in Musica", jusqu'au 29 septembre 2024 à La Philarmonie de Paris (Paris 19e). Instruments de musique, costumes, iconographie, pochettes de vinyles rares, extraits sonores et vidéos, projections ; le visiteur encaisse le lot en pleine figure. La scénographie ahurit du début à la fin (cette apothéose du festival HellFest dans la dernière salle!). Une pédagogie spectaculaire déroule de bout en bout le panorama documenté du mouvement amorcé par les groupes légendaires (Deep Purple, Led Zeppelin, Black Sabbath). Le développement conduit le genre "Métal" aux délires. Réalisé avec le concours de partenaires pour le moins concernés (Le HellFest). Cela pour déclarer que j'ai dégusté la claque du semestre. L'expo que je ne suis pas prêt d'oublier.

B.P.

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