La construction de la Nation argentine, tout au long du 19e siècle, s’est imposée par une soumission des peuples autochtones à travers des pratiques d’extermination progressive et systématique ; peuples longtemps demeurés inaudibles dans l’histoire du pays et bien souvent, absents du paysage médiatique et de l’imaginaire collectif. Le peuple Mapuche - environ 145 000 personnes sur un total de 1 306 000 d’autochtones selon l’INDEC en 2022 - est le plus nombreux sur le territoire de l’Argentine.
Les récents incendies en Patagonie qui ont ravagé plus de 50 000 hectares de forêt ont été suivis de mises en cause visant les communautés Mapuches. Sans avancer de preuves, le gouvernement climato-sceptique du président libertarien Javier Milei, qui vient de gagner les élections législatives de mi mandat, a qualifié ces feux criminels d’actes terroristes en traitant de délinquants des opposants comme Moira Millán, fondatrice du « Mouvement des femmes indigènes pour le Bien Vivre ». Elle dénonce en particulier l’extractivisme des entreprises étrangères qui ont privé les Mapuches de leurs terres et accaparé leurs ressources en eau comme l’italienne Benetton, la française Eramet, l’israélienne Mekorot ou la canadienne Pan American Silver, notamment dans les provinces de Chubut et Rio Negro entre autres. Un millionnaire qatari, beau-frère de l'émir du Qatar Tamim bin Hamad Al Thani, vient d’acquérir 10 000 hectares en Patagonie argentine, dans la province de Río Negro, afin de développer un méga projet comprenant trois centrales hydroélectriques et une somptueuse résidence privée.
Carlos Schmerkin: Bonjour, Llanka Millán, comment prononce-t-on votre prénom et que signifie-t-il ?
Llanka Millán: Bonjour Carlos, merci beaucoup d'avoir créé cet espace. Je m'appelle Llanka et cela se prononce Lianka ou Yanka. Mon prénom signifie « pierre précieuse » et c’était le nom d'une arrière-grand-mère qui est morte tragiquement, brûlée en sauvant ses enfants. On m'a également donné le nom de Anay, qui signifie « amie ».
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Quelle est la raison de votre voyage en France ?
Au départ, c'était une invitation qui avait été adressée à ma mère, Moira Millán [1], mais pour des raisons de santé, elle n'a pas pu voyager et m'a proposé de la remplacer. Il s'agit de ma troisième visite en France, mais ce voyage a été beaucoup plus concret car en raison de ma maturité et de ma conviction j’ai réussi à communiquer ce qui se passe dans les territoires indigènes et le transmettre à d'autres espaces européens qui veulent nous accompagner et nous aider. Mon objectif est de communiquer au mieux sur ces questions et d’informer sur les taches qui nous incombent et de notre responsabilité humaine envers notre territoire.
Parlez-moi de la relation avec votre mère et comment vous inscrivez-vous dans sa lutte.
Merci pour cette question car elle est opportune et nécessaire pour comprendre l'histoire de chacun et la profondeur de notre engagement envers la protection de la vie. La relation avec ma mère a été une relation riche en enseignements, mais aussi en souffrances. C'est une personne qui a choisi d'être mère et militante, ce qui l'a toujours exposée au jugement d’autrui en critiquant son militantisme, son choix de lutter également pour d'autres droits, en nous laissant seuls à certains moments de notre vie. Mais en grandissant j’ai de mieux en mieux compris son choix.
Je me souviens qu'elle revenait en pleurant de situations très complexes qui se passaient dans d'autres territoires : elle nous racontait des choses terribles, et dès notre plus jeune âge nous avons pris conscience de la réalité. On ne nous a jamais caché que le monde était terrible et qu'il y avait beaucoup de douleur, beaucoup de peur, beaucoup d'injustices, et quand j'étais adolescente, je lui demandais pourquoi elle faisait cela, pourquoi elle allait défendre d'autres enfants en sachant qu'elle laissait ses propres enfants à la maison. Et elle me répondait : « Eh bien, ma fille, si je ne le fais pas, personne ne le fera. » À l'époque, je ne comprenais pas, mais aujourd'hui, je comprends très bien ce qu'elle voulait dire. Non seulement j'avais le droit d'être bien, mais d'autres enfants avaient aussi le même droit et cela m'a beaucoup marqué.
Peut-on dire que vous avez transformé le chagrin d’origine en militantisme ?
Dans mon cas, c'est grâce au lien avec ma mère que j'ai compris qu'il fallait protéger toute cette existence d'une manière ou d'une autre. Récemment, j'ai réalisé que l'activisme n'est pas un choix, c'est une mission. C'est une responsabilité que l'on prend, que la terre nous confie et qui nous place dans cette position, car ce sont des voix qui nous écoutent, ce sont des enfants qui ne peuvent pas se défendre, ce sont des animaux qui ne sont pas dans notre monde humain pour pouvoir faire valoir leurs droits. Cette responsabilité nous incombe et nous savons que la spiritualité, les forces de la nature, nous accompagnent. Je la prends donc avec beaucoup d'amour, avec beaucoup de soin, j'essaie d'être aussi responsable que possible. Je ne peux pas représenter environ quatre millions de personnes, en l'occurrence le peuple Mapuche d’Argentine et du Chili. Par contre, je peux raconter une partie de mon histoire, comment je vis dans un territoire récupéré par ma mère accompagnée de sa sœur, de sa mère mais assez seule, dans un monde très patriarcal, qui ne l'a ni écoutée ni accompagnée. Aujourd'hui, ces questions sont abordées et font l'objet d'un débat plus large. Avant d'être ma mère, je la vois comme une femme et je l'admire énormément. Je crois sincèrement que grâce à des femmes et des personnes comme elle, le monde a un peu plus d'espoir.
Le 11 février 2025, le gouverneur de Chubut, Ignacio Torres, avec l'accord du juge Alberto Criado, et avec le soutien du gouvernement de Javier Milei et de la ministre de la Sécurité Patricia Bullrich, a procédé à une perquisition dans quatorze foyers ainsi que dans une radio communautaire, tous appartenant à des Mapuches, sous prétexte de recherches des responsables des incendies en Patagonie. Que s'est-il passé exactement ?
Eh bien, l'histoire est longue, car il s'agit d'une stratégie que le système met en place petit à petit, minutieusement, depuis longtemps. Je pense que l'un des plus grands conflits actuels concerne les questions territoriales, la terre et l'eau. Pour les gouvernements, les communautés autochtones en général, et aujourd'hui en Argentine, le peuple mapuche, est une nuisance, car il occupe une partie des territoires riches en ressources naturelles. Il est donc évident qu'il n'est pas dans leur intérêt que des personnes dénoncent ce qui se passe, qu'elles rendent visibles tous ces intérêts extractivistes des méga-entreprises, en criminalisant la solidarité et semant la peur dans la société. C'est alors qu'ils sont venus chez nous, violant tous nos droits, ils ne voulaient pas montrer le mandat de perquisition ; ils ont frappé des personnes âgées, des filles, puis ils ont emporté beaucoup de nos biens, y compris notre ADN. Et lorsque nous leur avons demandé pourquoi ils faisaient cela, ils nous ont répondu que « soit nous coopérions, soit ils agiraient par la force ». Et par la force, cela signifiait une arrestation, sans aucune base légale. Les policiers ont arrêté une de nos camarades, Victoria Núñez Fernández, détenue pendant trois mois sans aucune preuve. Le gouvernement a monté toute cette affaire comme un événement médiatique et politique à la veille des élections, en essayant de créer un ennemi intérieur, accusant les personnes qui protègent les territoires d'être des incendiaires et des terroristes. Il s'agit d'un plan sinistre qui se répète depuis longtemps, mais nous essayons, et nous allons y parvenir, à démanteler toutes ces attaques et de mettre sur la table ce qui est important dans nos vies, à savoir la préservation de la terre, de l'eau, des éléments, les fondements de l’existence.
Dans son livre, votre mère Moira parle de « Pluridiversité ». J'ai cru comprendre qu’elle a offert sa maison aux femmes et aux diversités indigènes afin qu'elles puissent continuer à progresser dans la construction de leurs propres savoirs. Comment fonctionne ce projet et quelle est son ampleur ?
La pluridiversité a d'abord commencé comme un espace de préservation des savoirs, principalement pour les femmes, mais elle s'est maintenant amplifiée. C'est une sorte de base de sauvegarde ; c'est un projet très vaste et ambitieux, qui s'inscrit dans la durée. L'idée originale, plutôt qu'une université, est une pluriversité, englobant tous les mondes. A partir de la conservation des savoirs ancestraux, se créent des ateliers, des rencontres et des pratiques dont les territoires ont besoin, comme l'analyse de l'eau, la création des potagers, etc. Ma mère est convaincue que c'est une façon de nous retrouver, de renforcer notre identité et de construire une nouvelle forme de vie, ou de reconstruire quelque chose dont nous devons nous souvenir car cela existait autrefois, mais nous l’avons perdu, à cause de la mutilation de la mémoire de nombreux territoires.
La prééminence du patriarcat s’est réduit à las voix des hommes, et les femmes ont été reléguées, elles ne sont pas entendues, sans parler des diversités, et cela se produit dans tous les domaines en raison également de la question du colonialisme qui traverse tous les corps, toutes les cultures, et nous sommes dans ce processus de construction.
Le mot « terricide », développé par votre mère, englobe non seulement l'écocide, mais aussi le génocide des peuples autochtones ainsi que les féminicides. Comment ce concept est-il apparu ?
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Je pense que ma mère pourrait mieux l'expliquer. Ce mot-concept est né de la façon dont elle a observé que toutes ces injustices étaient catégorisées et très divisées. En même temps, ce que le terricide explique, c'est la mort de mondes telluriques, de l'intangible, de ce qui ne se voit pas, des cultures, des langues, des spiritualités, des essences de chaque peuple, de chaque territoire. Le terricide est ce qui engloberait tout au niveau mondial. L'idée de ce concept est qu'il soit considéré comme un crime contre l'humanité et contre la nature, et qu'on puisse s'interroger, entamer un dialogue et peut-être même développer d'autres ramifications de ce concept, mais pour moi, ce à quoi elle fait référence, c'est cette mort de la vie elle-même.
Sachant qu'il existe une importante population mapuche dans la partie chilienne du territoire, quelle relation entretenez-vous avec eux?
Pour revenir un peu en arrière, lorsque les États-nations ont été crées, les formes de conquête étaient différentes. Du côté argentin, qui serait Puel Mapu (la terre de l’Est), il y a eu un véritable génocide. Du côté chilien, d'autres types d'accords et de négociations ont permis de préserver beaucoup plus la culture qu'en Argentine, où elle a été anéantie, avec l'assassinat de toutes les femmes guérisseuses, des hommes guérisseurs machis et de nos autorités spirituelles. Ce qui se passe actuellement, dans ma communauté, c'est une rencontre à partir de la spiritualité, c'est-à-dire une relation spirituelle renouvelée pour nous renforcer, pour nous reconstruire et pour vraiment protéger nos territoires. Les territoires étant également très vastes, la rencontre avec les Mapuches chiliens est difficile, d'autant plus que nous sommes des peuples qui avons été très appauvris. La vie se déroule à l’intérieur de nos communautés et il est très difficile d’en partir car il faut s'occuper des animaux et plein d’autres choses. C'est donc un peu difficile, mais petit à petit, nous nous retrouverons.
Il y a eu une évolution importante à partir de 1985[2] au niveau des lois, qui ont été incorporées dans la Constitution de 1994, ainsi qu’en 2006. Même si ces avancées concernant les peuples autochtones, comme la création de l'INAI, sont considérées nécessaires, elles ne sont peut-être pas suffisantes pour votre mouvement. Que demanderiez-vous encore à l'État argentin ?
En Argentine, il existe un déni total à l'égard des peuples autochtones, du peuple Mapuche lui-même. La plupart des gens pensent que les Mapuches sont des terroristes, qu'ils incendient des voitures et veulent tuer. C'est un sujet assez controversé, car les enjeux sont importants. La plupart des gouvernements ont signé de nombreux traités, noué des intérêts et relations économiques avec des entreprises qui occupent notre territoire, c'est pourquoi nous sommes dans une situation d'inégalité, avec des intérêts totalement opposés. L'Argentine doit reconnaître qu'elle est un État qui s'est construit par la violence, le massacre, la persécution et le mensonge. Et je ne sais pas si elle osera accepter de rendre les terres à leurs propriétaires d'origine, car des enjeux économiques et de pouvoir sont en jeu.
Notre chemin est celui des fourmis. Je pense que tôt ou tard, nous devrons gagner, car sinon, nous allons nous retrouver sans planète et sans donner à toutes les générations futures la possibilité de vivre et de découvrir ce qu'est le monde avec ses merveilles, malgré tant d'atrocités et tant de morts systématiques. Je pense qu'il est important qu'il y ait plus de dialogues, plus d'alliances, plus de reconnaissance. Alors, à partir de là, nous pouvons continuer à construire un monde meilleur. En Argentine, les luttes sont très centralisées à Buenos Aires, la capitale fédérale, et malheureusement il y a une tendance à être très eurocentriste, avec une suprématie blanche, et il est difficile d'avoir l'humilité de dire : nous pouvons être à égalité avec les peuples autochtones et avoir un dialogue pour voir comment nous pouvons avancer ensemble.
Quelle est l'attitude des partis politiques argentins à l'égard de ce que vous proposez ? Certaines de vos revendications sont-elles intégrées dans leur programme ?
Non, je pense qu'il y a encore du chemin à faire, cela ne fait pas partie de leur agenda. Je sais aussi qu'il y a beaucoup de souffrance de notre part et que cela a peut-être aussi empêché d'avancer, car il y a de la douleur, de la colère, et c'est compréhensible. Il est difficile d'accepter cet orphelinat politique. Je pense que c'est à nous, les nouvelles générations, de construire de nouvelles alliances, de nouvelles méthodes ; nous pouvons être en désaccord, mais je pense que l'important est de prendre soin du territoire pour tous, de ne pas le polluer, de ne pas le piller. Nous voyons comment le gouvernement actuel plie devant les États-Unis et Israël, comment il continue d'être une marionnette des grandes puissances.
Comment avez-vous été accueillie à Paris ? Quelles relations avez-vous nouées pour faire connaître ici, en France, la lutte des peuples autochtones et en particulier la vôtre ?
La France est assez particulière. La vérité, c'est qu'il y a des gens très beaux qui m'ont accueilli et qui m'ont embrassé, qui me comprennent ou qui essaient peut-être de comprendre, qui sont émus, qui sont touchés par ce qui nous arrive et qui veulent s'engager pour agir dans le sens du bien, dans le sens de ce dont la terre a besoin. Mais j'ai aussi pu voir une société un peu froide et quelque peu rigide, ce qui m'a beaucoup choquée. Ces derniers jours ont été pour moi synonyme de beaucoup de pleurs, de beaucoup de larmes, en voyant une multitude de situations où la violence est totalement banalisée et où les gens font comme si de rien n'était. Cette société de consommation fait que les gens ne veulent pas s'identifier à nos réalités parce qu'elles sont douloureuses, elles ne sont pas agréables, disons. Donc, même si je constate qu'il y a beaucoup de personnes belles et sensibles, je vois aussi une société qui n'a peut-être pas d'avenir.
Quelle impression avez vous eu en visitant le Parlement européen ?
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J'ai eu l'occasion de me rendre au Parlement européen et cela m'a beaucoup surpris. Même si, dans l'imaginaire collectif, on peut savoir ce qu'est le « terricide », voir soudainement le Parlement européen comme l'expression du « terricide », des personnes dans un esprit de compétition, du « je suis meilleur que les autres parce que j'ai atteint un certain statut et que j'agis de telle manière », m'a fait réfléchir. Et je me disais : C'est fou, parce que ces personnes pensent qu'elles sont au sommet de leur vie et n'ont aucune idée de ce que c'est que de voir un arbre de 5 000 ans au milieu d'une forêt. Des réalités très différentes et les seuls arbres qu'ils allaient voir là-bas étaient les portes, qui étaient des portes géantes en bois. En même temps, je me dis : quelle chance d'avoir pu me rendre à cet endroit pour montrer une autre vision et qu'il y ait des gens dans ces lieux qui soient du côté de la vie, de la terre et qui puissent, petit à petit, tisser d'autres perspectives.
Carlos Schmerkin
Cet entretien avec Llanka Millán, un être lumineux qui suit les pas de sa mère avec conviction et courage, a été possible grâce à la gentillesse de Geneviève Garrigos, conseillère de la Ville de Paris.
Notes:
[1] Moira Millán, connue en France notamment grâce à son livre Terricide. Sagesse ancestrale pour un monde alterNATIF traduit et publié par Des femmes-Antoinette Fouque, 2025, et aussi grâce au documentaire La rebelión de las flores (La rébellion des fleurs) de Maria Laura Vázquez. En 2019, vingt trois femmes indigènes occupent le ministère de l’Intérieur argentin pour dénoncer la dévastation de leur territoire et de leur culture. Le documentaire raconte l'épopée de ces battantes, fédérées par la Mapuche Moira Millán. Sa fille, Llanka, était aussi de l'aventure.
[2]: En 1985, une loi relative à la politique indigène et au soutien aux communautés autochtones est promulguée créant l'Institut national des affaires autochtones (INAI) dont l'objectif principal est d'assurer l'exercice de la pleine citoyenneté aux membres des peuples autochtones, en garantissant le respect des droits consacrés dans la Constitution. La réforme de 1994 de la Constitution a marqué un changement de paradigme en matière de droits humains des autochtones. En 2006, la loi nationale sur l'éducation consacre l'éducation interculturelle bilingue qui garantit le droit constitutionnel des peuples autochtones « de recevoir une éducation qui contribue à préserver et à renforcer leurs normes culturelles, leur langue, leur cosmovision et leur identité ethnique » et encourage l'ouverture de l'inscription des communautés autochtones au Registre national des communautés autochtones (ReNaCi). Ce registre recense 34 peuples inscrits dans cet organisme et 1 653 communautés autochtones, dont 1 456 ont enregistré leur personnalité juridique.
Transcription de l'enregistrement et traduction réalisées par mes soins.