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Billet de blog 8 octobre 2015

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POUTINE EN SYRIE : LA STRATEGIE DU PIRE

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Un court billet sur les évènements en cours, en Syrie, et particulièrement un véritable billet "d'humeur" sur la stratégie du pire mise en oeuvre par la Russie en Syrie.

Rappelons que depuis le 30 septembre, la Russie s'est impliquée sous la forme de frappes aériennes (ces frappes sont évoqués ici). Cet engagement direct fait suite à la projection de forces au sol, allant bien au-delà du seul soutien matériel et logistique du camp d'Assad (cette implication de la Russie a été étudiée ici (le 17/09),  puis là (19/09)  et là (22/09) notamment).

Les objectifs poursuivis par la Russie, évident malgré une formidable opération de propagande "marketing", s'inscrivent dans une stratégie poursuivies sur plusieurs décennies, analysée sur le blog ici (15/09).

Depuis le début des frappes, qui sont permanentes, une offensive terrestre était attendue. Le suivi des évènements a permis d'identifier rapidement les principaux secteurs qui vraisemblablement allaient être visé par cette offensive (voir notre billet du 03/10 et surtout ses comm de Mise à jour).

L'offensive a donc eu lieu au nord de Hama, avec pour objectif de supprimer une enclave rebelle isolée au milieu des territoires contrôlés par les forces loyalistes, et qui coupe l'axe stratégique nord/sud.

Cette offensive lancée hier (le 07/10) a - pour l'instant - échoué, malgré l'engagement de moyens importants. Si les forces d'Assad ont grignoté le front, conquérant environ 40 km2, il n'y a eu hier ni percée, ni conquête de position importante, et même le régime reconnaît des pertes en matériel.

Une carte de source russe montrant les positions et le "grignotage" :

Ce matin, les opérations ont repris dans ce secteur (un hélicoptère Mi-24 a été revendiqué comme abattu par les rebelles sans confirmation à cette heure).

Mais une autre offensive a été lancée dans la plaine de Ghab, un autre secteur qui était l'objet des "attentions" de l'aviation (et des missiles de croisière) russes.

Dans ce secteur, il semble que les rebelles ont été surpris et qu'à l'instant où ce billet est écrit (13h20), le forces d'Assad (composée des soldats de l'armée syrienne (SAA), les miliciens des unités de défense (NDF), et les miliciens étrangers chiites armés et amenés par l'Iran) auraient conquis plusieurs positions.

Il y a deux axes identifiés : une attaque sur Salma, (les forces d'Assad aurait pris ce matin Kafr Dulbah, village qui domine Salma dans lequel des combats se dérouleraient en ce moment-même), et une autre offensive le long de la route ouest de la plaine al-Ghab, où les forces d'Assad ont capturé plusieurs positions et la ville de Bahsa (information confirmée à 13h de sources rebelles), et progresseraient maintenant vers les villages de Fawru (ou Foro) et al-Sirmaniyah (ce qui suppose la prise du village de Safafa, entre Bahsa et Fawru).

Un cliché de source loyaliste du village de al-Bahsa (selon ladite source) mis vers 10h en ligne :

Il s'agirait là d'une percée importante, de plus de 4 km, et le long d'un axe stratégique !

Voici une carte pour visualiser :

une carte générale de la position de la plaine al-Ghab pour bien comprendre l'intérêt stratégique d'une offensive dans cette zone :

Par rapport aux analyses effectuées il y a deux jours, nous avons donc eu en 48 heures, les offensives 3 puis 2 engagées par les forces du régime, soutenues par les frappes aériennes russes (aujourd'hui essentiellement concentrées sur Al-Ghab) et les hélicoptères d'attaque.

Au-delà de l'analyse des faits, et c'est l'objet de ce "billet d'humeur", il convient de constater la stratégie du pire mise en place par Poutine en Syrie, et pleinement en marche.

Rappelons qu'officiellement, la Russie intervient en Syrie à la demande de Damas, pour aider le régime à se défendre contre les jihadistes (EI - "Daech" & Al Qaida "al-Nosra").

Or, il convient de constater que dès les premières frappes aériennes, les cibles ont été d'autres mouvements rebelles (qu'il s'agisse d'autres mouvements jihadistes, différents d'Al Qaida ou de l'EI, comme Ahrar al-Sham, ou de mouvements non jihadistes comme les unités de l'armée syrienne libre).

Et ce choix de frapper d'abord la rebellion qui n'est pas jihadiste est confirmé par ces offensives au sol, qui ont visé en majorité des unités de la FSA (armée syrienne libre), c'est à dire la rebellion appelée "modérée" par les puissances occidentales (la "modération" ne vise pas les méthodes de combats - c'est une guerre civile atroce comme les autres - mais le rapport avec le jihadisme et l'application de la Charia en cas de victoire).

Ce choix est motivé par un amalgame digne du Légat du pape Arnaud Amaury à Béziers.

Dans la propagande pro-russe, tous les rebelles sont des jihadistes, et la "rebellion modérée" est un mythe créé par les Occidentaux pour soutenir les ennemis du régime, et détruire le pouvoir d'Assad (et instaurer le chaos, et le Califat). Il s'agit de la thématique centrale de la propagande du régime de Damas depuis 2011 pour justifier la répression de la rebellion : les rebelles sont des terroristes jihadistes, téléguidés de l'étranger, et l'image du résistant syrien civil n'existe pas.

Les plus fins des propagandistes pro-Poutine ne contestent pas l'existence de l'armée syrienne libre mais la réduisent à la portion congrue, où à une existence qui s'est limitée aux années 2012-13. D'autres encore, rappellent habilement les nombreux ralliements - réels - de miliciens de l'ASL (ou de mouvements jihadistes autonomes comme Ahrar al-Sham) aux milices de l'EI ou du JAN (Al Qaida).

Or, les faits sont têtus et la réalité rattrapent en ce moment même, et de manière flagrante et incontestable, tous ces discours de propagande construits sur de smensonges et des biais afin de justifier l'injustifiable.

L'armée syrienne libre existe , et c'est même elle qui visée en priorité par les différentes offensives (pourtant séparée géographiquement).

L'armée syrienne libre existe (encore), et si elle devait disparaître, ce sera de la seule responsabilité des forces russes, qui auront éliminé physiquement ses membres, ou poussé vers les mouvements extrêmistes les derniers survivants.

La stratégie de Poutine en Syrie est donc véritablement une stratégie du pire, avec une dimension auto-réalisatrice. Si les opérations se poursuivent ainsi, dans quelques mois en effet, il n'y aura plus que des jihadistes extrémistes face à Assad !

Ce que fait Poutine en Syrie est ainsi assimilable à ce qu'a fait Bush en Irak en 2003 (envahir l'Irak parce qu'Al Qaida y serait implanté, ce qui va permettre à Al Qaida de s'y implanter alors qu'elle n'y était pas - à l'exception d'une zone du Kurdistan à la frontière avec l'Iran).

Tout n'est pas perdu encore, et les prochains jours vont être décisifs, mais si ces offensives réussissent, et que bien plus tard le régime d'Assad finit par s'effondrer sous les coups de l'EI ou d'Al Qaida (comme celui de Nadjibullah en 1992), alors l'horreur jihadiste se répandra dans les rues des grandes métropoles de la "Syrie utile".
Au moment de la survenance de ce "pire" de plus en plus possible, il faudra se rappeler de ces premiers jours de l'automne 2015, lorsque les Russes ont détruit toute autre alternative, toute autre possibilité que celle d'avoir à choisir entre une dictature crapuleuse et clanique, et un totalitarisme absolu de la Charia.

Et il faudra répondre à tous ceux qui ont chanté à la gloire de ces russes "qui ont débarqué", et qui pleureront les drames frappant la Syrie :

nemo auditur propriam turpitudinem allegans.