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Depuis quelques jours, les Talibans coupent internet à travers le pays. Pour le moment, ce sont onze provinces qui ont été atteintes, dont des grandes villes Mazar-e-Sharif et aujourd’hui Herat. Il est certain que ces restrictions sauvages vont toucher Kaboul dans les jours, voire les heures qui viennent. Le motif, selon le guide spirituel à partir de son fief de Kandahar, Hibatullah Akhunzada pour prévenir des actes immoraux autrement dit empêcher toute contamination supposée par la connaissance du monde en dehors du régime islamiste particulier mis en place par les Talibans
La population est en état de choc. Pour les jeunes (l’âge moyen de la population étant de 17 ans), c’est l’idée d’être coupé du monde et condamné à vivre sans contact avec l’extérieur qui est insupportable. Les conséquences sont incommensurables et touchent le commerce, le système bancaire, l’administration, le travail. Particulièrement visée est l’éducation en ligne dont dépendent des millions de filles interdites d’études, mais aussi les garçons qui y sont autorisés, y compris les étudiants universitaires. L’exil de l’élite intellectuelle a tellement réduit le niveau de l’enseignement que ces derniers comptent sur les cours en ligne. L’Afghanistan vient de plonger dans un gouffre obscurantiste sans fond et le pays est à l’arrêt.
Il faut préciser pourtant que c’est la fibre optique en premier lieu qui a été coupée. Les cartes SIM fonctionnent toujours mais la connexion est aussi lente qu’onéreuse.La population a pris peur parce que les conséquences sociales, commerciales, administratives sont innombrables. En dépit de l’image qu’elle donne, avec ses Talibans hirsutes photogéniques, l’Afghanistan est devenu en vingt ans un pays moderne à beaucoup d’égards. Commerces en ligne, médias, communications personnelles, professionnelles ministérielles, tout passe par internet : 30 % de la population l’utilise, ce qui est énorme quand on se souvient que le taux d’alphabétisation n’est que de 37%... Même les Talibans ont des groupies sur Instagram et diffusent des vidéos de propagande aussi bien que leurs décrets liberticides.
La faction ultra-religieuse de Kandahar rêve d’enfermer le peuple (et non pas ceux qui le gouvernent) dans le rigorisme absolutiste dépourvu de toute forme de progrès technique et médical, tout en profitant de l’aide humanitaire considérable qui continue à arriver- et à être systématiquement détournée. La principale faction rivale menée par Sirajuddin Haqqani, le Ministre de l’Intérieur et épaulée par ceux qui avaient négocié avec les Américains à Doha (les Mollahs Stanikzai et Baradar entre autres), est bien plus pragmatique, n’a cesse de développer le commerce et les relations extérieures, et soutenir l’expansion technologique. Ce sont d’ailleurs les mêmes qui soutiennent le droit à l’éducation des filles, toutes proportions gardées, leur modèle étant vraisemblablement l’Arabie saoudite dans sa version bien moins libérale.
La question se pose de savoir si l’Afghanistan est condamnée à devenir une version islamiste de la Corée du Nord. Cela paraît improbable : Kaboul n’est pas Pyongyang et les Chinois- leurs meilleurs alliés- ont investi des sommes colossales dans le développement technologique du pays- des caméras de surveillance dans tous les coins de rue à Kaboul à internet. La présence d’un réseau de fibre optique est le résultat d’un long et très coûteux projet de coopération avec la Chine, qui avait débuté sous le régime précédent et qui se poursuit depuis avec le but affiché de s’étendre dans les 34 provinces qui composent le pays. De toute évidence les autorités afghanes sont très fières de leur Afghanistan National Ring Network qui relie les villes principales. selon un communiqué officiel datant d’il y a un an : Avec une population jeune et de plus en plus instruite, l'Afghanistan a le potentiel pour devenir une plaque tournante de l'externalisation et des services informatiques, à l'instar de pays comme l'Inde et le Pakistan. Le réseau de fibre optique permet aux entreprises afghanes d'offrir des services tels que le développement de logiciels, le traitement de données et l'assistance à des clients internationaux… Il représente un phare incarnant pour l'avenir de l'Afghanistan. Il promet de rapprocher le pays du reste du monde.
Évidemment on peut se demander quelle est cette population de plus en plus instruite, d’autant que c’est surtout sur la connaissance du Coran que se juge l’aptitude d’un futur médecin ou ingénieur à être reçu à son examen final. De plus, alors que l’Afghanistan rêve d’être reconnu et accepté par le monde entier, l’interdiction d’internet a anéanti tout espoir de rapprochement. Il a été dit que l’Afghanistan pourrait finir par ressembler à Cuba avec un accès internet libre pour les privilégiés seulement. Mais cela demanderait une organisation dont l’administration talibane est bien incapable. Dans une économie bâtie sur la corruption, la contrebande et le narcotrafic, comment déterminer qui est « privilégié » ? Ce type de système foncièrement mafieux dépend de la mise en place de hiérarchies et de réseaux très sophistiqués aujourd’hui soutenus par internet. On a du mal à imaginer les Talibans 2.0, revenir à un mode d’organisation plus rudimentaire.
En attendant, des membres alphabétisés de la police religieuse émanant du Ministre de Promotion de la vertu et la Prévention du vice (Amr-al-Marouf), arrête les passants, les autobus-même pour inspecter le contenu des téléphones : comptes Instagram, Tik-Tok, photos compromettantes (un garçon avec une fille, par exemple). Depuis quelques semaines, la répression augmente au quotidien, en particulier contre les femmes : des filles sont arrêtées dans la rue pour le moindre prétexte, des descentes ont lieu dans les commerces clandestins, comme les instituts de beauté officiellement interdits mais rapatriés dans les appartements. Idem pour les innombrables cours clandestins qui se tiennent dans toutes les villes. En général, le problème se règle avec un bakchich plus ou moins généreux collecté au nom d’une taxe fictive. Dans ces temps d’angoisse généralisée, toutes sortes de rumeurs ou de légendes urbaines courent, sans doute encouragées par les Talibans eux-mêmes pour augmenter les tensions. Les comportements ultra-patriarcaux ressurgissent avec férocité pour complaire aux autorités qui n’ont cesse de publier des édits contre les femmes, y compris l’interdiction de parler tout haut ou même regarder par la fenêtre.
Symptôme de ce qui allait arriver, à la fin de la semaine dernière une enseignante dans une de nos écoles informelles a décrit une descente policière dans sa classe. Selon la consigne, elle leur a raconté qu’elle donnait des cours de religion- ses élèves ne se déplaçant jamais sans un exemple du Coran. Cependant ce qui intéressait le Taleb, c’était des photos des classes clandestines que les autorités avaient vu circuler dans les médias en ligne. Car il est certain que c’est bien l’éducation des filles, interdite par les Talibans qui constitue la plus insupportable des transgressions, ça et le fait de communiquer cette insolente victoire sur le despotisme à travers le monde par les médias sociaux: Nous ne sommes plus à l’époque des premiers Talibans me dit Shakeba, une enseignante lors d’un cours d’anglais en ligne. Le monde entier sait ce qui se passe ici, tout se retrouve sur les médias sociaux et des reportages. Nous les enseignantes, nos élèves savons que nous sommes leurs ennemies, comme eux, ils sont les nôtres.
Depuis quatre ans, des cours informels de tout genre ont émergé à travers le pays. Des écoles clandestines jusqu’à la préparation aux examens d’entrée pour des universités situées à l’étranger, en passant par des études de maths, de commerce, des langues étrangères, de santé, des milliers de projets d’efficacité certes variables ont été mis en place pour aider cette génération de jeunes filles qui se sont montées incroyablement ambitieuses. Certes une partie de ces initiatives, financées par des groupes internationaux différents, se réalisent par internet, souvent panaché de classes dites en présentiel. Mais dans un pays où l’électricité ne fonctionne que deux à trois heures par jour et le prix de l' internet est exorbitant, c’est bien dans les salles de classes improvisées que se déroule l'enseignement scolaire. Le contact entre l'enseignante et ses élèves leur permet un minimum de sociabilité essentielle pour ne pas devenir folle de l'enfermement qui leur est imposé par les Talibans. Celles qui suivent les cours en ligne rechargent leur téléphone et leur banque de mémoire dès que revient l'électricité. Même sans internet, des mesures alternatives existent : la radio, les satellites, dont le Starlink (faudra négocier avec Elon Musk !) sans oublier les clefs USB basiques et le téléphone. L’information continuera à circuler parce que ces jeunes filles instruites, ces résistantes suprêmes contre l’obscurantisme y tiennent plus que tout. Et les associations extérieures (dont les nôtres, Femaid et Nayestane) se sont regroupées à travers le monde pour mettre en œuvre ce qu’il faut pour les aider. Et nous y arriverons.
C’est que le sort des femmes afghanes demeure emblématique du pire qui pourrait advenir : acquiescer par l’indifférence ou le silence cette répression maximale, cet apartheid genré qui est en train de tourner au gynocide, c’est laisser carte blanche à tous les gouvernements qui détruisent les droits humains actuellement, en particulier ceux, si difficilement acquis par les femmes. De la Russie de Poutine à l’Amérique de Trump, sans oublier l’Inde, l’Argentine, la Turquie, les pays islamiques et la terrifiante montée de l’extrême droite en Europe.
En Afghanistan, c’est bien un régime de terreur qui s’installe, propre aux régimes totalitaires décrits par Hannah Arendt, une idéologie religieuse organisée et mise en acte qui s’enracine quand toute possibilité d’agir autrement a été éradiquée. Le verrouillage de l’Internet ne constitue qu’une étape de plus dans un processus d’une logique implacable
Certes, l’Afghanistan ne peut pas se permettre une coupure aussi violente et étendue pour les raisons économiques décrites au-dessus. Mais au niveau des libertés individuelles, les restrictions sont possibles, voire probables.
C’est pourquoi, plus que jamais, il faut soutenir toutes les initiatives qui maintiennent cette fenêtre ouverte sur le monde qu’est l’éducation des filles. Ces projets et surtout leurs jeunes bénéficiaires ont besoin de notre aide et de la vôtre de façon urgente. Ce n’est pas le moment de les lâcher.
Carol Mann est sociologue, spécialisée dans l'étude du genre et conflits armés, présidente de l'association Femaid, est en train de terminer une étude de la situation des femmes en Afghanistan après le retour des Talibans.