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Billet de blog 9 déc. 2022

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Argentine: le côté obscur de la justice

La fuite des conversations entre juges, procureurs, espions et dirigeants du groupe Clarín montre le coté obscur du fonctionnement de la Justice fédérale en Argentine : lobbying, montage d'affaires, pressions politiques, pots-de-vin et abus de pouvoir. Une longue série de crimes et d'irrégularités.

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Le site Patagonia Facts, a publié deux chats dans lesquels quatre juges fédéraux, le procureur en chef de la ville de Buenos Aires, le ministre de la Justice et de la Sécurité de Buenos Aires, un publiciste, un ancien membre du Secrétariat du renseignement et deux cadres du Grupo Clarín (principal groupe multimédia argentin) ont organisé une série de manœuvres pour qu'on ne sache pas que les magistrats s'étaient rendus gratuitement -invités par le multimédia- au paradisiaque Lago Escondido, propriété mal acquise1du britannique Joe Lewis, ami de l’ex président Mauricio Macri.

Illustration 1
Lago Escondido © Pagina 12

Les conversations divulguées ont été révélées quelques heures avant que le Tribunal oral fédéral (TOF) 2 de Comodoro Py ne prononce la sentence contre la vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner. Figure centrale de la politique argentine, elle a été condamnée le 6 décembre à six ans de prison et à l'interdiction à vie d'exercer une fonction publique pour le délit d'administration frauduleuse dans la construction de travaux publics dans la province de Santa Cruz.

Le 22 août, l'accusation - représentée par Diego Luciani et Sergio Mola - avait demandé douze ans de prison pour CFK et l'interdiction perpétuelle d'exercer une fonction publique. Dix jours plus tard, le 1er septembre, Fernando Sabag Montiel a tenté de lui tirer une balle à quelques centimètres de la tête alors qu'il se mêlait à la foule à l'entrée de la maison de la vice présidente. Si bien trois membres du groupe organisateur de l’assassinat raté sont emprisonnés, l’enquête piétine suite à des pressions sur la juge chargée de l’affaire par des amis de M. Luis Caputo, ancien ministre de finances de Mauricio Macri, dont l’entreprise « Caputo Hermanos » est soupçonnée de financer le groupe terroriste « Revolución Federal » 2

Illustration 2
Cristina Fernández de Kirchner © Infobae

À la suite de la publication de la sentence, l'actuelle vice-présidente a annoncé qu'elle ne se présentera à aucune fonction élective en 2023, ni comme présidente ni comme sénatrice, et qu'elle n'offrira pas à l'opposition l'argument selon lequel elle cherche à bénéficier d'une immunité contre les poursuites afin d'éviter d'aller en prison. "Mafia et État parallèle. C'est ce qui se passe en Argentine et c'est ce qui m'a condamné aujourd'hui à six ans de prison et à la déchéance à vie. Cette sentence, c'est ce qu'ils voulaient", a-t-elle exprimé vers la fin de son message, très émue.

Au cours du procès, la défense a soutenu que Cristina Fernández de Kirchner, en tant que présidente du pays, n'est pas intervenue dans les appels d'offres aux dépens de la province de Santa Cruz. Luciani a fait valoir, et le tribunal a semblé corroborer ce point de vue, que l'ancienne présidente a permis de bénéficier Lazaro Báez, entrepreneur de la construction, en envoyant au Congrès des budgets qui incluaient le paiement des travaux d'un million de dollars demandés par Santa Cruz. En réponse, la vice-présidente s'est défendue en déclarant qu'on ne pouvait pas l’accuser de commettre des crimes par le biais de budgets annuels votés par les deux chambres du Congrès, y compris par des législateurs de l'opposition et qu’en tant que présidente elle n’avait aucune responsabilité sur l’administration du budget de la Nation car c’est du ressort du chef de cabinet, l’équivalent d’un premier ministre.

Après avoir décrit le tribunal comme un "peloton d'exécution" et accusé les procureurs d'avoir "inventé des faits, d'en avoir caché d'autres, de les avoir déformé et d'avoir menti" de telle sorte que cela a créé les conditions d'une tentative d'assassinat le 1er septembre, Cristina Kirchner a partagé sur ses réseaux sociaux un document intitulé "Les vingt mensonges de l'affaire Vialidad".https://www.pagina12.com.ar/502683-una-por-una-las-20-mentiras-sobre-la-causa-vialidad-que-deta

Au-delà des arguments, c'est l'obscurité toxique de Comodoro Py, siège de la justice fédérale, qui entre en jeu. Julián Ercolini, le juge d'instruction dans cette affaire nommé « Vialidad », est l'un des deux juges fédéraux qui ont centralisé les multiples accusations contre Cristina Kirchner, dont certaines très controversées, comme la mort de l'ancien procureur Alberto Nisman, un dossier obscur ancré dans son bureau. Il existait déjà des preuves de collusion du juge Ercolini avec le gouvernement Macri, mais ces preuves se sont accrues le week-end dernier après la révélation des détails du voyage dans un ranch de Patagonie cité plus haut, auquel il a bien participé avec d’autres juges, deux anciens agents des services de renseignement et deux fonctionnaires du maire de Buenos Aires et pré-candidat conservateur à la présidence, Horacio Rodríguez Larreta.

Illustration 3
Les juges © Perfil

Dans le dialogue révélé (chat écrit et audio), ils complotent toutes sortes d'illégalités, comme la falsification de factures, le transfert de l'affaire de la ville de Bariloche aux tribunaux fédéraux de Buenos Aires - leur territoire -, la détention illégale d'un fonctionnaire en poste qui, selon eux, aurait divulgué leur présence lors de l'excursion, et même le regret ironique de "ne pas avoir commis un meurtre sur un « mapuche."3 Tout cela est pimenté de phrases sexistes, homophobes et racistes. L'échange suggère que les cadres de Clarín et les organisateurs de l'aventure, Jorge Rendo et Pablo Casey, parlent à leurs interlocuteurs - des juges, un procureur, des hauts fonctionnaires du gouvernement de la ville et des agents de renseignement - comme s'ils étaient leurs patrons. Finalement, l'avis de la procureure Cándida Echepare corrobore l'existence du voyage en avion privé et des factures falsifiées. Elle a demandé que le secret fiscal et bancaire de toutes les personnes impliquées soit levé.

Le président Alberto Fernández s’est vu dans l’obligation de faire une allocution sur les chaînes nationales pour dénoncer ce qu’il a qualifié de "promiscuité antirépublicaine" le comportement de "certains hommes d'affaires, juges, procureurs et fonctionnaires, qui jusqu'à présent se sentaient impunis". "Il est temps qu'ils commencent à être tenus pour responsables", a-t-il déclaré. "Tout semble indiquer que la détérioration de la qualité institutionnelle de certains juges, procureurs, anciens fonctionnaires et hommes d'affaires a été exposée une fois de plus. Tous sont impliqués dans un jeu pervers de corruption qui affecte gravement le bon fonctionnement de l'État et, en particulier, l'administration de la justice"

Associations de juristes, professeurs de droit et plusieurs organisations de DDHH réclament la démission immédiate de tous les « visiteurs » du ranch et l’ouverture d’un véritable procès pour le délit de manquement à ses devoirs d'agent public et d'admission de pots-de-vin pour les six fonctionnaires.

La condamnation de Cristina Kirchner a provoqué une vague de solidarité nationale et internationale en sa faveur dont celui de Lula, élu récemment pour la troisième fois président du Brésil, qui avait été incarcéré injustement pendant 580 jours. L’opposition de droite s’est empressé de fêter la condamnation.

L’Argentine a été un exemple pour le monde entier lorsqu’elle a été capable de juger les Juntes Militaires en 1985 par des tribunaux civils. Puis d’annuler les lois d’amnistie en 2005 imposées par les gouvernements précédents et continuer de juger les responsables de tortures et assassinats. Plus de mille membres condamnés de l’armée et de la police ont eu un procès en bonne et due forme. Les 30 000 disparus pendant la période 1976-1983 n’ont pas eu cette chance. Quel paradoxe qu’une partie des membres du pouvoir judiciaire, y compris les actuels membres de la Cour Suprême, puisse assombrir cette exemplarité avec une connivence obscène avec les ressorts du pouvoir médiatique lié à une droite radicale, violente et dangereuse.

 À quarante ans de la fin de la dernière dictature, la défense de la démocratie en Argentine, est plus que jamais, à l’ordre du jour.

Notes:

1. En 1996, le britannique Joe Lewis a acheté les 8 000 hectares entourant le Lago Escondido, un réservoir d'eau glaciaire dans la province de Río Negro, dans des conditions douteuses, ce qui en fait une eau publique et le principal point de conflit avec le gouvernement national. Le magnat britannique a acquis le terrain par l'intermédiaire d'une société argentine qui, après l'achat, a transféré la propriété à Lewis. Ceci pour contourner la règle établissant qu'aucun étranger ne peut posséder de biens dans les zones frontalières, à moins qu'il ne soit marié à un Argentin, qu'il ait des enfants argentins et qu'il vive en permanence dans la zone avec un projet à développer ici. Depuis lors, le droit d'accès du public à ce patrimoine national, qui est garanti par la loi, est entravé par la sécurité privée de l'homme d'affaires. Des années après l'acquisition de ces terres, Lewis les a étendues pour atteindre 12 000 hectares, au sein desquels se trouve un manoir de 2 500 mètres carrés qui appartenait aux héritiers de la famille Montero-Ortiz. De plus, dans tout ce territoire de Patagonie, Lewis a construit un aéroport privé de près de deux mille mètres de long, qui ne dispose d'aucun radar, de sorte que ses déplacements sont plus que secrets. Depuis des années, la "Marche de la souveraineté" rassemble des personnes de différentes régions du pays dans le but de rejoindre le Lago Escondido par les deux sentiers que les tribunaux provinciaux ont reconnus comme des sentiers publics pour les sports nautiques, entre autres activités.

https://www.agenciapacourondo.com.ar/opinion/la-impunidad-de-joe-lewis-historia-de-un-robo-por-alejandro-olmos-gaona

https://www.perfil.com/noticias/actualidad/el-dueno-de-lago-escondido-quien-es-joe-lewis-una-de-las-500-personas-mas-ricas-del-mundo.phtml

2. L'organisation "Revolución Federal" est mise en cause dans l'affaire pour des messages violents à l'encontre de la vice-présidente Cristina Kirchner quelques jours avant l'attentat et pour avoir fabriqué des guillotines en bois pour exécuter des "escraches" (agressions publiques) contre divers politiciens. L'une d'elles, qu'il a portée à la Plaza de Mayo, portait l'inscription "Todos muertos, presos o exiliados" ("Tous morts, prisonniers ou exilés"). Le juge fédéral Marcelo Martínez de Giorgi a inculpé le propriétaire de la société immobilière Caputo Hermanos, Flavio Caputo, pour les liens commerciaux présumés avec la menuiserie de Jonathan Morel. Le jeune homme est le chef du groupe "Revolución Federal", qui est accusé d'avoir participé au projet d'assassinat de Cristina Kirchner. Il a facturé plus de 8 millions de pesos à Caputo Hermanos – et reçu encore 5 millions en liquide- pour la vente de tables de chevet et d'autres meubles pour des appartements à Neuquén, dont la plupart n'étaient pas fabriqués par lui.

3. Les peuples originaires en Argentine souffrent depuis longtemps de la discrimination et de la persécution, notamment, le peuple Mapuche, en Patagonie. Pendant le gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019) les forces de gendarmerie ont à plusieurs reprises attaqué les campements, empêché de recevoir d’aliments et réprimé leurs manifestations à coup de fusil. La disparition de Santiago Maldonado en août 2017 puis l’apparition suspecte de son cadavre « noyé » en octobre, n’est toujours pas élucidé malgré les efforts de sa famille auprès des instances judiciaires. Le 22/11/2017 le jeune mapuche, Rafael Nahuel, était assassiné par la préfecture naval dans le dos. Voir ici

Récemment, la détention de femmes de la communauté mapuche à Villa Mascardi (Bariloche, province de Rio Negro) avec de jeunes enfants, ainsi que la persécution d'autres membres dispersés dans les montagnes, fut justifiée par un mandat de perquisition générique délivré par le tribunal fédéral de Bariloche, qui ne tenait pas compte des intérêts et des droits des communautés mapuches. Trois femmes de la communauté mapuche détenues dans les locaux de la police de sécurité de l'aéroport (PSA) de San Carlos de Bariloche, accusées avec quatre autres personnes ont entamé une grève de la faim pour exiger leur libération. La dirigeante sociale Milagro Sala, prisonnière politique depuis le 16 janvier 2016 dans la province de Jujuy, fait partie de cet acharnement d'une droite raciste et sexiste, incrustée dans la société.

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