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Sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflits armés, activiste, chercheuse associée au LEGS (Paris 8), directrice de 'FemAid'et 'Women in War'.

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Billet de blog 19 juillet 2025

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L’expulsion des Afghans d’Iran vue de Kaboul

Selon l'agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), plus de 1,5 million d'Afghans ont fui ou ont été expulsés d'Iran depuis janvier. Comment est-ce que ce raz-de-marée humain est-il perçu à partir de l’Afghanistan ? Une longue conversation avec des étudiantes afghanes, lors des cours d’anglais que je donne toutes les semaines, apporte de nouveaux éclairages sur ce drame.

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Illustration 1
Afghans déportés à la frontière iranienne © Wakil Kohsar DR

 Selon l'agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), plus de 1,5 million d'Afghans ont fui ou ont été expulsés d'Iran depuis janvier, dans le cadre d'une violente campagne de répression menée par le gouvernement contre les réfugiés supposément sans papiers. Pourtant un bon nombre d’entre eux possèdent des papiers parfaitement en règle et cela depuis des décennies.

Cet été, depuis la guerre contre Israël, le rythme s’est accéléré de façon exponentielle. Du 10 au 16 juillet, la moyenne quotidienne s’élève à plus de 29 600, hommes, femmes et enfants, du nouveau-né au vieillard paralysé. Selon la même source, un record de 38 000 rien que pour la journée du 10 juillet, tous passant par les postes le long de la frontière.

La majeure partie se compose de personnes déportées de force, contraintes de partir du jour au lendemain, pour ne pas dire d’une heure à l’autre.  Plus souvent encore, ce sont des victimes de véritables rafles, arrêtées dans la rue, chez elles, au travail, le mari d’un côté son épouse de l’autre avec d’innombrables enfants perdus au milieu de la pagaille.  Et ils n’ont pu rien ramener, abandonnant parfois vingt ou trente (voir plus) ans de vie et de possessions accumulées. « On nous a jetés comme des ordures a raconté une veuve, je n’ai même pas eu le droit de chercher des vêtements de mes cinq enfants » « 

Tous les avoirs et les salaires dus aux Afghans sont bloqués, ainsi que tous leurs avoirs. Ils n’ont même pas pu récupérer la caution toujours élevée payée pour louer un quelconque habitat. Les médias officiels iraniens les accusent d’avoir collaboré avec Israël, voire d’être tous des  agents du Mossad. En vérité, la communauté afghane réfugiée est devenue le bouc émissaire pour Téhéran qui doit trouver une parade devant  la médiocrité de ses services de renseignement et son manque d’organisation face aux attaques israéliennes lors la Blitzkreig de juin.

Cette déportation massive fait écho à la campagne massive d’évacuation des habitants Afghans à partir du Pakistan, démarrée en avril 2025 dont plus de 30% avaient une présence légale. D’avril à juin  on dénombre 200 000 expulsés, accusés de fomenter des attentats pro-Taliban. Ici aussi cette vague xénophobe coïncide avec le renouveau du conflit avec l’Inde, autour du cachemire.. On compte près d’un million d’Afghans déportés du Pakistan depuis la fin 2023

Exactement en même temps que l’Iran, le Tadjikistan  qui a accueilli un bon nombre de dissidents,a entrepris de chasser toute sa population afghane dans des conditions effroyables, situation qui a été à peu près ignorée par les médias internationaux.

Il faut croire avec la politique raciste anti-migrants et ses tactiques expéditives dépourvues de toute humanité d’un Donald Trump ont enhardi Téhéran, Islamabad et Dushanbe qui peuvent agir à leur guise sans qu’on leur reproche leur cruauté. Dans ces trois pays, des générations entières d’enfants ont été conçus et y ont grandi n’ayant aucun lien réel avec la patrie de leurs parents. Presque tous y ont été scolarisés, les filles comme les garçons et ont  pu trouver du travail- certes mal payé, mais de quoi vivre et aider la famille restée au pays.

Les voici forcés à rentrer dans un pays quasiment inconnu pour les jeunes, au niveau de vie très inférieur à celui qu’ils viennent de quitter,  de plus miné par une gravissime crise humanitaire et à des restrictions draconiennes imposées aux femmes et aux filles. On compte aussi des milliers de femmes seules, des veuves avec des enfants qui sont terrorisées à l’idée d’un retour dans un pays où elles ne peuvent pas entreprendre quoi que ce soit sans être accompagnés par un ‘mahram’, un membre masculin de sa parentèle.. Autrement dit, dès leur arrivée, ces femmes plongent dans l’illégalité 

En ce moment même un flot incessant de personnes désespérées arrivent en Afghanistan par l’Ouest, principalement par Islam Qala où ils s’entassent dans un centre frontalier surpeuplé . La température avoisine les 50° à certaines heures. Des travailleurs humanitaires surmenés tentent de distribuer de la nourriture et de l’eau fraîche, mais sont vite dépassés par l’ampleur du désastre. Une vidéo qui circule sur les médias sociaux montre un de ces agents en train d’essuyer ses propres larmes tandis qu’une jeune femme lui raconte, semblerait-il, ses malheurs.

Comment est-ce que ce raz-de-marée humain est-il perçu à partir de l’Afghanistan ? Une longue conversation avec des étudiantes afghanes, elles-mêmes enseignantes dans des écoles secrètes, lors des cours d’anglais que je donne toutes les semaines, apporte de nouveaux éclairages sur ce drame unique au XXIe siècle

Voici donc des témoignages en direct

 « Je pleure tout le temps » raconte Athena qui habite à Herat une des premières destinations des réfugiés. Des familles entières campent dans la rue, des mères et des bébés alors qu’il fait trop chaud pour rester dehors. Toutes ces personnes ne savent pas où aller et pleurent aussi. Je voudrais tant les aider mais c’est qu’on est pauvre aussi»

Néanmoins, Athena et d’autres est allés leur porter de l’eau et des biscuits ; un peu partout en Afghanistan, la population locale très émue tente d’aider comme leurs maigres moyens le permettent : ici un repas, là une couverture, des couches pour le bébé, du lait.

C’est que le gouvernement taliban ne semble avoir rien prévu, pas le moindre centre social ou bureau d’aide et d’orientation. Tout au plus une bouteille d’eau et un « bienvenue à ta patrie » selon Kubra qui suit la situation de près via les médias sociaux sur son téléphone, avec toute sa famille. Elle ajoute que tout le long de la frontière, on vend de l’eau et des provisions quatre fois leur valeur ailleurs et que des taxis et des bus spécialement affrétés font payer les places à des prix exorbitants. Des vidéos défilent sur Tik-Tok à longueur de journée et documentent ce qui se déroule à la frontière. « J’ai demandé à mon père ce qui allait se passer maintenant, si on pouvait faire quelque chose pour ces malheureux dit Kubra. Il a répondu qu’il ne savait pas et qu’en tout cas la situation va devenir de pire en pire pour tout le monde»

 « En fait les prix de l’huile, le riz, la farine ont augmenté,  même à Kaboul, c’est fou dit  Bahar, personne ne veut croire que ces gens-là sont vraiment pauvres. Ils se disent que c’est l’occasion de se faire de l’argent. Mais en attendant, c’est dur pour nous ici ». En effet les coupures de budget de l’aide humanitaire s’est répercuté dans les salaires payés aux enseignantes qui fonctionnent dans la clandestinité.

Bahar, il faut ajouter, est la seule personne qui travaille dans sa famille de huit enfants, son père ayant été militaire dans l’armée républicaine et donc considéré comme un traître par les Talibans. Outre l’enseignement général dans une école secrète, elle donne des cours d’anglais en ligne. Quand les Talibans ont fermé les universités, elle abordait sa troisième année en psychologie et n’arrive toujours pas à se résigner à l’idée que les études pour elle sont terminées.

 L’oncle de Nasima a téléphoné à son père hier soir de Téhéran « Il l'a supplié de l’accueillir, lui sa femme, sa vieille mère et leurs six enfants. Pour le moment, la famille est encore en Iran, tous se sont barricadés chez eux, n'osant plus sortir. «Mon oncle n’arrive pas à vendre sa voiture et le propriétaire de la maison refuse de lui rendre la caution. Que faire ? Mon père est médecin dans un grand hôpital mais il ne gagne que 7000 Afg.(87 €) par mois. Avant ma mère enseignait dans un lycée de garçons mais elle a été renvoyée. Même avec mon salaire à moi en plus, on tient tout juste le coup. Nous n’avons que quatre pièces et mes six cousins sont  tous grands, où les mettre ? »

Les conséquences sont graves pour la population des grands centre urbains. « La famille d’une de mes élèves s’est fait expulser par le propriétaire, ici à Kaboul, fait Hadia, dépitée « Il a dit qu’il voulait augmenter le loyer pour accueillir des locataires venus d’Iran. De 5000 Afg (62€), le loyer est passé à 15 000 Afg. Qui parmi nous peut payer autant ? ». Hadia nous informe que les Talibans et d’autres organismes caritatifs auraient commencé à distribuer des tentes. Son élève et les siens finiront-ils dans un de ces abris de fortune, incapables de payer un loyer exorbitant ?

Certes dans tous ces pays, les Afghans ont fui la guerre et  la répression actuelle. Cependant, comme dans tant de pays pauvres, une migration économique est entreprise surtout (mais pas exclusivement) par des hommes  surtout vers l'Iran, qui envoient leur salaire chez eux. L’Iran a eu besoin d’ouvriers pour ses nombreux chantiers de construction et les Afghans étaient prêts à accepter des salaires très inférieurs à ceux payés à la main d’œuvre locale, ce qui a exacerbé les tensions xénophobes de plus en plus extrêmes. Mais sans ces revenus, une bonne partie de la population souffrirait de la faim, ce qui est déjà le cas à présent. Avec le chômage massif, la crise humanitaire aiguë due aux sanctions, les coupes de budget pour l’humanitaire et l’inexistence d’un service de santé publique digne de ce nom, la malnutrition sévère touche près de 10% des enfants dont presque la moitié souffrent déjà d’un retard de croissance. La situation risque de s'étendre de faon exponentielle  comme le cas évoqué par Mariam le démontre : 

. « Ma cousine avait un petit atelier de couture qu’elle tenait avec son mari depuis  dix ans et renvoyait de l’argent régulièrement à sa mère qui est veuve, ce qui lui permettait de faire vivre ses cinq frères et sœurs. Mais là c’est la catastrophe, ma cousine est sur le chemin du retour, elle nous a dit au téléphone qu’elle n’a pas pu ramener quoi que ce soit. Je ne sais pas comment la famille de ma tante survivra. »

Ne pas oublier que, le 8 juillet dernier, les dirigeants, le chef suprême des Taliban, Haibatullah Akhundzada, et le Président de la Cour suprême de « l’émirat islamique d’Afghanistan », Abdul Hakim Haqqani ont reçu des mandats d'arrêt de la officiellement accusés de crimes contre l'humanité, en particulier contre les femmes. Le quotidien Libération cite la réaction du porte-parole du gouvernement afghan à la presse:  «De telles annonces absurdes n’affecteront en rien l’engagement ferme [des autorités talibanes] en faveur de la charia [loi islamique]. Nous ne reconnaissons pas le tribunal international et n’en avons pas besoin.»  Des centaines de milliers de filles engagées dans leurs études à tous les niveaux sont arrivées dans le seul pays au monde à interdire l'éducation au-delà d'un très médiocre primaire . Elles vont rejoindre le million et demi de leurs contemporaines en Afghanistan. Cette oisiveté forcée et l'accès à tout emploi ne peuvent que plonger  l'Afghanistan dans la misère la plus absolue si le gouvernement actuel reste en place.

Un certain nombre d’anglophones qui n’étaient pas arrivés à fuir au moment de l’exil massif de mi-août 2021 se sont retrouvés au Tadjikistan parce que déjà le Pakistan posait des problèmes aux immigrés Afghans. C’est le cas de la tante de Zainab. «  Elle avait tous les papiers, il ne lui manquait qu’un coup de tampon et elle partait au Canada chez sa fille. Ma tante avait fui le pays parce qu’elle travaillait pour une grosse ONG étrangère et elle était en danger à Mazar. Je ne sais pas ce qui va lui arriver quand elle reviendra, j’ai peur pour elle ».

Ces enseignantes auront sans doute à accueillir des réfugiées venues d’Iran dans leur école, c’est bien ce qu’elles souhaitent. Si toutefois ces modestes classes continuent à recevoir les subventions dont elles ont besoin..
« Celles que je plains le plus ce sont les filles comme mes élèves dit Sofia. Nous depuis le temps, on s’est organisé on a appris à survivre dans cette prison qu’est devenue notre pays, mais alors les nouvelles seront dans un état de choc terrible comme nous l’étions quand les Talibans sont revenus au pouvoir (il y a quatre ans). Peut-être encore pire, parce qu’elles auront vraiment tout perdu ».

De toute évidence, il faudra faire de la place dans ces cellules déjà tellement étroites…

Les noms ont été changés pour raison de sécurité

Carol Mann est la présidente de FemAid  association active dans le secteur d’éducation secrète des filles en Afghanistan

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