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Billet de blog 13 décembre 2020

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Urgence. La poésie ou la guerre (1)

Poésie, musique et angles morts dans le jardin des théories de Theodor Adorno et Federico Garcia Lorca. Une incursion vitale, oh combien d'actualité.

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Que peut faire la poésie dans un monde de guerre ? De guerre larvée, de guerre perpétuelle, de guerre économique, de guerre militaire, de guerre policière, de guerre médiatique, de guerre sanitaire, de guerre sexuelle, de guerre de tous contre tous, contre les faibles, les animaux, la nature sauvage, et triomphe de l’ironie, contre l'espèce humaine elle-même. Que peuvent faire la poésie, le chant, la musique et autres folies douces, au milieu des charniers, des camps de tortures, des bidonvilles, des décharges et des déserts de la biodiversité ? 

Il y a l'assertion d'Adorno, "écrire un poème après Auschwitz est barbare". Cette affirmation célèbre, équivoque, énigmatique, désespérément d’actualité, tout au moins irrésolue, demande de connaître le contexte historique précis dans lequel Adorno s'exprimait, en 1949, peu de temps après l'avoir énoncé : "formule par laquelle je voulais indiquer que la culture ressuscitée me semblait creuse (p. 164-166, Métaphysique,) ". (1)

 Même si cette sentence servie le plus souvent hors contexte, peut paraître réfutable ou paradoxale, il y a obligation de reconnaître, pour la plupart d'entre nous, notre commune vacuité si ce n'est notre massive ignorance quant aux sentiments violents qui ont présidé à sa formulation. En tant que survivants cultivés en humanité, en particulier après deux conflits mondiaux, qu'il s'agisse de prisonniers, de combattants, ou simplement de citoyens, beaucoup d'entre eux, conscients des conséquences insondables de ce qu'ils ont eu à connaître ou de ce qu'ils découvrent, et c'est le cas d'Adorno, pouvaient se sentir en effet, pour une part, psychiquement morts. (1)
Comment ne pas l'imaginer ? Le projet humain en cours - art de vivre, pensées complexes, cultures et idée de soi - vient de disparaître dans les camps et dans la furie guerrière qui fera 60 millions de morts. Sauf à être un fantôme perfusé sur la planète Mars, c'est probablement le sentiment et les pensées qui nous auraient investis, à l'image de ce que nous pouvons éprouver aujourd'hui lorsque nous recevons une information détaillée, par exemple sur la Syrie, ou sur tout autre barbarie récente, passée ou en vigueur (voir le terrible documentaire de Manon Loizeau, Syrie, le cri étouffé). (2)

Observer aujourd'hui, et sous presque tous les angles, une telle permanence des puissances de mort que rien ne semble infléchir radicalement, si ce n'est par épuisement final et général, peut nous amener à penser de même, et sans aucune inclination morbide, qu'en tant qu'éléments constitutifs d'une humanité qui se conçoit dans la profondeur de ses potentialités, pour une part, une part centrale, nous se sommes plus. Au mieux, en sursis précaire. La simple éventualité de trouver comment survivre, si ce n'est, revivre, réside dans l'acceptation paradoxale de ce fait impensable, qu'au-delà des acquis effectifs mais hautement inéquitables de la seconde partie du vingtième siècle, le concept d'humanité telle qu'il s'est conçu dans sa dynamique évolutive, est bien mort. Un parallèle nietzschéen de Dieu est mort. C'est un fait patent pour tout embryon qui a l'opportunité de pouvoir accepter pleinement, ou pas, la puissance et les faiblesses qui l'animent, en l'occurence, grandir dans sa conscience sans vieillir dans ses fonctions vitales, en particulier neuronales, et là aussi, c'est possible, ou pas. 
Personnellement si je peux encore me mouvoir, m'émouvoir, m'expri­mer, me nourrir, jouir et souffrir, c'est désormais dans un lieu de transit qui n'est plus exactement celui de l'humanité. Dans le meilleur des cas, un vortex, ou un tore avec hublots en direction d'une éventuelle espèce en voie d'apparition. 
De même chez un nombre incalculable d'entre nous, peut-être tous, y compris les plus équilibrées, sous le flou qui voile et phagocyte la part heureuse de notre conscience d'être au monde, s'inscrivent forcément l'empreinte et l'héritage des gros labours de ces apocalypses guerrières à répétition.

A la lecture des réponses que fournit Adorno (1) à l'audience expéditive de sa formule, on comprend que celles-ci exprimaient d'abord son opposition absolue à l'enterrement des questions vitales que pose la réification des êtres dans les camps de la mort. Un déficit de questionnements que les cultures de masse des vainqueurs - qu’Adorno tient impérativement à nommer  industries culturelles - vont recouvrir d'une autre nappe de brouillard, une autre réification, celle de la neutralisation au cœur des cultures classiques, des questions les plus profondes, comme celle de la souffrance. Après la seconde guerre mondiale, Adorno vise en particulier l'art officiel soviétique et la mort de l'esprit critique d'une culture à prétention matérialiste et transparente, qui en réalité "refuse de rendre des comptes" et a "oublié le sel de la vérité" des débuts de la révolution. Mais Adorno, sociologue, musicologue, musicien, et membre important avec Max Horkheimer, Herbert Marcuse ou Walter Benjamin, de l'Ecole de Francfort, est aussi philosophe, un philosophe marxiste, non communiste et platonicien - le vrai, le beau, le bien - que la culture dominante occidentale et ses multinationales de communication, propagatrice d'une industrie de l'entertainment sans limite, révulse tout autant. 

Paradoxalement, et c'est une controverse tout aussi récurrente et beaucoup plus obscure que celle concernant la poésie, Adorno se prendra d'inimitié absolue pour un des arts les plus avant-gardistes et novateur du siècle, le jazz. La détestation d'Adorno pour le jazz, dont il ne connaîtra et n'étudiera sérieusement qu'une fine pellicule temporelle, celle des débuts de l'appropriation par le monde blanc de cette musique d'opprimés, cette détestation est peut-être une énigme plus intéressante qu'une simple obsession contradictoire. 
Car Adorno, dans le cadre de son travail critique tous azimuts, se préoccupe d'abord des processus de fabrication des produits de consommation de cette industrialisation culturelle, et voit le jazz comme un poisson-pilote rusé au centre des gratitudes bien ordonnées du plan Marshall. Ce qui l'obsède avant tout, c'est l'écroulement de tout un édifice de valeurs classiques que produisent les deux guerres mondiales et leurs atrocités au cœur des nations soi-disant les plus accomplies. 
Des splendeurs d'un jazz mature et syncrétique qui suivra, développant ses propres alchimies internes (3) et s'appropriant les modes et les mondes d'autres musiques savantes, entre autres, la musique médiévale, la musique baroque, la musique impressionniste, la musique contemporaine, la musique classique indienne, la musique modale grecque, les musiques d'Europe centrale, les musiques orientales, azerbaidjanaise, arménienne, espagnole, sud américaine, les musiques brésiliennes, et bien sûr, rom, tzigane et gitane, de tout cela, Adorno ne verra et n'entendra rien venir et ne bougera pas d'un iota jusqu'à sa mort.  

Il faut dire que cette faculté originelle du jazz à la dévoration, laquelle exprime l'ADN vitale de ce courant musical, aurait pu convaincre Adorno de la puissance et de l'authenticité d’un surgissement musical et culturel sous contraintes absolues. Il n'en sera étrangement rien. Adorno le reconnaît comme fait historique, pas comme fait culturel dynamique. Pour lui, cette authenticité s'évanouit au moment même où elle surgit, au moment où dans les interstices de l'esclavage, les noirs passent de la tragédie la plus totale à ce pourquoi quatre-vingt-dix pour cent de la musique a toujours servi, proclamer la puissance victorieuse des forces de vies par le chant, par la pratique instrumentale et par sa manifestation organiquement jumelle, la danse.
Le corps d'Adorno doit lui peser. Il n'aime pas manifestement que les noirs se mettent à danser à mesure que cette musique se structure et s'enrichit. Ommettant, qu'à peu près toute la musique sacrée du monde, qu'elle soit cultuelle ou populaire, s'accompagne elle aussi le plus souvent de manifestations de joie, voire de transe, voire de guérison. Pour un noir venu d'Afrique et soumis à l'esclavage, ou tout juste affranchi, le corps, le chant, la danse, c'est la dernière richesse qui lui reste, quand on ne la lui vole pas d'épuisement ou de tortures. Hormis le temple pour les chants religieux ou le bordel pour le blues, au début du vingtième siècle, les seuls lieux où les noirs ont droit de cité et peuvent s'entendre vivre, respirer et chanter ensemble, c'est la rue. A condition d'y marcher. Ou à la rigueur, sous l'œil des maîtres, lors des fêtes données dans les plantations. 

L'apprentissage des mélodies et des instruments européens se fera donc d'abord par l'imitation aussi ironique que virtuose des danses de salon et autres parades du monde blanc (cakewalk) ainsi qu'aux marches apprises et jouées d'oreille le plus souvent (ragtime). Tous ces univers que le jazz va ingérer patiemment en perdant rarement de sa puissance dionysiaque et lyrique, puissance têtue passée par les chants de travail, le blues et les negro-spirituals, puissance venue d'Afrique, source polyphonique, polyrythmique et spirituelle violemment réprimée, mais restée organiquement et secrètement présente, oui, tous ces mondes mêlés, arrachés peu à peu à la condition esclavagiste, font de cet art fondamentalement résilient, un miracle de courage, de force d'invention et de génie de la joie. Car c'est de ça dont il s'agit. Au-delà des atrocités que les esclaves et leurs descendants venus d'Afrique auront à subir dans ce prétendu Nouveau Monde, la capacité à créer avec tout matériau disponible un art du bricolage, de la transformation, de l'improvisation, et donc à terme, un art de la joie, la joie du démiurge créateur d'univers, est une épopée unique dans l'histoire humaine.

Après 1945, les canaux de diffusion multipliés à l'infini, ces formes déjà originellement métissées, vont nourrir et seront nourries d'autres expressions musicales populaires, souvent savantes (4) et inventives, en phase avec des révoltes émancipa­trices et anti-guerre, comme les protest songs du folk, le rock progressif, le reggae, la soul, le funk, le punk, le jazz fusion, le rhythm and blues, la bossa nova, la salsa, et une infinité d'autres melting-pots plus ou moins créatifs, fruits des musiques du monde ou de la pop la moins commerciale, variations et inspirations plus ou moins originales, novatrices et élaborées, qui, au-delà des crocs acérés et autophagiques du show-biz, vont croître dans une joyeuse liberté et un foutoire assumé, voire revendiqué, durant toute la seconde moitié du vingtième siècle. 

Ce rhizome viscéralement et mondialement incontrôlable, pratiquant joyeusement le retour et le zigzag de sève et dont il est devenu impossible de maîtriser les amours et les percolations ni de prévoir ses futures floraisons, c'est peu dire qu'Adorno et son a priori jazzistique ne pouvait l'appréhender autrement que comme la manifestation d’une même illusion, celle que caractérisait pour lui la remise en marche de l'usine à rêves. Non, rien de fondamental n'avait changé dans les ferments des cultures de guerres and the show must go on.

Avait-il seulement tort ? En ce qui concerne cette efflorescence croisée de musiques populaires, et justement, jazz mis à part (5), il faut bien reconnaître, en tout cas dans les pays économiquement développés, que le niveau global de créativité et d'indépendance qui caractérisait les années soixante et soixante-dix, a plutôt décliné. Est-ce un simple effet de cycle et de renouvellement ou l'emprise de plus en plus déterminante du show-biz ? Dans un cadre sociétal où l'influence des modes et des médias dominants devient la source exponentielle des canons et des standards, le rouleau compresseur d'un formatage ravageur mêlant pression économique, simulacre, narcissisme, frénésie consumériste, morbidité et insignifiance, ne peut que projeter un horizon d'effondrement et de fuite en avant. Un demi-siècle après la dernière boucherie universelle, entre les indépendances post-coloniales plus que partielles ou éphémères, la prolifération des foyers guerriers, l'écart grandissant entre supers riches et miséreux et la raréfaction des ressources, l'horizon vital s'est objectivement et psychologiquement rétréci. 

A y regarder de près, chacun peut s'avouer aujourd'hui que sur de nombreux plans, quelquefois peu visibles, ou inconscients, oui, le feu est au lac. Et pas seulement en matière environnementale. Serait-ce la confirmation malheureuse des prophéties d'Adorno ? Malgré Internet et ses ressources illimitées mais fatalement fragmentées, le niveau d'intermé­diation entre les grandes cultures classiques et les contre-cultures, ou les cultures populaires, qui sont chacune dans une dynamique potentielle de sublimation, de dépassement, et d'incorporation, mais aussi de rejets mutuels, ce niveau est resté faible au regard des urgences humaines.

Après l'apocalypse de deux conflits mondiaux et plusieurs siècles d'esclavagisme et de colonialisme, l'écroulement du mythe de la supériorité en valeur de la grande culture classique occidentale, et dans une infinité de domaines, en particulier politique, éthique et philosophique, a ouvert chez beaucoup de citoyens, un no man's land de doute. Plus encore, de dégoût ontologique pour le profil du maître de paroles. Et ça, de Soweto à Thulé, de Magadan à Ushuaia, pour plusieurs générations à venir, et malgré le recours incantatoire aux VRP multicartes, tel que fut Heidegger, humoriste nazi à mi-temps, pour le reste, garagiste dealer en pièces détachées pour mécaniciens paresseux qui ne se prennent pas la tête avec le réel.

Dégoût violent donc, et sur bien des fronts.
A l'intérieur du système soviétique, au-delà de conquêtes sociales indéniables, mais au cœur d'un régime toujours aussi rigide et implacable, qui n'a, pas plus que son homologue capitaliste, résolut la question fondamentale de l'entropie de tout pouvoir vertical, c'est peu dire que la foi dans un avenir radieux, s'essouffle. Perte d'énergie fatale quant à la puissance d'adhésion, de résistance, de créativité et d'intelligence des peuples, le désen­chan­tement quand ce n'est pas le désespoir, se propagent au-delà des passions nationalistes que la victoire héroïque contre le nazisme entretient encore.
L'engagement de millions de militants sincères ou de résistants à travers le monde, fait souvent place à l'indifférence, quand ça n'est pas, au désespoir. Tandis qu'une autre disgrâce commence à s'opérer, que l'on doit pour beaucoup, comme ailleurs, aux progrès globaux de l'enseignement supérieur. Dans les pays satellites de la Russie, comme dans sa propre population, la massification des études supérieures et l'évolution devenue inévitable des horizons culturels, sociétaux, politiques des générations d'après guerre, forgeront un des leviers importants qui feront chuter le système. La guerre d'Afghanistan et la course aux armements avec les USA, étant eux aussi, déterminants. Mais est-ce si simple ? Même si elle force le trait et ne s'applique pas à tout l'ex-bloc soviétique au même degré, et encore moins souhaitons-le, au futur de cet espace géographique, on peut encore vérifier une certaine pertinence de la sentence d'Adam Michnik, journaliste et activiste polonais « Le pire dans le communisme, c'est ce qui vient après ». 

Et la poésie dans tout ça, que devient-elle ? Dans le monde de la francophonie, au-delà de l'ouvre-boîte magique du surréalisme, et dès la fin du premier conflit mondial, se produit le miracle Prévert. Autant comme scénariste qu'écrivain, Jacques Prévert réussit l'improbable, faire entrer dans une forme à la fois concise et d'accès facile, la révolte et la tendresse, la libre pensée la plus radicale et toute la cruauté du monde, l'humour le plus décapant et un imaginaire jubilatoire, comme sa cage sans barreaux pour oiseaux libres. Et tout ça dans une langue splendide, savante et populaire, dans un lyrisme clair-obscur combatif, insolent et malicieux. Dans l'histoire culturelle francophone de l'hémisphère nord, hormis Hugo et en faisant abstraction des grands auteurs compositeurs post-guerre, (Trenet, Brassens, Brel, Ferré, Caussimon, Nougaro, Barbara, Vigneault, Leclerc, Béranger, etc.) aucun autre écrivain n'aura ce statut de poète aimé, compris et admiré des milieux populaires, aidé en cela par le goût bien venu qu'en auront nombre d'enseignants ou de compagnies de théâtre. 

Les formes poétiques qui survivront ou apparaîtront, dans les années cinquante, vivront elles aussi des bouleversements formels dans toutes les dimensions. Si la forme en vers ne disparaît pas absolument - le fruit est encore dedans - la rime s'en va et s'en revient, la prose explose comme l'océan, avec ses petites et grandes marées, et plus important, nombre de poètes et de courant poétiques, s'affranchissent enfin de la prétention poétique, ce modèle de charabia de classe, souvent ridicule et pédant, qui, dans la forme unique et obligée de la récitation scolaire, fit trembler de mal-être des millions d'écoliers, tout en réduisant à zéro une réception possible et heureuse de textes potentiellement superbes. Il s'agit alors d'assumer pleinement l'héritage étymologique du mot lui-même, poésie : du verbe grec poiein, faire, créer, agir.

Les activistes poètes volent la clef des champs à la rencontre du vrai grand monde, l'autre et ses horizons, la poésie devient - redevient ? - errante, immédiate, éphémère, murale, sonore, mondiale, féministe, irrévérencieuse, érotique, fraternelle, mais toujours marginale, elle doit d'abord être dite, partagée et entendue. Les paroles affrontent la rue, la route, le ciel et le magma, deviennent collages, tracts, bribes, listes ou citations détournées, quiétude avec les choses, inquiétude pour les êtres, et tout ça en série, en dessin, en graffitis, en découpage, en aphorisme, en haïkus, en performance, en cris ou en silence. Dans une lutte au couteau avec le verbe gris des états, leurs boniments et leurs catéchismes, lutte qu'elle se doit de mener aussi contre elle-même, parfois aidée de sa grande sœur, la musique, les paroles neuves deviennent franchissement du vide, problématique, labyrinthe, questionnement sans réponse, ivresse du flottement, slam, performance, im­pro­vi­­sa­tion sans filet. "Elles sont paroles d'incertitudes, de tâtonnements, voire d'assou­plissement et d'effacement. Elles affirment la valeur de la précarité (...) comme autant de coups frappés à la porte de l'inconnu." Jean-Michel Maulpoix (6)

Mais le poème est-il réellement ce lieu unique, privilégié, idéal, jubilatoire et fructueusement conflictuel, de la poésie ? 
Dans le désamour d'Adorno pour cette musique de pirates funambules qu'est le jazz, il y a quelque chose de l'angoisse fonda­mentale du profil classique, que Marc Jimenez, traducteur de plusieurs de ses livres, nomme l’idéalisme inavoué d'Adorno. Profil classique, celui des Lumières certes, mais des lumières de plus en plus tamisées, qui de découvertes en catastrophes - opulence du monde, frénésie et lutte à mort pour son contrôle - craint l'évanescence et le tourment de la chute. Quelque chose d'inconscient certainement, mais de l'ordre de la panique, la panique d'un modèle esthétique bourgeois et élitiste de cette fin de siècle, le XIXe, enterré sous l'holocauste et les gravats de deux guerres mondiales, et qui tente de se refaire dans un improbable puzzle géant, où déjà, tout fout le camp.

Adorno, multi diplômé en sciences sociales, radical et sincère dans ses concepts de Théorie critique tous azimuts, spécialiste de musique sérielle et atonale, mais aussi défenseur de la lecture de partitions comme summum de la maîtrise de l'œuvre, et mieux encore si l'on peut dire, comme plus haut degré de la pratique artistique, ne pouvait paradoxalement qu'être submergé de doutes si ce n'est d'angoisse face au développement extraordinaire de toutes ces facettes expressives et mutantes en âmes populaires. Comme le dit Patrick Williams, "...la conclusion qui s’impose est qu’Adorno ne veut pas aimer le jazz. (...) L’attitude qui consiste à refuser de prendre en considération les qualités propres d’une altérité au nom d’une conception que l’on n’énonce pas, parce qu’on la tient pour universelle, les ethnologues la connaissent bien et elle a un nom : ethnocentrisme." (7)

Pourtant, ce monde psychique et culturel en gestation, qui se dévoile peu à peu à travers un ensemble de figures jumelles, parfois siamoises nous aide et nous amène à regarder, dire et chanter, la vie autrement. Un ensemble qui pourrait faire société. Une série de vagues de conscience au long cours, qui viennent de loin, nous ouvrant les yeux sur ce moins-visible, horreurs et beautés cachées en plein jour, chuchotant, criant ou chantant à travers une densité, une gravité et une légèreté nouvelle, qui pourrait incarner une poétique vitale, celle chère à Robert Filliou : L'art, c'est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art. Une poétique détachée de son statut de baume consolateur ou d'enjoliveur social, une poésie non apollinienne, au sens domestique du terme, une parole non servile, capable de sortir de son livre comme les rivières sortent de leurs lits. Une poésie du risque et du bonheur qui passe par là dans le coin, une poésie de fil-de-fériste, heureuse, insoumise, solidaire, révoltée, hédo­niste, potentiellement aussi tragique que férocement comique, en tout cas, immanente et non coupable, et qui n'a rien à perdre. Une poésie du déraillement, du saut de côté et de l'humour tendre et sarcastique, la liste serait infinie, un ensemble sur-vivant en tout cas, qui s'est lové au cœur de ce réseau mondialement underground, y compris quand il accède à la lumière, underground par goût forcément, mais également par défaut d'un lieu d'accueil plus vaste, et averti de sa simple existence.

C'est peut-être au contact agnostique si ce n'est irréligieux de toutes ces formes novatrices, qu'un Adorno libéré de ses certitudes architecturales aurait pu dire s'il avait eu la patience déraisonnable de mourir un peu plus tard, qu'après Auschwitz, seuls ceux-là, un chant et une poésie de ce tonneau-là, une poésie de la nudité heureuse et libre, pouvaient encore ressusciter l'enfant humain grillé sur les barbelés.

Suite dans  Urgence. La poésie ou la guerre   (2) 
https://blogs.mediapart.fr/cham-baya/blog/131220/urgence-la-poesie-ou-la-guerre-2


(1) Adorno et la poésie « après Auschwitz »
Pour dépasser le cliché et comprendre la question : " Lire les textes, B. Renaud,       6 octobre 2007 "    www.tache-aveugle.net/spip.php?article118

(2) Syrie, le cri étouffé
Manon Loizeau 23 décembre 2017
https://www.youtube.com/watch?v=djqLnSaAR6w

(4) Le terme même de musique savante est sujet à polémique. 
Contrairement aux critères auto-validants des mondes académiques auxquels Adorno, malgré son entreprise critique tous azimuts, adhère, au moins inconsciemment, toute musique est savante. Un qualificatif souvent confondu avec complexe. Cette complexité, dont l'une des conquêtes suprêmes est de parvenir également à l'extrême simplicité.
En deçà, c'est du bruit qui ne pense pas, pour paraphraser Victor Hugo. Reste à percevoir de quel type de pensée il s'agit. Certainement pas une pensée exclusivement frontale, auquel cas la moindre bluette heavy metal, la moindre marche militaire pur jus, en seraient pleinement. La musique n'est elle pas au contraire la première et véritable incarnation d'une pensée humaine holistique ? Une pensée du corps total, intérieur et extérieur ?

(5) Après les traumas de deux guerres hors limites, littéralement sans limites, la forme d'expression qui à son tour s'épanouit le plus mondialement, c'est la musique. Toutes les formes de musiques. Une façon impromptue et régénérante de faire l'amour à l'échelle de l'espèce. A l'intérieur de cet ensemen­cement généralisé, le jazz qui a déjà vécu ses révolutions New Orleans , swing, bebop, manouche, cool, va remettre, dès les années cinquante, l'accélérateur spatio-temporel de rattrapage à fond les manettes. Suivent le free-jazz, le hard-bop et le richissime jazz modal, ainsi que de multiples combinaisons, dont le jazz afro-cubain, le jazz West Coast, le flamenco jazz, etc. La liste est longue et montre à quel point cet art se frite et se frotte au grand monde, construisant sa propre spirale magique, sa propre complexité, ses propres virtuosités, et sa propre éthique, dont deux des éléments les plus spécifiques et assumés, sont sans nul doute, l'humour et la révolte, traits de caractère trop rares dans le monde des musiques dites savantes. Néanmoins, il y a tant de génies novateurs dans le jazz, que le risque d'oublier que cette forme nouvelle, qui fut dès son émergence une perpétuelle construction en accélération, peut aussi s'embourgeoiser. S'assoupir dans les pubs feutrés, les halls d'aéroports, voire des centres commerciaux.
Hélas et par chance, les programmateurs de ces lieux sont rarement des amateurs éclairés.

(6) La poésie française depuis 1950
Jean-Michel Maulpoix
https://www.maulpoix.net/Diversite.html

 (7) Le déni d’Adorno
Patrick Williams  juillet-septembre 2005
http://journals.openedition.org/lhomme/29590

La poésie ou la guerre (2)
https://blogs.mediapart.fr/cham-baya/blog/131220/urgence-la-poesie-ou-la-guerre-2

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