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Billet de blog 8 novembre 2024

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Les familles des Français disparus en Argentine reçues à l’Élysée.

Entretien exclusif avec Me Sophie Thonon-Wesfreid, avocate des familles des Français disparus en Argentine et au Chili. Elle a été l’avocate de l’État argentin dans la procédure d’extradition visant l’ancien policier argentin Mario Sandoval, condamné en décembre 2022 à quinze ans de prison pour crimes contre l’humanité par un tribunal de Buenos Aires.

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Carlos Schmerkin: Bonjour maître, vous avez été reçue hier, jeudi 7 novembre à l’Élysée avec une délégation des représentants des familles des Français disparus en Argentine. Pourquoi ce rendez-vous ? 

Sophie Thonon-Wesfreid : Ce rendez-vous fait suite à une grande inquiétude des familles et des organisations de droits humains en général, inquiétude générée par une délégation de six députés du parti présidentiel, La Liberté Avance (LLA), qui a estimé qu'il fallait se rendre à la prison de Ezeiza, où il y a plusieurs génocidaires qui sont condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, entre autres Alfredo Astiz, condamné pour la disparition des deux religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet, ainsi que pour d'autres, et Antonio Pernías qui fait l'objet d'un mandat d'arrêt de la part de la justice française depuis une dizaine d'années. Au cours de ce que nous avons eu comme informations sur cette « visite humanitaire », les députés en question s'engageaient à faire tout leur possible pour que ces « vaillants combattants de la liberté », comme ils les appellent, « soient libérés de leurs procès n'ayant aucune validité légale... », et que, donc ils devaient être remis en liberté.

Illustration 1
Sophie Thonon-Wesfreid © Carlos Schmerkin

Cela nous a beaucoup inquiétés, surtout lorsque l'on connaît le vent négationniste qui souffle à l'heure actuelle sur le gouvernement de Javier Milei. D'ailleurs, personne dans son gouvernement n'a dénoncé cette visite. Elle a même été approuvée par le président lui-même et par Patricia Bullrich, ministre de la Sécurité. Puis, il y a peu de temps, nous avons eu la surprise de découvrir une photo de Karina Milei secrétaire générale de la Présidence qui s'était rendue dans la province d'Entre Ríos avec Beltrán Benedit (celui qui a organisé la visite aux tortionnaires incarcérés, NDLR) j'oserais dire, en quelque sorte, bras-dessus-bras-dessous. Devant une telle situation, nous avons estimé important de réagir. Et à l'aube du voyage du président de la République française, Emmanuel Macron, à Buenos Aires de rappeler à ce dernier que les gouvernements français successifs avaient toujours eu pour souci de défendre le sort, en général, non seulement des religieuses, mais également de la vingtaine de disparus français pendant la dictature.

Vous avez fait une demande d'audience à M. Macron le 18 octobre lors de la visite de Karina Milei qui est aussi la sœur du président argentin. Elle a rencontré Brigitte Macron et apparemment, aucune question liée au droits humains n'a été évoquée. Emmanuel Macron a également reçu en juillet les Milei, invités à participer à l'inauguration des Jeux olympiques. Et apparemment, dans leur entretien de plus d'une heure, rien n'a été évoqué sur le même sujet. Pourquoi croyez-vous qu'après votre audience avec M. Walid Fouque, conseiller Asie, Océanie et Amériques à l’Élysée, cette fois, le président Macron serait disposé à évoquer, lors de sa visite en Argentine, la question des Français disparus ? 

Effectivement, vous avez raison de souligner ces deux visites. Notre demande d'aujourd'hui a été motivée également du fait que, selon les échos que nous avons eus, à aucun moment au cours des deux rencontres que vous avez citées, il n'aurait été question des disparus français.

C'est la raison pour laquelle, j'ai en particulier rappelé non seulement la fameuse phrase d'Alain Juppé, « La France n'oublie pas », mais également en 2003, lorsque Nestor Kirchner était récemment élu président de la République argentine, il s'est entretenu avec Jacques Chirac et Jacques Chirac lui a fait part, et là je cite, « de l'indignation et de l'irritation du peuple français en général pour ce non-respect des valeurs de défense des droits humains représentés par la France, de non-respect de recherche des disparus, de non-respect de la décision française ». J'ai demandé également à plusieurs reprises, je l'ai rappelé au cours de l'entretien d’hier, l'extradition de Alfredo Astiz. La justice argentine n'a même pas attendu l'expiration du délai pour la présentation de notre demande.(1)  Donc j'ai fait tout ce que je pouvais, et les autres personnes également présentes, pour rappeler au président de la République française qu'il serait peut-être temps qu'il s'inscrive dans cette tradition française, dans ce souci des gouvernements français antérieurs, de rappeler le sort des Français disparus et en particulier la condamnation française.

Donc, si vous voulez, je pense que nos demandes s'étant accumulées, comme par exemple la lettre que nous avons publiée avec Jean-Pierre Lhande, président de l'association qui est né en 76, des « Parents et Amis des Français disparus en Argentine ». A la réunion d'hier à l'Elysée  était présent le cinéaste Alberto Marquardt, réalisateur d'un très beau film sur Alice Domon, l'une des deux religieuses, et qui portait, au cours de cette réunion, le message des familles des religieuses. Dominique Domergue était aussi présent, frère d'un des disparus français à Rosario, Yves Domergue, dont le corps a été retrouvé suite à une recherche scolaire, j'oserais dire, sans rentrer dans plus de détails. Nous avons fait tout ce qu'il était en notre pouvoir pour que le président de la République française se mette à penser qu'effectivement, le sort des Français disparus est toujours pendant en Argentine et qu’il envenime les rapports entre les deux pays. J'espère que la répétition de nos demandes, l'importance de la délégation d'hier à l'Élysée le fera réfléchir et qu'il s'inscrira, comme je l'ai dit antérieurement, dans cette tradition de la République française de défense des droits humains, et en particulier des Français disparus en Argentine.

Une dernière question, Maître. Comment expliquez-vous que les procès contre les responsables des séquestrations, tortures, assassinats et disparitions forcées continuent, malgré les déclarations négationnistes que vous citez des membres du gouvernement, notamment celles de la vice-présidente Victoria Villarruel ?

Vous savez qu'après les déclarations de Mme Villarruel, comme vous les citez, Javier Milei a éprouvé le besoin d'envoyer sa sœur rendre visite à l'ambassadeur de France en Argentine, Romain Nadal, de façon à présenter les excuses du gouvernement argentin. Donc, il y a manifestement un souci de la part du gouvernement argentin de, pourrais-je dire, prendre en considération les demandes françaises. Disons que c'est toujours une espérance que nous avons. Effectivement, vous avez raison de dire qu'à l'heure actuelle, il y a un vent négationniste très fort. Mais ce qui m'a frappée dans les entretiens des six députés de La Liberté Avance, c'est le fait que, même si autrefois, dans la société argentine, il y en a eu toujours des gens qui ont soutenu la « théorie des deux démons » : c’est à dire renvoyer dos à dos comme s'ils étaient sur le même niveau, ce qu'ils considéraient comme le terrorisme marxiste, et de l'autre, tous les corps d'armée qui, chacun dans leur camp et à leur manière, avaient commis des exactions, maintenant, cette théorie des deux démons, elle n'existe plus pour certains (au gouvernement Milei). Maintenant, il n'y a plus qu'un seul diable, et ce seul diable, ce sont les terroristes marxistes, les autres étant présentés comme des défenseurs de la liberté.

D'un côté, nous avons cela, et de l'autre côté, il y a tous les procès qui sont toujours en cours, les condamnés qui sont incarcérés, mais dont beaucoup sont assignés à résidence, il faut le reconnaître. Jorge Olivera, qui avait fait l'objet d'une demande d'extradition de la part de la France après une arrestation en Italie, vient de fêter son anniversaire avec forces invitations, galas et autres. Donc, d'un côté, nous avons ces condamnations, ces procès qui continuent, et de l'autre, ce vent négationniste, comme je l'ai indiqué.

Ce que je pense, c'est que le gouvernement argentin actuel, sans entrer dans les détails, comprend la force de ce mouvement en Argentine; il comprend que, premièrement, rappelons que l'Argentine est le seul pays avec la Grèce qui ait jugé en 1985 ses propres tortionnaires avec ses propres juges. Ça n'a pas été un tribunal ad hoc. Et donc, il y a eu, certes, 20 années d'impunité, et ensuite l'abrogation des lois d'impunité en question, abrogation qui a permis que l'on ouvre et qu'on rouvre les dossiers d'instruction. Et depuis 20 ans, la justice argentine, des provinces ou fédérales, rendent des décisions de condamnation extrêmement bien motivées, qui font un rappel extrêmement précis des faits qui sont jugés.

Je pense qu'effectivement, le gouvernement argentin se rend compte qu'il y a là la manifestation d'une détermination de la justice, des associations de droits humains et de la société argentine dans son ensemble, qui est prête à descendre immédiatement dans la rue si jamais on en venait à gracier des génocidaires, des criminels contre l'humanité, à faire fi des juridictions et des jugements en cours. On peut dire qu'il y a ces deux tendances, mais qui ne sont absolument pas à mettre sur le même plan, qui se chevauchent. Mais le gouvernement argentin est effectivement conscient de la force que représentent, comme je l'ai dit, la justice argentine et l'exigence des familles.

Merci beaucoup Maître pour cet entretien, très instructif.

Je vous en prie.

Entretien réalisé par téléphone le 8 novembre 2024.

Notes

1,- « L'ex-capitaine de frégate est considéré comme l'un des plus grands tortionnaires de la dictature argentine, un symbole du terrorisme d'Etat et de la répression féroce menés sous le régime militaire. Surnommé "l'ange blond de la mort", Alfredo Astiz a été condamné à la prison à perpétuité par la cour d'assises de Paris en 1990 pour l'assassinat des deux religieuses. Il est également réclamé par les justices suédoise et italienne. Après le retour de la démocratie en Argentine, il a bénéficié des lois d'amnistie dites du Point final (1986) et du Devoir d'obéissance (1987) ». (Le monde 9/08/2003)

- « L'officier de marine Alfredo Astiz, membre des escadrons de la mort sous la dictature argentine, ainsi que 11 autres personnes jugées pour les crimes commis à l'Ecole supérieure mécanique de la marine argentine où quelque 5.000 Argentins ont été torturés de 1976 à 1983, ont été condamnés mercredi 26 octobre à la réclusion à perpétuité, au terme de vingt-deux mois de procès. » (Mediapart, 27/10/2011)

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