Le Conseil européen du 23 avril s’est conclu par une décision qui pourrait, à long terme, s’avérer soit de portée majeure, soit sans importance réelle. Comme proposé par les ministres des finances le 9 avril, les chefs d’Etat et de gouvernement ont acté le principe de la création d’un Recovery Fund (fonds de reconstruction ou de relance) financé par émission de dette européenne.
Cela constitue un pas en avant important, en ceci que le principe même d’émission de dette européenne (d’« eurobonds » si on veut) pour financer la reconstruction économique est acté au plus haut niveau politique dans l’Union européenne (rappelons ici qu’en s’entendant sur le règlement SURE proposé par la Commission, les ministres avaient déjà acté le principe d’une émission d’eurobonds à hauteur de 100 milliards d’euros pour des dépenses sociales). De ce point de vue, le débat s’est déplacé de la question « faut-il émettre de la dette commune » à « combien de dette faut-il émettre et comment faut-il utiliser les ressources récoltées » ?
Les réponses à cette question sont désormais au cœur du débat et la portée réelle de cette initiative dépendra du contenu de ces réponses. En jeu sont deux questions majeures : combien de milliards d’euros ce Fonds doit-il pouvoir mobiliser via l’emprunt et doit-il distribuer ces sommes sous forme de prêts ou de transferts ?
Analyse politique du Conseil européen du 23 avril
D’une certaine manière, l’accord entre ministres des finances du 9 avril avait déjà signalé que les Etats-membres étaient d’accord pour financer la reconstruction par émission de dette commune. On imagine mal les ministres des finances allemand et néerlandais donner leur accord sur le Recovery Fund seulement pour se faire désavouer par leurs premiers ministres respectifs deux semaines plus tard.
Par conséquent, la nouveauté issue du Conseil européen consiste en ce que l’axe de clivage entre Etats-membres partisans d’un effort commun et Etats-membres « radins » (Allemagne, Autriche, Finlande, Pays-Bas, auxquels il faut rajouter la Suède et le Danemark) s’est déplacé. Désormais, le conflit le plus visible publiquement autour de cette question est celui sur le mode de distribution des ressources réunies : prêts ou transferts ? Un deuxième axe de clivage existe aussi, concernant le montant total de ce Fonds.
A l’approche du Conseil européen du 23 avril, le gouvernement espagnol PSOE-Podemos a rendu publique une proposition détaillée sur le Fonds de reconstruction qui constitue l’expression publique la plus aboutie de ce que serait un Fonds réellement ambitieux[1]. Le gouvernement espagnol y propose un fonds entre mille et mille cinq cents milliards d’euros, financé par émission de dette perpétuelle (des obligations sans échéance de remboursement du principal) adossée sur le budget de l’UE, devant servir à faire des transferts budgétaires vers les Etats-membres en fonction de la gravité de la crise sanitaire, pour financer des projets liés à la transition écologique et numérique des économies. Le remboursement des intérêts de cette dette se ferait par de nouveaux impôts européens et le transfert d’une partie des profits de la BCE[2].
Ces propositions circulent déjà largement dans le débat européen. Le groupe parlementaire S&D (socialistes et sociaux-démocrates) a défendu peu ou prou les mêmes choses dans une lettre à Ursula von der Leyen le 22 avril. De même, des idées tout à fait similaires ont été formulées par Luis Garicano et Guy Verhofstadt – deux des eurodéputés libéraux les plus influents – dans un non-paper daté du 17 avril[3]. Enfin, un groupe d’eurodéputés fédéralistes appartenant au Spinelli Group a publié un texte similaire le 28 avril[4].
D’autres prises de position publiques sont venues appuyer indirectement ces propositions. La BCE a redit, par le biais d’une tribune signée par Fabio Panetta, membre de son comité exécutif, son soutien à une politique fiscale commune ambitieuse et symétrique, tandis que Macron dans un entretien au Financial Times du 17 avril a parlé de « moment de vérité ». Enfin, même le gouvernement polonais a pris l’initiative inattendue de dire publiquement que le budget de l’UE devait augmenter et se financer par de nouveaux impôts.
Dans toutes ces prises de position, un nouvel argument a été mis en avant : faute d’une politique fiscale commune, les capacités fiscales différenciées des Etats-membres conduisent à la fragmentation du marché unique et à des distorsions de concurrence dans la mesure où les aides d’Etat sont temporairement permises par la Commission[5]. En clair, l’Allemagne peut beaucoup plus facilement verser des aides d’Etat à ses entreprises que l’Espagne ou l’Italie. Cet argument n’est pas anodin. La préservation du marché unique est probablement la plus vieille compétence transférée à la Commission et l’interdiction des aides d’Etat a longtemps été un des principaux instruments déployés à cette fin, instrument qui avait surtout les faveurs des Etats du Nord comme l’Allemagne. En effet, pendant des décennies, les Etats latins – l’Italie en tête – avaient porté à bout de bras leurs grandes entreprises de la sorte, en particulier pour les protéger contre les grandes entreprises du Nord. Or, aujourd’hui l’argument est renversé et cela renforce les partisans d’un Recovery Fund puissant.
A l’issue du Conseil européen, cette offensive a débouché sur un accord de principe sur le Recovery Fund et fait apparaître (comme l’a expliqué Macron dans une déclaration à la fin du Conseil européen) comme principal axe de clivage désormais celui portant sur les modalités de distribution des sommes récoltées : prêts ou transferts ? Les partisans d’un plan ambitieux plaidant naturellement pour des transferts ; les « radins » pour des prêts.
Quelle différence de substance ? Elle est double : d’une part, des prêts viendraient alourdir le ratio de la dette publique des Etats-membres à leur PIB. D’autre part, des prêts amoindrissent foncièrement le besoin de créer de nouvelles recettes fiscales européennes puisque le remboursement à terme de cette dette sera assuré par les Etats-membres qui rembourseront les prêts octroyés par la Commission.
Il y a une troisième différence potentiellement importante : tous les Etats-membres ne feraient pas appel à des prêts. Cela reproduirait le stigmate politique qui est aujourd’hui associé au fait de faire appel au MES – en particulier en Italie où l’extrême droite assimile le recours au MES (même dans les conditions favorables décidées pour la crise sanitaire) à un acte de haute trahison. Surtout, cela éliminerait la dimension commune du côté des dépenses, ce qui limiterait la capacité de ce Recovery Fund de devenir l’instrument d’une politique fiscale européenne au service d’objectifs communs (transitions écologique et numérique notamment).
Le deuxième clivage apparu est celui sur la taille du fonds. Macron a parlé d’une taille entre 5% et 10% du PIB de l’UE (entre 700 et mille quatre cents milliards d’euros) tandis que du côté des « radins » aucun chiffre n’est avancé.
En réalité donc, les « radins » ont été mis sur la défensive. Là où ils ont commencé par opposer un refus à l’émission d’un « instrument obligataire commun » (l’expression employée dans leur lettre du 25 mars par les chefs d’Etat et de gouvernement français, italien, espagnol et consorts), ils l’ont désormais acceptée pour ériger une nouvelle ligne rouge autour de la question des modalités et du montant.
Que veut l’Allemagne ?
Or, la position allemande est, à nouveau, moins catégorique qu’il n’y paraît. Dans sa conférence de presse avant la réunion du 23 avril, Merkel a estimé que le budget de l’UE devait augmenter et que l’article 122 TFUE pouvait servir à nouveau pour permettre à la Commission d’émettre de la dette pour financer la reconstruction. Dans sa déclaration à la fin du Conseil européen, Merkel a expliqué que l’Allemagne devait être prête à augmenter sa participation au budget européen et qu’au sujet du Recovery Fund, « tout le monde était d’accord qu’on ne parle pas de 50 milliards d’euros », se justifiant de ne pas donner de chiffre exact car il faudrait d’abord voir à quoi serviraient les sommes récoltées pour pouvoir justifier les sommes annoncées. Bref, Merkel dit clairement que l’Allemagne devra accepter les efforts nécessaires pour créer ce Recovery Fund, tout en n’émettant pas de lignes rouges fermes.
En réalité, et comme je l’ai déjà expliqué sur ce blog, le débat en Allemagne est très fluctuant et très différent de par sa teneur qu’il y a dix ans. Au sein de la CDU, une minorité influente plaide ouvertement pour une approche ambitieuse, comme par exemple Norbert Röttgen, l’un des trois candidats pour succéder à Merkel à la tête de la CDU (et donc à la chancellerie fédérale) qui a publiquement soutenu la proposition espagnole. Quant au SPD, juste après le Conseil européen, Olaf Scholz (le ministre social-démocrate des finances) expliquait qu’il fallait aller beaucoup plus loin vers l’union fiscale (entre autres en harmonisant la fiscalité directe) et que donner des ressources supplémentaires à la Commission lui permettrait de faire beaucoup de choses. Une étude du 9 avril conduite par le prestigieux institut de recherche Max Planck de Cologne indiquait que lorsque les enjeux de la situation étaient expliqués au public allemand, 50% soutenaient les eurobonds contre 35% qui s’y opposaient. Il ne s’agit pas là d’une majorité écrasante mais d’une majorité certaine. La popularité de Merkel est telle aujourd’hui que la chancelière dispose du capital politique nécessaire pour faire ce travail d’explication et d’entraînement de son opinion avec elle.
La position allemande est donc amenée à s’assouplir encore davantage. Je ne me hasarderais pas à ce stade à faire des pronostics précis sur les contours du Recovery Fund, mais l’interprétation selon laquelle l’Allemagne ne cèdera jamais ou alors qu’en trompe-l’œil peut déjà être écartée.
Le scénario idéal
Quelle serait l’issue idéale de ce débat ? L’adoption de la position défendue dans le non-paper espagnol en termes de taille du fonds (environ mille cinq cents milliards sur 2 ou 3 ans), de moyens de financer l’émission de dette (de nouveaux impôts européens), de modalités de distribution des sommes récoltées (transferts budgétaires) et de politiques à financer (investissements écologiques et numériques). La nature de l’instrument obligataire (dette perpétuelle ou dette à très long termes – 30 ou 50 ans) est d’importance moindre. La création de ce fonds conduirait idéalement à la conclusion logique – avancée par les eurodéputés fédéralistes du groupe Spinelli – selon laquelle les traités doivent être révisés pour donner la compétence fiscale au niveau européen (Commission et Parlement) de sorte à ce qu’à l’avenir ce type de politique ne fasse pas l’objet d’un marchandage entre Etats-membres mais soit le résultat d’une délibération démocratique des représentants des citoyens européens dans leur ensemble par-delà les clivages nationaux.
[1] Lire aussi l’entretien au Financial Times de la ministre des finances espagnole - Nadia Calviño – sur la proposition espagnole.
[2] Ces propositions ressemblent à ce que j’écrivais dans mon dernier post sur ce blog.
[3] « Toward a European Reconstruction Fund », Brussels, 17 April 2020.
[4] Les signataires proviennent des groupes S&D, vert, libéral mais aussi de la GUE (Dimitrios Papadimoulis de Syriza et Helmut Scholz de Die Linke).
[5] La Commissaire à la concurrence, la danoise libérale Margrethe Vestager, a même encouragé les Etats-membres à prendre des participations dans les entreprises européennes pour les protéger des rachats hostiles par des investisseurs chinois.