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Billet de blog 13 avril 2024

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LE LIVRE NOIR DU SIONISME (II) , « Un peuple sans pays... »

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“ un peuple sans pays... un pays sans peuple ”

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                              Le sionisme avant la lettre


Le XIXe siècle est un tournant important dans  l'histoire des communautés juives et arabes de Palestine. Contrairement  à ce qu'on croit généralement, l'idée d'œuvrer  pour  y créer un Etat juif, avant de germer dans la pensée sioniste, que nous examinerons plus loin, a été une préoccupation de tout un courant du puritanisme protestant anglo-saxon, du XVIe au XIXe siècles (Perrin, 2000).  Ce dernier prenait au pied de la lettre les textes bibliques interprétés comme la promesse divine d'une réunion du peuple juif en "Terre sainte", suivie d'une conversion générale au christianisme :   "Or je vous le dis à vous, les païens, je suis bien l’apôtre des païens et j’honore mon ministère, mais c’est avec l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang et d’en sauver quelques-uns. Car si leur mise à l’écart fut une réconciliation pour la monde, que sera leur admission, sinon une résurrection d’entre les morts."  (Epître de Paul aux Romains, XI 13-15).  Citons  les tentatives de persuasion du philosophe Joseph Priestley (1733-1804), auprès du rabbin britannique David Levi (1740-1799), pour le convaincre d’organiser un transfert des juifs en Palestine, idée que Levi rejettera en rétorquant que ces derniers doivent accomplir leur mission dans le pays où ils vivent  (Rabkin, 2017).  On verra plus tard le prédicateur anglican John Nelson Darby (1800-1882), auteur d'une célèbre traduction de la Bible qui porte son nom, élaborer une doctrine vers 1835 qu'il nomme "dispensationalisme" fondé sur trois versets du livre de la Genèse (15 : 18-21), et qui affirme que le second avènement du Christ ne pourra survenir que si la Terre d'Israël revient entièrement aux Juifs. Quelques années après, en 1840, un groupe de théologiens écossais publie dans le Times de Londres un "Mémorandum aux souverains protestants" appelant au retour des Juifs en Palestine. A la même époque, on verra le pasteur écossais Alexander Keith tenir, lui aussi, un langage sioniste avant la lettre, falsification de l'histoire comprise :  "C'est pourquoi ils sont des vagabonds à travers le monde, qui n'ont trouvé nulle part un endroit où reposer la plante de leur pied — un peuple sans pays ["a people without a country] ;  de même que leur propre pays, comme nous le montrerons plus tard, est dans une large mesure un pays sans peuple ["a country without people"] ;" (Alexander Keith, The land of Israël, according to The Covenant with Abraham, with Isaac, and with Jacob, Edinburgh, William Whyte and Co, 1843, p. 34).  Ces expressions seront reprises en une formule devenue célèbre ("a land without a people, and a people without a land" : "Une terre sans peuple et [pour]  un peuple sans terre),  dans un compte-rendu de l'ouvrage de Keith (Review, The Land...,  avril 1844, dans The United  secession magazine, Vol I, Edinburgh, 1844, p. 189).  Souvent reprise à leur compte par d'autres, la formule est régulièrement attribuée par erreur (même par des historiens) à Lord Shaftesbury (Anthony Ashley-Cooper, 7e comte de S., 1801-1885), qui l'utilisera à sa manière à partir de 1853 ou encore Israël  Zangwill (cf. plus bas), en 1905.  

Pour de toutes autres raisons, d'intérêts politiques au Proche-Orient, des dirigeants de Grande-Bretagne  imaginent un projet similaire pour affaiblir le pouvoir ottoman par la création d'un Etat tampon entre Turcs et Egyptiens :  "Il est manifeste qu’un pays, où un nombre important de Juifs choisirait de s’établir, tirerait un grand profit des biens qu’ils apporteraient avec eux. Le peuple juif, s’il revenait sous l’autorité et la protection du sultan, serait un frein aux éventuelles tentatives pernicieuses de Méhémet-Ali ou ses successeurs" (Henry John Temple, 3e vicomte de Palmerston, 1784-1865, ministre britannique des Affaires étrangères, note d'août 1840 à l'ambassadeur anglais en Turquie).  Suivra vingt ans plus tard l'affirmation tout aussi idéologique du secrétaire de Napoléon III, Ernest Laharanne (1840-1897), qui défendra le droit des Juifs de tous pays à être réunis sur une même terre pour un destin glorieux supérieur à celui de bien d'autres peuples, rejetant comme "inadmissibles" toutes les propositions ressemblant à celles de la déclaration de Francfort des  "Juifs modernes", ces  philosophes des Lumières juives, l'Haskala,  écrite sous l'inspiration de Moïse Mendelssohn, et dont le troisième article affirme : "Nous ne reconnaissons pour patrie que celle dans laquelle nous sommes nés et à laquelle nous sommes tenus par les relations civiques..."  (op. cité). Dans son ouvrage le plus connu, l'écrivain affirme  qu'il s'est agi, à divers époques, de racheter la Palestine par des financiers juifs, "aujourd'hui répandus dans tout l'univers, ou bien du rachat par souscription, ce qui eut été plus noble et plus digne" (E. Laharanne, La nouvelle Question d'Orient – Empires d'Égypte et d'Arabie – Reconstitution de la nationalité juive, Paris, E. Dentu, 1860, p. 33). 

Le sionisme n'était pas encore né, officiellement, mais ses ingrédients principaux existaient manifestement  depuis longtemps. Tout comme chez les proto-sionistes chrétiens dont nous avons parlé,  les proto-sionistes juifs  dont il est question ici ne s'intéressent qu'aux aspirations des Juifs désireux de reconstruire une nation, sans se soucier une minute des populations qui habitent depuis des siècles la Palestine ou d'autres pays envisagés pour leur installation, comme s'il était possible d'envisager de payer des gens pour qu'ils abandonnassent leur pays : "Quelle puissance s'opposerait à ce que les Israélites, réunis en Congrès, délibérassent et arrêtassent le rachat de la mère-patrie ? Qui s'opposerait à ce qu'ils jetassent, à la face du Turc décrépit, des monceaux d'or, en lui disant : Rends-moi mes foyers et va consolider avec cet or ce qui te reste d'Empire ?" (op. cité, p. 36), Fait intéressant, Laharanne avance même que "dans les affaires européennes, la restauration de la Judée ne serait plus un obstacle (...) Cette solution est tellement entrée dans l'esprit de tous, qu'elle ne serait, une fois adoptée, ni nouvelle, ni étrange" (op. cité),  Mieux encore : il imagine déjà de manière prémonitoire que "la Judée pourrait agrandir ses frontières primitives" (op. cité), même s'il se trompe en spéculant sur cette élargissement (de Suez ou de Smyrne, par exemple).  A l'entendre,  il semblerait que la confection du tapis rouge que le Royaume Uni, nous le verrons, allait dérouler pour la colonisation juive de la Palestine, cinquante ans plus tard,  était déjà entamée. En attendant, l'auteur, lui, avait mis sa pierre à l'édifice, dressant un long panégyrique du peuple juif, de pur style colonialiste dans lequel le XIXe siècle européen a tant versé, littérature aussi ennuyeuse que consternante, dont voici un bref aperçu : 

​"Vous serez en Orient comme un pôle moral des mondes (...) Vous serez les instituteurs de peuplades africaines et des bandes errantes de l’Arabie..." (E. Laharanne, La nouvelle Question d'Orient..., op. cité, p. 42).   


Illustration 1
Danse dans l'ancien Israël, illustration d'Ephraïm Moses Lilien (1874-1925) pour le livre de son ami chrétien et pro-sioniste Börries Albrecht Conon August Heinrich, baron von Münchhausen, "Juda", ouvrage de poésie sur des thèmes bibliques, 1900.                   collections de la Bibliothèque Nationale d'Israël.


C'est dans les pays d'Europe orientale (Russie, en particulier), où les Juifs sont persécutés en ce XIXe siècle, et représentent alors, de loin, les plus importantes communautés juives du monde, que vont se construire des visions complexes, à la fois révolutionnaires, rédemptrices, messianiques d'une patrie retrouvée, fondées d'abord sur des textes eschatologiques de l'Ancien Testament (Livres de Daniel, d'Ezéchiel, de Baruch ou d'Esdras), en particulier au sein du courant très religieux et mystique du hassidisme. En 1852, paraît Ahavat Tsiyyon  (אהבת ציון , "L'amour de Sion"), roman historique du russe Abraham Mapou (1808-1867), symbole de ce mouvement d'idées. Dix ans plus tard, était publié dans le même sens l'ouvrage du rabbin prussien Tzvi Hirsh Kalisher (1785-1874), Drishat Zion (Drichath Tsiyone : "La quête de Sion", colline de Jérusalem qui désigne symboliquement la ville même pour les Juifs, depuis la destruction du premier Temple dit  de Salomon,  en - 586.  Ce titre sera repris plus tard par le mouvement  Hovevé Zion (Hovevei Z.) ou Hibat Zion (Hibat Tzion, Hibbat T.),  littéralement "Amants de Sion" (חיבת ציון, traduit aussi par Amour de Sion), fondé en particulier par Léon Pinsker, médecin d'Odessa, en 1881, et Menahem (Menachem) Mendel Ussishkin (1863-1941), un ingénieur d'origine bélarusse qui dirigera l' Organisation sioniste mondiale (World Zionist Organisation, WZO) de 1921 à 1923, puis le Fonds national juif,  de 1923 à 1941, deux grandes organisations sionistes dont nous reparlerons plus loin.  

​"La majeure partie de la période des Amants de Sion est caractérisée par ce double regard sur la réalité palestinienne : un regard imaginaire qui amplifie et embellit, un regard scrutateur qui cherche à comprendre la réalité du terrain. Les multiples descriptions réalistes ne suppriment pas la part de rêve qui caractérise cette époque (..) Les lecteurs des informations réalistes et des critiques d’Ahad Ha’am [cf. plus bas, NDA] sont moins nombreux que les auditeurs subjugués par les prédicateurs ambulants qui chantent la fertilité de Sion. Le Comité d’Odessa s’irrite même de la trop grande influence de ces prédicateurs qui poussent à l’émigration des candidats privés de toute ressource."  (Delmaire, 1999).


Illustration 2
illustration d'E. M.  Lilien pour le Ve Congrès du sionisme mondial à Bâle, Suisse, 1901


“ des étrangers parmi les nations ”


Sir Moses Haïm Montefiore (1784-1885), naît en Angleterre à une époque où les Juifs, malgré beaucoup d'évolutions (ils seront émancipés en 1858), y connaissent toujours des discriminations. Pour cette raison, il ne pourra accéder ni à l'université ni à des professions libérales, encore interdites aux Juifs pour quelque temps. Comme beaucoup d'autres Juifs cantonnés à certaines catégories de métiers, et en raison de ses origines sociales avantageuses (cf. Halimi, 2013),  il se tournera vers la banque, en l'occurrence la finance, et finira par faire fortune en tant que courtier à la Bourse, en partie grâce à son réseau familial. En effet,  la femme qu'il épousera était apparentée à... Nathan Mayer Rothschild. Très pieux, très généreux, il estime que la charité (tsedaka, en hébreu) "est un acte de justice, un devoir pour les nantis de restituer aux déshérités une partie de la fortune accordée par la Providence (...) et décide de se retirer des affaires après avoir fait fortune pour se consacrer à l'action sociale, devoir religieux  à ses yeux  (Halimi, 2013).  En plus d'assister Lord Shaftesbury (qui était dans une secte millénariste et prêchait pour la  Restoration of the Jews :  "Restauration des Juifs") pour promouvoir l'éducation des enfants pauvres, et de bien d'autres combats pour protéger les Juifs de différentes injustices, en Russie, en Italie, au Maroc, en Roumanie, etc. (op. cité), il encouragera les Juifs du Yichouv à fonder des villages agricoles (mochavah, mochavoth), et achète, par exemple, une orangeraie à Sarona pour des Juifs pieux, comme le rabbin de Jaffa (Yafa), en 1853. C'est donc en grande partie grâce à sa philanthropie qu'au début des années 1850, une petite vague d'immigration juive conduit 30.000 personnes à s'installer en Palestine, dont 5000 créèrent vingt-cinq implantations agricoles (Delmaire, 1999). 

En 1860, se construit un nouveau quartier juif, situé hors des remparts de Jérusalem (Perrin, 2000). Nous sommes encore là dans des aventures collectives qui ne se fondent pas sur un projet politique avoué, lié à la communauté juive dans son ensemble, mais sur diverses incitations de mouvements divers appelant au retour des juifs dans leur patrie d'origine, en particulier les courants mystiques juifs, ou influencés par le puritanisme et l'anglicanisme chrétiens, dont il a déjà été question plus haut. 

Très peu de temps après, et plus de trente ans avant Theodor Herzl,  qui incarne la figure paternelle  du sionisme et dont nous ferons la connaissance plus loin,  Moses Hess (Moshe, Moïse, Maurice H, 1812-1875), penseur et rabbin socialiste qui a collaboré à plusieurs travaux avec Karl Marx et Friedrich Engels, ou encore Etienne Cabet, après avoir défendu "l'assimilationnisme" : l'assimilation culturelle et sociale  des juifs européens"  (Naiweld,  2021),  s'élèvera contre l'assimilation des Juifs   dans les différents pays où ils vivent, la dénoncera comme une illusion et défendra un nationalisme de nature politique, inspiré, d'après son propre témoignage, de "l'affaire de Damas" en 1840 (cf. plus haut) et des guerres ayant mené à la réunification italienne de 1861 (Naiweld,  2021) : 

​"la renaissance de l'Italie annonce la résurrection de la Judée (...) Nous demeurons toujours des étrangers parmi les nations (...)  Ce que nous avons  à accomplir dans le présent pour la régénération de la nation juive est d'abord de maintenir vivant l'espoir d'une renaissance politique de notre peuple, puis de réveiller cet espoir, là où il sommeille. Quand les conditions politiques en Orient seront propices à l’organisation d’un début de rétablissement de l’Etat juif, ce début s’exprimera par la création de colonies juives dans le pays de leurs ancêtres"  (Moses/Moïse Hess,  Rom und Jerusalem, die Letzte Nationalitätsfrage / "Rome et Jérusalem, la dernière question des nationalités", Leipzig, 1862).   Par ailleurs, dans le droit fil des croyances exprimées dans la Thora, qui correspond au Pentateuque chrétien, les cinq premiers livres de l'Ancien Testament, Hess est convaincu comme beaucoup d'autres Juifs de faire partie d'un peuple élu  (Am nivhar, "peuple choisi") par Dieu parmi tous les autres de la Terre :

​"Désormais, si vous écoutez ma voix, si vous gardez mon alliance, vous serez mon trésor entre tous les peuples ! Car toute la terre est à moi, mais vous, vous formerez pour moi une dynastie de pontifes et une nation consacrée"  (Exode 19 : 5-6). 

"Car tu es un peuple consacré à YHWH [Yahvé, NDA], ton Dieu [Elohim, NDA], , et c'est toi qu'Il a choisi pour être pour lui son domaine particulier entre tous les peuples  sur la face de la Terre" (Deutéronome 14 : 2). 

Comme le christianisme ou l'islam, chacun sous une forme qui lui est propre, le judaïsme (qui n'a cependant pas versé autant qu'eux dans la violence religieuse, mais l'a durablement subi) n'a pas échappé à l'arrogante prétention d'être l'instrument choisi pour exécuter la volonté de Dieu sur Terre.  C'est en tout cas cette mentalité qui fait dire à Hess que c'est par le peuple juif que "tous les autres peuples des grandes races historiques qui ont créé la civilisation moderne, furent initiés dans le mystère de la cause finale de l’histoire de l’humanité."   (Maurice Hess, deuxième des dix Lettres "Sur la mission d'Israël dans l'histoire de l'humanité", adressées par l'auteur aux Archives Israélites, revue bimensuelle de Paris éditée par Isidore Cahen entre janvier et juin 1864).  Hess place au pinacle deux cultures, la grecque et la juive, la première pour avoir initié le monde à la science du temps présent, la seconde pour lui avoir donné la science de l'avenir (Naiweld,  2021) : là encore, le propos idéologique frappe par ses idées archaïques de supériorité de certains peuples sur d'autres, qui ont conduit on le sait à l'impérialisme et au colonialisme européen, qui allaient contaminer à leur tour, nous allons bientôt le voir, le colonialisme juif. Car c'est de cela dont parle le rabbin, quand il dit en substance que tous les  grands peuples ont une fonction civilisatrice, mais que dans cette compétition culturelle, les Juifs sont inéquitablement dotés, et doivent par conséquent "se réunir dans leur terre ancestrale et y établir un État souverain." (Naiweld,  2021).

 En 1878,  des Juifs de Jérusalem fondent une colonie agricole nommée Petah Tikva (Petach Tikwah" La porte de l'espérance"), et l'arrivée "à Jérusalem de la première récolte à dos de chameaux frappe les esprits : pour la première fois depuis des siècles, des paysans juifs remettent en pratique les commandements attachés à la Terre d’Israël  (op. cité).  Dès avril 1881, les persécutions et les expulsions en Russie poussent 150.000 personnes hors de l'Empire tsariste, et il faut bien leur trouver une terre d'accueil. L'Alliance Israélite Universelle (AIU), fondée en 1860 (le riche mécène juif, Charles Netter, 1826-1882, figure parmi ses six cofondateurs) choisit de favoriser leur émigration aux Etats-Unis, où, très vite, les structures d'accueil sont saturées et obligent Alliance à disperser les émigrants qu'ils peuvent aider dans divers pays d'Europe,  certains se voyant par malheur contraints de retourner dans les régions hostiles d'où ils étaient partis. (Tebeka, 1970). Cette situation émeut profondément Pinsker, qui publie en 1882 à Berlin un ouvrage en allemand sur le sujet, Autoemancipation ! Mahnruf an seine Stammesgenossen von einem russischen Juden ("Auto-émancipation ! Appel à ses compatriotes par un Juif russe").  Le médecin  témoigne une nouvelle fois de toutes ces tribulations, persécutions et haines infligées aux Juifs un peu partout dans le temps et dans l'espace, qui réclament plus que jamais un lieu pour leur survie, où ils vivront en paix une existence désirable, où que ce soit dans le monde  : ​

​"Il est possible que la Terre Sainte devienne notre propre terre. Ce serait tant mieux. Mais ce n’est pas l’essentiel : il s’agit, avant tout, de découvrir où pourrait se trouver le pays susceptible d’offrir aux juifs de tous horizons, forcés de quitter leur pays d’origine, une possibilité d’accueil et de refuge : un refuge sûr, incontesté, inviolable et fertile."   (Pinsker, op. cité).

Divers mouvements juifs vont alors pratiquer une intense propagande :  "les résonances messianiques du sionisme pouvaient séduire ces couches de la population croupissant dans la misère et déçues par une direction communautaire sclérosée. Dans une ville comme Istanbul, c'est précisément dans ces milieux que la propagande sioniste, en mettant en avant ses dimensions traditionnelle et nationale, remporta ses succès les plus rapides."  (op. cité). 

En 1882, c'est un petit groupe de jeunes gens qui débarque de Russie dans le port de Jaffa en pionniers. Issu des  premiers bilouim (biluim, sing. bilou, bilu,  "mouvement", en l'occurrence d'installation de Juifs en Terre Sainte), ils ont pour but "la régénération socio-économique, spirituelle et nationale du peuple hébreu moyennant une colonisation raisonnable des territoires de la Syrie et de la Palestine."  ("Archives Centrales Sionistes désormais ACS, AK 36/1, cf. Tsafon, no 13",  Delmaire, 1999).  Suivront la même année la fondation des premières colonies juives (Rishon-le-Zion, Rosh Pina, Zikhron Yaakov, Rehovot, Gedera/Guedera, etc.), et cette première vague de retour (1882-1903) constitue ce qu'on appellera la première aliya ( עֲלִיָּה ou עלייה, alya, alyah, aliyah, plur. aliyot : "ascension", "élévation" en hébreu), qui se composera au total de 40.000 immigrés environ   (Weinstock, 2011).   Différents témoignages montrent que les Bilouim sont "la première expérience organisée en vue du rétablissement d'un Etat juif en Palestine" (Frances Miller,  Chaim Chissin  A Palestine diary : memoirs of a Bilu pioneer, 1882-1887,  introduction à sa traduction du russe de l'ouvrage, New York,  Herzl Press, 1976).                     

​"le but ultime… est,  de reprendre à temps la Terre d'Israël et de redonner aux Juifs l'indépendance politique qu'ils ont acquise. et dont ils ont été privés depuis deux mille ans… Les Juifs se lèveront encore et, les armes à la main (s'il le faut), déclareront qu'ils sont les maîtres de leur ancienne patrie.   (Témoignage d'un bilouim, 1882, dans Morris, 1999). 

"Pour l’instant, nous parlons de colonisation et seulement de colonisation. C'est notre premier objectif. On parle de ça et seulement de ça. Mais il est évident que « l’Angleterre est aux Anglais, l’Egypte aux les Égyptiens et la Judée aux Juifs. Dans notre pays, il y a de la place pour nous. Nous dirons aux Arabes : Éloignez-vous. S’ils refusent, s’ils s’y opposent par la force, nous les forcerons à se déplacer. Nous les frapperons à la tête et les forcerons à bouger."      (Rabbi Yitzhak Reelef, 1883, cité par David McDowall, "The Palestinians, : The Road to Nationhood", London: Minority Rights Group, 1994). 

Trois ans plus tard, en 1886, Ilia (Ilya) Adolfovitch Rubanovitch (Rubanovich, 1859-1920), un Juif  socialiste révolutionnaire russe posait dans un texte, oublié aujourd'hui, des questions qui allaient être cruciales  et qui montrent bien qu'elles pouvaient être posées dès le début de la colonisation sioniste, de par la forme prédatrice et impérialiste qu'elle avait prise dès le départ et qu'une partie des réponses pouvaient être anticipées de manière déductive  : "Que faire des Des Arabes ? Les Juifs s'attendent-ils à être des étrangers parmi les Arabes ou voudront-ils faire en sorte que les Arabes deviennent des étrangers au milieu d'eux ? Les Arabes ont exactement le même droit historique et il serait malheureux pour vous si, en prenant position sous la protection des pillards internationaux, en utilisant les tractations sournoises et les intrigues d’une diplomatie corrompue, vous obligez les Arabes pacifiques à défendre leurs droits. Ils répondront aux larmes par le sang et enterreront vos documents diplomatiques dans les cendres de vos propres maisons."  ( I. Rubanovitch, cité par Jonathan Frankel, Prophecy and Politics : Socialism, Nationalism, and the Russian Jews, 1862-1917, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 129).

​Le plus connu d'entre les bilouim est sans doute  Menahem Ussishkin, qui deviendra un  dirigeant sioniste de premier plan. Dans un hommage à un de ses anciens compagnons, le Bélarusse Chaim Hisssin (Haim, Ḥayyim Chissin, 1865-1932),  il déclarera que le mouvement Bilou était une entreprise de création d'un Etat juif en Palestine  (MacDonald, 2012).   Le journal de Chaim Hissin (A Palestine diary... op. cité) est très instructif sur la mentalité de ces premiers groupes sionistes qu'ont constitué les bilouim.  Il montre que ces apprentis colonisateurs correspondaient au prototype du nouveau Juif appelé par tout un courant de penseurs juifs, promouvant la virilité, la force, nécessaires au rétablissement de la gloire de Sion, associé aux stéréotypes raciaux qui avaient cours partout en Europe dans les nations colonisatrices dont étaient issus les colons sionistes eux-mêmes. Comme beaucoup de leurs successeurs, les bilouim sont convaincus de leur mission civilisatrice apportant la "culture à un pays incivilisé" (MacDonald, 2012)..  Ainsi, pour Hissin, les "Arabes étaient des sauvages, sans foi ni loi, de criminels ennemis qui constituent une menace et un obstacle à l'établissement des Juifs. Selon Chissin, il était nécessaire aux colons Juifs d'user de la peur, de l'intimidation et de la force, pour« ôter à ses voisins arabes leurs envies de voler (...) Chissin évoque à plusieurs  les conflits violents et incessants entre les bergers arabes, qui conduisaient leur animaux à paître dans les champs juifs, et les colons juifs, qui les capturaient parfois  et  « battaient les récalcitrants sans pitié »" (MacDonald, 2012).  Pour Hissin, toujours, "ces violents affrontements avec les autochtones arabes symbolisaient la renaissance et la régénération d'une masculinité et d'une virilité juives si fondamentales au développement du nationalisme juif et des forces de défense juives"  (MacDonald, 2012).  Toute cette idéologie viriliste, associée au fait de penser que la violence était endémique au monde arabe, permettait aussi aux premiers colons d'évacuer toute réflexion politique sérieuse sur la domination coloniale qu'ils cherchaient à exercer (cf. Dowty, 2000).  C'est ce qu'explique d'une autre manière un des nouveaux historiens israéliens, Avi Shlaim : 

​"Les premiers sionistes ont rarement perçu et n’ont jamais admis que l’opposition arabe était fondée par principe, duquel on ne pouvait pas attendre autre chose, et que cela conduisait à un rejet radical de toute l’entreprise sioniste. Il était plus réconfortant de penser que l'hostilité arabe était la manifestation de griefs particuliers et qu'elle pourrait être surmontée par des gestes de conciliation, des compromis opportuns, et des compensations économiques."  (Shlaim, 1998). 

“ Nous sommes un peuple bon à rien ! Chiens ! Autrefois, cette terre prospérait, mais nous l'avons transformée en désert. Nous n’avons pas planté un seul arbre, nous n'avons rien créé, nous avons seulement détruit. Nos oliviers, nos champs, nos puits et même nos mosquées,  nous les avons reçus tout prêts. Nous-mêmes n’avons rien fait. Regardez autour de vous, Musulmans ! Ruine, négligence, dévastation partout ! Pendant des centaines d'années le fumier reposait ici avec nous, et nous ne l'avons pas utilisé jusqu'à l'arrivée des Juifs, qui fertilisent leurs champs avec notre sang. Mais c’est tout à fait vrai ; nous sommes des cochons et eux sont des hommes. Ils améliorent leurs champs, n'épargnent aucun travail, creusent, extirpent les pierres de leurs terres, des collines rocheuses ou couvertes d'épines. Là où nos troupeaux erraient et où nos femmes ramassaient du bois de chauffage, se trouvent aujourd'hui des oliveraies et des vignes. Les Juifs construisent des maisons, creusent des puits, revitalisent le pays, le remettent en ordre et l'embellissent. La terre  pleurait amèrement parce que personne ne prenait soin d'elle.

Puis les Juifs sont arrivés, l'ont réconforté, et elle leur en est reconnaissante, mais vous, les musulmans, vous

disparaîtrez ! ”   

(C. Hissin, A Palestine diary..., op. cité ).


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