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Billet de blog 21 juin 2024

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De quoi un génocide est-il le nom ?

Dans le discours international, l’accusation de génocide est devenue un anathème fréquent lorsque des massacres de civils sont perpétrés. Ceci tend à occulter sa spécificité juridique, à savoir la systématicité et l’univocité de l’intention de détruire le groupe visé. La définition actuelle de génocide pose aussi d’autres problèmes. Il est temps de la revoir. Par Dominique Roberfroid

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 25 mars dernier, la rapporteuse spéciale de l’ONU, Francesca Albanese, présentait au Conseil des droits de l’homme un rapport mettant en évidence la dimension génocidaire de l’offensive israélienne sur Gaza[1]. L’Afrique du Sud a, quelques mois plus tôt, aussi saisi la Cour Internationale de Justice (CIJ) dans ce sens, et la procédure est toujours en cours[2]. Il ne nous appartient pas de discuter de la justesse de cette qualification de génocide, mais bien d’analyser ici la définition juridique sur laquelle elle a été établie.

Intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux

Le génocide comme crime autonome a été défini en 1948 par les Nations Unies dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide[3]. Il s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; et transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Cette même formulation se retrouve dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale en 1998, ainsi que dans les statuts d’autres juridictions internationales ou tribunaux mixtes[4]. Le génocide est également inscrit dans le code pénal de nombreux États, dont la Belgique[5].

Une définition aux termes si larges qu’elle peut englober presque tous les massacres de civils

À ce jour, l'ONU reconnaît seulement quatre génocides : le génocide des Arméniens commis par l'Empire ottoman en 1915-1916, le génocide des Juifs commis par les nazis de 1941 à 1945, le génocide des Tutsis commis par le pouvoir hutu, au Rwanda en 1994, et le massacre de 7 000 à 8 000 musulmans de Bosnie, commis par les Serbes en 1995 à Srebrenica[6]. Seuls les trois derniers sont reconnus sur le plan juridique par des instances de l’ONU[7],[8]. La Cour Pénale Internationale, quant à elle, a reconnu indirectement le génocide des minorités ethniques Fur, Masalit et Zaghawa du Darfour en délivrant en 2010 un mandat d’arrêt à l’encontre de l’ancien président du Soudan Omar el-Béchir, mais celui-ci n’a jamais été transféré à la Haye pour son jugement.

En contraste avec cette parcimonie des instances juridiques internationales, au cours des dernières années l’accusation de génocide a pu être souvent mobilisée par diverses parties pour des massacres de civils d’ampleur et de mobile très variables, notamment parce que la définition onusienne inclut l’intention de détruire une partie d’un groupe identifié, et non nécessairement sa totalité. A titre d’exemples, on peut citer la persécution des Rohingyas par l'armée Birmane[9], le massacre par l’armée russe des 600 civils ukrainiens à Boutcha en 2022[10], le meurtre de 5 000 à 10 000 Yézidis par Daech en Irak entre 2014 et 2017[11], sans oublier l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023[12]. Par ailleurs, les cours de justice nationales peuvent entériner une accusation de génocide à l’encontre d’individus jugés au pénal, et les États peuvent reconnaître un génocide, que ce soit pour des raisons symboliques ou politiques, par voie législative ou gouvernementale. Par exemple, un tribunal allemand a condamné un Irakien de Daech en 2021 pour le génocide des Yézidis, et le Sénat français vient de déposer une proposition de loi reconnaissant ce génocide9.

La spécificité d’un génocide serait  sa systématicité et l’univocité de son intention de détruire 

Sans vouloir le moins du monde hiérarchiser ces exemples tragiques, on se rend bien compte qu’une utilisation répandue du terme de génocide, pensé comme « le crime des crimes » dans la Convention de 1948, et son instrumentalisation à des fins politiques, risque d’en affaiblir sérieusement la portée. Ceci nous amène à réfléchir à ce qui constituerait la spécificité d’un génocide, installé dans le langage courant comme le mal absolu, par rapport à d’autres notions, comme le crime contre l’humanité. Cette spécificité, à mon sens, se situe à deux niveaux. Premièrement, la volonté de détruire le groupe visé serait systématique, même si ses effets s’avèrent éventuellement partiels[13]. Cette systématicité de la destruction est indéniablement à l’œuvre lors de l’élimination des Tutsis au Rwanda ou de la « solution finale » nazie, et nettement moins appréhendable dans la guerre de la Russie contre l’Ukraine, bien que ces deux États se renvoient mutuellement l’accusation de génocide. Deuxièmement, la volonté de détruire un groupe n'aurait pas d'autres objectifs que celui-là, elle serait univoque. Les massacres intra-familiaux au Rwanda en sont un exemple extrême[14]. Par contraste, la probabilité que les deux cents mille victimes civiles de Hiroshima soient un jour qualifiées de victimes génocidaires est faible, même si la définition de 1948 est valide, car l'objectif premier de l'attaque ne serait pas le massacre mais l'imposition de la fin de la guerre. C’est pourtant un point de difficulté. Il est déjà aujourd’hui difficile de démontrer l’intentionnalité génocidaire, et c’est sans doute pourquoi les cours de justice internationales n’ont reconnu jusqu’à présent que très peu de génocides en tant que tels. Même dans le cas du massacre de Srebrenica, bien que qualifié de génocide par la CIJ, la responsabilité de l’État serbe n'a pas été reconnue[15]. Démontrer l’univocité serait encore un peu plus difficile car l'intention génocidaire est rarement univoque. Par exemple, réduire la pression démographique pesant sur l'accès aux terres arables a été perçu comme un des facteurs ayant pu contribuer au déclenchement du nettoyage ethnique des Tutsis au Rwanda en 1994[16]. Vaudrait-il donc mieux dès lors rester centré sur l’intentionnalité en tant que telle, même si elle est forcément complexe dans ses fondements, et sur l’établissement de ses preuves ?

Une définition actuelle par ailleurs trop restrictive…

Une dernière difficulté dans la définition actuelle du génocide est qu’elle omet la possible dimension politique ou idéologique du groupe visé. Les deux millions de victimes du régime khmer rouge de Pol Pot, notamment les propriétaires fonciers et les intellectuels citadins, ne seraient donc pas des victimes génocidaires[17]. Le caractère génocidaire de la grande famine organisée par Staline en Ukraine en 1933 fait débat pour la même raison, alors que 4 à 6 millions de paysans en sont morts[18]. Cela n’a pas empêché le Parlement européen de reconnaître en décembre 2022 l’Holodomor comme génocide, pour des raisons politiques évidentes[19].

…et à modifier

Tous les drames cités à titre d'exemple ci-dessus sont des abominations indiscutables. Que le génocide soit évoqué pour tous souligne cependant la difficulté de la définition actuelle à rendre compte du caractère unique du génocide, à savoir la systématicité et l’univocité de l’intention de détruire le groupe visé. Celle-ci devrait donc être modifiée en conséquence. À défaut, la qualification en génocide des massacres de civils, hélas nombreux, risque de relever d’un usage politique, et non juridique, du concept. Par ailleurs, la qualification de crime contre l’humanité est en première approximation applicable à tous les exemples cités : tous les génocides sont des crimes contre l’humanité, sans que la réciproque ne soit vraie. De plus, cette qualification ne nécessite pas de prouver une intention spécifique et le crime ne doit pas obligatoirement viser un groupe particulier. Enfin, elle inclut les motifs d’ordre politique, culturel et sexiste[20]. Elle devrait donc être utilisée en priorité[21].

Dominique Roberfroid, Épidémiologiste et anthropologue, professeur à l’Université de Namur, pour Carta Academica (https://www.cartaacademica.org/).

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

[1] Site de Mediapart visité le 18/05/2024 : https://blogs.mediapart.fr/tlaxnetwork/blog/260324/anatomie-dun-genocide

[2] Site des Nations Unies visité le 10/06/2024 : https://news.un.org/fr/story/2024/01/1142247

[3] Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide : https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide

[4] Site des Nations Unies visité le 10/06/2024 : https://www.un.org/fr/genocideprevention/genocide.shtml

[5] Site du Service Fédéral Justice de Belgique visité le 09/06/2024 : https://justice.belgium.be/fr/themes_et_dossiers/infractions_internationales/violations_graves_du_droit_international_humanitaire/crime_de_genocide

[6] L’Assemblée générale des Nations Unies a institué le 23/05/2024  Journée internationale de réflexion et de commémoration du génocide de Srebrenica : https://news.un.org/fr/story/2024/05/1145836. Mais il n’y a pas de résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU qualifiant le massacre de Srebrenica de génocide.   

[7] Site d’Amnesty International visité le 29/05/2024 : https://www.amnesty.be/veux-agir/agir-localement/agir-ecole/espace-enseignants/enseignement-secondaire/dossier-papiers-libres-2005-derives-identitaires-identites/article/genocides.

[8] A noter toutefois que le terme génocide ne faisait pas partie de l’acte d’accusation lors du procès de Nuremberg, et que ni le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), ni la Cour Internationale de Justice (CIJ) n’ont reconnu l’État serbe responsable par le biais de ses organes :  https://www.humanite.fr/monde/-/srebrenica-un-genocide-pas-de-coupable.

[9] Saisie par la Gambie en 2019, la CIJ n’a pas encore rendu son verdict (juin 2024). Le 23 janvier 2020, elle a cependant ordonné des mesures provisoires, exigeant que le Myanmar prenne des mesures pour protéger les Rohingyas contre les actes de génocide et pour préserver les preuves de violations. Le 15 novembre 2023, l’Allemagne, le Canada, le Danemark, la France, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, l’Irlande du Nord, et les Maldives se sont joints à la plainte de la Gambie : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/178/178-20231116-pre-01-00-fr.pdf

[10] Le président ukrainien Zelensky a qualifié cette tragédie de génocide : https://www.lesoir.be/434151/article/2022-04-04/guerre-en-ukraine-zelensky-sest-rendu-boutcha-pour-constater-le-massacre

[11] Site du Sénat Français visité le 10/06/2024 : https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl23-543-expose.html 

[12] Par exemple, l’organisation Genocide Watch a lancé une alerte de génocide en Israël et à Gaza, qualifiant les massacres par le Hamas d’actes génocidaires, tout en attirant l’attention dès le 17/10/2023 sur les risques d’un génocide par Israël : https://www.genocidewatch.com/single-post/genocide-emergency-alert-israel-and-gaza 

[13] Grangé N. Les génocides et l’état de guerre. Astérion n°6, 2009. https://doi.org/10.4000/asterion.1511

[14] Stéphane Audoin-Rouzeau, Hélène Dumas. Le génocide des Tutsi rwandais vingt après. Presses de Sciences Po. ISSN 0294-1759. Ce document est librement accessible sur le website du CAIRN

[15] Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), ainsi que la Cour Internationale de Justice (CIJ) n’ont pas reconnu la responsabilité de l’Etat serbe:  https://www.humanite.fr/monde/-/srebrenica-un-genocide-pas-de-coupable   

[16] Olivier Damourette. La terre et le sang. Pour une lecture géographique du génocide rwandais. Jounée d’études Rwanda - ”Le pays des mille collines : les erreurs meurtrières de l’histoire”, Chaire

Francophonies et Migrations, Mar 2023, Toulouse, France. ffhalshs-04310604 : https://shs.hal.science/halshs-04310604v1/file/TEXTE%20RWANDA-HAL-ODAMOURETTE-CORRIGE-051123.pdf

[17] En 2018, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) a reconnu les deux derniers grands dirigeants khmers coupables de génocide. Par extension, on parle du génocide perpétré par les Khmers rouges, ce que ce tribunal, ni l’ONU, n’ont rendu comme verdict : https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/11/16/cambodge-verdict-historique-dans-le-proces-des-derniers-chefs-khmers-rouges_5384158_3216.html

[18] Le Parlement ukrainien qualifie d’ailleurs l’Holodomor de génocide. Site du Monde Diplomatique consulté le 29/05/2024 : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/76/RUCKER/56237

[19] Site du Parlement européen visité le 10/06/2024 : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20221209IPR64427/le-parlement-reconnait-l-holodomor-comme-genocide 

[20] Site des Nations Unies visité le 29/05/2024 : https://www.un.org/fr/genocideprevention/crimes-against-humanity.shtml

[21] A titre d’exemple, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté le 5 avril 2024 une résolution dans laquelle il appelle Israël à rendre des comptes pour d’éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité, non de génocide : https://news.un.org/fr/story/2024/04/1144606#:~:text=Paix%20et%20s%C3%A9curit%C3%A9-,Le%20Conseil%20des%20droits%20de%20l'homme%20de%20l'ONU,6%20contre%20et%2013%20abstentions.

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