Il y a eu Freud avec Le malaise dans la culture1. Hannah Arendt avec La crise de la culture2. Puis Roland Barthes avec La crise du désir3. Et Alain Finkielkraut qui écrit en 1987 : « Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, lorsqu’ils entendent le mot « pensée », sortent leur culture.4 » Pourtant, dès la fin des cauchemardesques années 19805, se profile une inversion : parler de culture est devenu une manière de ne pas penser. L’impensé de la culture est devenu un signe des temps dans une société où ce qui fait culture est débattue depuis des lustres. Les approches critiques de la culture ont fusé au XXème siècle, surtout après guerre, dans un climat d’effervescence intellectuelle où la critique était à l’honneur. Et puis soudainement, toute la richesse dialectique des travaux des sociologues, philosophes, historiens, anthropologues, écrivains sur ce qui fait culture s’est comme dissoute sous les coups de butoir du projet. Du mode projet ; de la vie comme projet ; de la projétation comme mode de vie. Depuis les années 1990, il n’y plus de culture ; c’est trop imposant, trop intellectuel, trop abstrait, trop complexe. Il y a des « projets de culture », comme il y eut jadis des projets militaires, et désormais, des projets d’enfant, des projets avicoles, des projets urbains ou des projets scolaires. Le projet de culture est partout mis en scène : sous forme de récit, d’analyse, de point de vue, de reportage, d’image, de discours. Proclamé, déclamé, soupiré, transmis, proféré, il est devenu une ingénierie compatible avec la performance, avec la croissance, avec la résilience, avec la science, avec le management, avec l’acrobatie et le paddle. Lorsque la culture devient projet, elle retient toutes les attentions. Tout le monde comprend de quoi il s’agit, car un projet, c’est bon. Un projet, cela en impose, même s’il s’agit de culture.
Mais demandons aux professionnels de la culture ce qu’ils entendent par culture ? Chez un grand nombre d’entre eux, un malaise s’installe6. Ils ne savent pas très bien. La propension à utiliser la culture de façon inintelligible semble devenu la règle. Le mot est tellement polymorphe qu’on peut lui faire dire n’importe quoi. Pour définir leur métier, les opérateurs culturels prennent souvent pour modèle l’approche sensible des artistes où l’emporte la dimension subjective. Lors d’un débat de professionnels7 sur la définition à donner à la culture, un artiste affirme « pour lui » la nécessité de laisser la notion « ouverte à un champ de significations » ; une administratrice abonde dans son sens : « Pourquoi vouloir trouver une définition unique ? » Lorsqu’elle est revendiquée par les artistes, la dimension subjective n’est pas dérangeante. Mais elle le devient pour ceux qui font professions de culture. Comme si ces professionnels étaient remontés dans le temps, avant que n’apparaissent le structuralisme. En abandonnant toute ambition de saisir la complexité de la notion, d’en analyser la structure, ils se réfugient dans une individualité souveraine. Ils le font probablement inconsciemment, en allant chercher en eux comment résonne le mot culture. Alors, explorant leur expérience pour se rappeler ce qu’elle produit, ils avancent des notions comme « le plaisir », « l’émotion », « l’émancipation », « la citoyenneté »… Bizarrement, soit ils évacuent la nécessité de s’entendre sur une définition commune, soit ils en donnent une idée très vague en mobilisant des mots valises qui désignent l’effet de la culture et non ce qu’elle peut être. On voit poindre dans cette réaction les traces tangibles de la captation des subjectivités par l’idéologie néolibérale8 : l’exercice du métier et le travail qu’il suppose s’effritent au profit de ce que le projet doit produire : une rentabilité, un résultat, un produit qu’il convient de pouvoir évaluer (non pas au sens des valeurs mais de la mesure).
Étrange profession où les professionnels - lettrés, diplômés9, et qui côtoient les mondes l’art – ne peuvent pas définir le cœur de leur métier. Comment expliquer ce paradoxe ? Est-il lié au confort de ces professions comme le reconnaissent certains de ces professionnels ? À sa dépolitisation qui se forge dès les études universitaires ? À sa focalisation sur les mondes de l’art qui lui fait perdre de vue la culture anthropologique ? À sa crainte d’être rabattu sur le « sociocu » ? À son goût pour les pratiques qui produisent de la distinction ? À sa propension à privilégier un flou artistique pour dissimuler le complexe de n’être pas devenu soi-même artiste ? À un choix d’esthète qui préférerait l’inintelligible ?
Certes, il existe plusieurs manières de concevoir et de définir la culture10. Mais dans un métier quel qu’il soit, les acteurs s’entendent généralement sur une acception opérationnelle et/ou conceptuelle qui fait sens. On a l’étrange impression que les gens de la culture ont perdu de vue ce qu’ils défendent. Ou plutôt, que l’art, les œuvres artistiques, la création et les artistes qu’ils sacralisent par dessus tout les éblouissent tellement qu’ils en oublient que le sel de la vie peut se loger aussi ailleurs. La plupart des gens qui n’évoluent pas dans cet entre soi ne partagent pas cette sacralisation. Et même davantage : cette manière de considérer l’art est devenue proprement insupportable pour un grand nombre. Pourquoi en effet les artistes seraient-ils « au cœur des projets » comme on l’entend souvent formuler ? Qu’ont-ils donc de supérieur aux autres catégories socio-professionnelles ? Le piédestal sur lequel les placent les cultureux peut se retourner et s’avérer contre-productif.
Les gens de culture ont vraisemblablement sous estimé l’une des mutations contemporaines qui touche à leur métier. En 1996, dans la livraison de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, Olivier Donnat pointait une tendance lourde : la consolidation d’une société d’amateurs11. Les Français qui s’adonnent à une foule d’activité en amateur sont nombreux ; ces pratiques traversent les milieux sociaux, les classes d’âges, les territoires et les moments de la vie. Elles ne font pas d’eux des artistes ; mais par la pratique du chant, de la danse, de la photo, de la musique, du théâtre, de l’écriture…, ils réalisent une expérience. Ils touchent à l’art par l’expérience (et non pas le fait d’être spectateur). Et cette expérience n’est pas nécessairement tournée vers la création d’une œuvre. En revanche, elle leur donne, comme Roland Barthes l’avait observé, une liberté12 ! Et un sentiment d’exister, « ce soi qui ne va pas de soi 13», sans en passer par les œuvres ni par le processus de création artistique, ni par une référence obligée à l’art. La pratique est première, l’expérience est fondatrice d’un ordre social14. Et cette épaisseur existentielle gagnée par la pratique n’a pas ou peu d’équivalent sur le terrain du spectacle, surtout dans un contexte ou la société de spectacle en a fait une forme banalisée15, intégrée dans une normativité consumériste.
Si la culture n’est pas intelligible pour les opérateurs culturels eux-mêmes, comment peut-elle l’être pour les gens, que les opérateurs ont pris coutume de nommer « les publics » ? Si la culture, hors de ses fonctionnalités, n’a pas de sens pour les opérateurs, quel sens politique peut-elle avoir pour les gens ? Ainsi, lorsque le fait du Prince tranche, tout ce beau monde ne sait que dire. Comme cette conservatrice du patrimoine en février 2021, qui, alors que les lieux de culture sont tenus d’être fermés depuis octobre 2020, s’interroge :
« Ouvrir ou fermer les musées pendant la pandémie n’est pas une question de statistique. C’est une question philosophique. C’est une question de société. Quelle place attribuons-nous au musée, à l’histoire, à la beauté dans un monde qui se remet à penser à la mort ? Sont-ils finalement, essentiels ?16 » La réponse évidemment est non. Faites l’expérience d’interroger les gens qui ne sont pas dans la culture, vous serez étonnés de leurs réponses. Ce qui est essentiel, ce sont les pâtes et le pécul. La conservatrice du patrimoine ne l’entend pas ainsi :
« N’avons-nous pas besoin plus que tout au monde en ce moment d’être un peu ému pour conjurer la torpeur égrenée chaque jour par les chaînes d’info ? Ne peut-on pas offrir aux citoyens la chance de s’évader un peu, de déconfiner deux heures devant un peu de beauté ? » continue-t-elle.
Soyons réalistes, avec les plates-formes numériques accessibles depuis le canapé, l’évasion et l’émotion ne manquent pas. Mais l’émotion et l’évasion sont-elles les seules vertus des œuvres, dans les musées ou ailleurs? La petite bourgeoisie intellectuelle s’en contente à foison, reconnaissant dans la fréquentation d’un corpus d’œuvres d’art valorisées une matérialisation de son élévation sociale. Raison pour laquelle elle compatit avec les gens et les lieux de culture. Mais cela s’arrête là. De là à dire que c’est essentiel ! La relégation dans le « non-essentiel » est un piège préparé de longue date !
Tout ce beau monde ne sait que dire, ni que faire si ce n’est espérer « reprendre comme avant », comme l’avaient fait la plupart des théâtres en septembre 2003, après le mouvement social des intermittents du spectacle et l’annulation du festival d’Avignon. Ils avaient repris comme si de rien n’était, en publiant leurs éditoriaux habituels. Des éditoriaux en forme de ritournelle qui, de saison en saison, depuis quarante ans, déclinent l’idée selon laquelle « le théâtre est nécessaire à la démocratie ». Idée noble, mais drôle d’idée. Il suffit pour se convaincre du contraire de lire Les bienveillantes de Jonathan Littell (2006), d’observer l’histoire du XXème siècle. À ce propos, Christophe Dejours écrit : « Sortir de la crise de la politique implique de revenir à la question battue et contrebattue de la lutte contre la barbarie et du progrès moral de l’humanité. Le XXème siècle avec ses deux guerres mondiales, avec la bombe atomique, avec les génocides des Arméniens, des Juifs et des Tutsis, avec les totalitarismes, avec les guerres impérialistes montre que la violence, la guerre et la barbarie ne sont pas contrôlées par le développement de la culture »17.
En 2017, comme tous les théâtres, celui de la Joliette à Marseille publie son programme, précédé d’un éditorial. Et là, surprise. Pierrette Monticelli et Haim Menahem s’adressent aux gens en leur disant un truc insensé : « Venez perdre votre temps au théâtre ». Ils citent Nuccio Ordine et son utilité de l’inutile :
« Dans les temps difficiles, les moments de crises économiques, surtout quand l’utilitarisme et l’égoïsme le plus sinistre semblent être l’unique boussole ou l’unique ancre de salut, il faut comprendre que ces activités qui ne servent à rien peuvent justement nous aider à nous évader de la prison, à éviter l’asphyxie, à transformer une vie plate ou une non-vie en une vie fluide et dynamique…»18.
Mais oui : le théâtre est une perte de temps. Il ne sert strictement à rien. L’art ne sert à rien. Les œuvres ne servent à rien. Et c’est là leur valeur. C’est en cela qu’elles nous donnent, non pas le sentiment de vivre, mais le sentiment d’exister. L’essentiel des œuvres n’est pas dans leur utilité ; elles résident dans leur capacité à toucher nos existences. La culture des œuvres est littéralement vitale et c’est en cela qu’elle peut, considérée politiquement comme culture, relier les pans de la culture anthropologique aux mondes de l’art. C’est dans ces liens, travaillés par les méthodes et les outils de l’Éducation Populaire, que se trouve notre humanité. À la déshumanisation du monde qui caractérise un monde globalisé où les sociétés placent les individus en concurrence, la culture peut être envisagée dans ses propriétés qui consistent à accompagner « la résistance au désastre »19. Dans cette perspective, la culture détient une fonction politique. Elle est « l’ensemble des stratégies qu’un individu mobilise pour résister dans la domination. La culture c’est ce qui permet de comprendre le système, et notre place dans le système ! C’est l’explication politique des rapports sociaux, c’est-à-dire l’explication politique des différentes dominations que nous subissons (ou que nous faisons subir) dans les domaines où se règlent nos propres destinés.20 » Elle rejoint alors l’acception de l’émancipation telle que la conçoivent les historien(nes) Laurence De Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau21 : être en capacité d’identifier les rapports entre dominés et dominants ; et faire en sorte de ne pas transformer cette capacité en instrument de domination. Mais aussi telle que la conçoit Jacques Rancière : « Et l’émancipation, hier comme aujourd’hui, est une manière de vivre dans le monde de l’ennemi dans la position ambiguë de celui ou celle qui combat l’ordre dominant mais est aussi capable d’y construire des lieux à part où il échappe à sa loi. 22»
C’est ce « rien » qui exige une authentique politique. Au lieu de cela, on assiste depuis les années 1990 à une juxtaposition de projets qui ne forment aucune politique culturelle, seulement des politiques culturelles éparses23, fragmentées, soumises au sens des contingences : il faut que ça serve. La culture a été réduite à des fonctionnalités serviles. Tout le monde les connaît désormais : elle sert à gagner les élections locales (le Maire au Directeur des affaires culturelles : « Montez moi un projet participatif ») ; elle sert à redorer l’image du territoire (« projet de territoire » et « territoire de projet » pour gagner en attractivité), une image forcément virile (car engagée dans une compétition) ; elle sert à produire des externalités (le fameux « x fois plus » que l’industrie automobile) ; pour les promoteurs immobiliers, elle permet de revigorer le prix du foncier dans les quartiers mal famés ; et surtout, elle est nécessaire à la vie démocratique… Les bureaucrates de la culture ont résumé tout cela d’une formule magique : « L’utilité sociale des projets culturels ».
Ce poison de l’utilité a pourtant été maintes fois pointé. Friedrich Nietzsche a mis en doute la la nécessité de se poser la question de l’utilité de la philosophie24. En 1980, le philosophe Vladimir Jankélévitch continue dans cette voie : « La philosophie ne sert à rien. Répondre à la question « à quoi ça sert ? », c’est faire le jeu de ceux qui la dénigrent.25 » On ne saurait mieux dire : chercher à justifier l’utilité de la culture (des œuvres) revient à chercher une réponse qui donne des armes à ceux qui hésitent à soutenir la culture. Ce que réaffirme le philosophe et homme de théâtre François Regnault en 2001:
« Revendiquer que les arts soient considérés comme aussi utiles à la société que le gaz et l’électricité part certainement de la meilleure intention du monde, et anime d’ailleurs vos propos les plus automatiques, mais il faut dire une bonne fois que cela consiste à les aligner à tout jamais sur la marchandise. (…) Je mets en question l’idéologie du service public qui consiste à faire croire aux sujets, citoyens et contribuables, qu’un théâtre est indispensable comme l’école et la poste (…) Que des ouvriers se battent sur ce terrain n’ôte peut-être rien à la force de leur lutte, mais c’est néanmoins sur le terrain de l’adversaire qu’il se situent. Après tout, cela ne veut rien dire d’autre sinon qu’ils veulent servir quelqu’un, ou a quelque chose.26»
La réduction de la culture à un régime utilitaire consiste à la considérer comme une marchandise au service de l’idéologie néolibérale. En contexte de pandémie, avec le tri gouvernemental entre les activités « essentielles » et les activités « non-essentielles », le débat semble relancé à nouveau frais. Mais il s’agit plutôt d’une ultime critique du tissu culturel qui succède aux attaques libérales ordinaires (« les artistes sont trop nombreux » : argument poujadiste ; « ils coûtent trop cher » : argument budgétaire). Reconnaissons à ce coup de grâce une judicieuse inventivité, qui, en sifflant la fin de la récré, semble dire : « Cessons toutes ces chinoiseries casuistiques, car, tout le monde le reconnaît, hein, la culture n’est pas essentielle ». C’est fort, c’est simple, c’est brut, c’est massif, c’est imparable. Quelques rares parades surgissent comme l’article « Ni utile, ni futile27 » de Joseph Confavreux et Romaric Godin. Mais le piège de l’assignation utilitaire demeure omniprésent dans les débats. Comme le souligne la conservatrice de musée citée plus haut : « La culture est reléguée au dernier rang des priorités, juste derrière les remontées mécaniques. » Effrayés à l’idée de ne pas être à la hauteur, les opérateurs culturels ont intériorisé une culpabilité délétère : « Si on ne peut pas prouver qu’on sert à quelque chose, alors, on est mort. » Nous en sommes bien là.
Et la culture se retrouve sans ciel. Sans échappée et sans horizon. Mais avec des projets par dessus la tête. Le paroxysme de cette crise ne peut seulement être imputé à la situation épidémique. Elle a aussi été savamment produite par la passivité des opérateurs culturels, surtout les plus puissants ; par leur désengagement des grands débats sociétaux ; et symétriquement par l’importance démesurée dont ils affublent les artistes qu’ils considèrent comme des prophètes, alors que ces derniers subissent comme tout le monde la crise de la pensée de la culture. Leur drame est d’avoir pensé qu’ils pourraient s’élever au dessus de toutes ces questions bassement contingentes. Mais voilà qu’un Prince leur dit sèchement qu’ils ne sont pas essentiels. Opérateurs culturels et artistes restent sans voix. Passifs comme ils l’ont été lors du mouvement Nuit debout28, comme lors du mouvement des Gilets jaunes, qui aujourd’hui les inspirent pour occuper les théâtres « comme les ronds points ».
L’impensé de la culture dans les mondes professionnels de la culture est l’une des conséquences de la crise du langage qui affecte nos sociétés. S’accompagnant d’une perte de sens et d’une destruction des métiers, cette crise s’est portée au cœur même des métiers de celles et ceux qui font profession de culture. Il y a comme un parfum de fable de La Fontaine : obnubilés par les mondes de l’art, les gens de culture sont rattrapés par le langage, soit l’un des pivots de la culture anthropologique que leur culture professionnelle tend à refouler. C’est sans doute un aboutissement logique de la lente et progressive pénétration des subjectivités par les principes du néolibéralisme qui s’est réalisée depuis les années 1990. D’où la dévaluation, soudaine mais en réalité fort ancienne, de la culture comme « non-essentielle ».
Cela fait belle lurette que la culture n’est pas essentielle, qu’elle est absente des débats des élections présidentielles. Ces milieux professionnels sont devenus des myriades d’appareils bureaucratiques ; pilotés par des groupes assujettis, désertés par le désir, ils ont abandonné (par lassitude ou désintérêt) toute critique réflexive sur leur condition de travail. La routine est devenue tellement intense que les gens de culture s’ébrouent de temps en temps. Au début des années 2000, il fallait « changer de logiciel » (technoculture). Sont apparus les nouveaux territoires de l’art (NTA) (la culture comme territoire de projet). On ne jurait que par le nouveau modèle des friches culturelles qui s’imposait dans toute l’Europe. Ensuite s’est ajoutée la manie de la « participation » ; puis retour vers les lieux (tiers lieux). Comme une barcasse dans la houle, la culture est ballottée entre plusieurs injonctions : se préoccuper des « publics » (« cibles », « empêchés », « éloignés »), faire de la médiation (expliquer aux gens qu’ils n’ont rien compris), se glisser dans les interstices des politiques locales pour satisfaire les élus, manier leur langue pour s’adresser à eux (le parlélu), monter des projets à la hâte pour obtenir des subventions... Avec cette préoccupation quotidienne, permanente, usante : devoir justifier de son existence, tout en essayant vaille que vaille de dissimuler l’application des méthodes managériale à la culture. Alors que cette succession de mots d’ordre signe l’allégeance aux logiques néolibérales du nouveau management. C’est l’un des effets de la culture comme impensé : il n’y a plus que des mots épars qui semblent pouvoir l’évoquer, ou des notions fétiches comme les droits culturels.
1Sigmund Freud, 1995, Le malaise dans la culture, Paris, Presses Universitaires de France.
2Hannah Arendt, 1989, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard.
3« La crise du désir », entretien Le Nouvel Observateur, 20 avril 1980, in Roland Barthes, 1981, Entretiens 1962-1980, Paris, Éditions du Seuil, p. 380-385.
4Alain Finkielkraut, 1987, La défaite de la pensée, Paris, Éditions Gallimard, p. 12
5François Cusset, 2008, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La découverte.
6La catégorie des opérateurs culturels est très hétérogène (associations, personnels des collectivités territoriales, des structures subventionnées…) . Intervenant dans ces secteurs professionnels depuis 14 ans, j’ai constaté, à quelques rares exceptions, une réelle difficulté à définir la notion de culture.
7Organisée par le Festival Parallèle, Marseille, janvier 2021.
8Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, Éditions La Découverte. À propos du quadrillage des subjectivité par l’hypercapitalisme, cf. Félix Guattari, 2009, Les années d’hiver 1980-1985, Paris, Les Prairies ordinaires.
9 Des professionnels qui ont souvent fait des études, car ce ne sont pas les formations professionnelles qui manquent. Depuis les années 1980, la France s’est couverte d’un blanc manteau de départements d’université qui délivrent des masters de « gestion culturelle » ou de « médiation culturelle ».
10Celle de Jean-Claude Passeron, adressée aux opérateurs culturels, distingue « la culture comme style de vie, « la culture comme comportement déclaratif » et « la culture comme corpus d’œuvres valorisées ». « Trois sens distinct du mot « culture » In Le raisonnement sociologique, Paris, p. 493-508.
11Olivier Donnat, 1996, Les amateurs, Paris, La Documentation Française.
12« [L’amateurisme] met l’accent sur la production de l’œuvre et non sur l’œuvre comme produit. Or nous sommes dans une civilisation du produit où il devient subversif de prendre plaisir à produire. » Roland Barthes, « Des mots pour faire entendre un doute », entretien recueilli par Françoise Tournier, Elle, 4 décembre 1978, in Le grain de la voix, Paris, Seuil, 1981, p. 334-335.
13François Flahaut, 2002, Le sentiment d’exister. Ce soi qui ne va pas de soi, Paris, Descartes et Cie.
14John Dewey, 2010, L’art comme expérience, Paris, Gallimard.
15Guy Debord, [1967] 1992, La société du spectacle, Paris, Gallimard. Jean Baudrillard, 1970, La société de consommation, Paris, Éditions Denoël.
16Médiapart, https://www.latribunedelart.com/ouvrir-les-musees-une-question-essentielle?fbclid=IwAR13fGXomnMBq8BkhXcXUemwUIlBUO4UEgVnH2cSSrs6zktijSZlB4m5LPI – consulté le 2/2/2021.
17Christophe Dejours, 2013, Travail vivant. 1 : Sexualité et travail, Paris, Payot, p. 12. Il cite sur cette question le travail de Gérard Rabinovitch, 2009, De la destructivité humaine, Paris, PUF.
18Nuccio Ordine, 2016, L’utilité de l’inutile. Manifeste, Paris, Les Belles Lettres.
19Stengers Isabelle, 2010, Résister au désastre, Marseille, Wildproject.
20Anthony Pouliquen, « Récupérons la culture », 9 mai 2020, L’Ardeur - http://www.ardeur.net/2020/05/recuperons-la-culture/
21Laurence De Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau, 2019, L’Histoire comme émancipation, Marseille, Agone.
22Jacques Rancière, 2017, En quel temps vivons-nous. Conversation avec Eric Hazan, Paris, La Fabrique Éditions, p. 50.
23Philippe Urfalino, 2004, L'invention de la politique culturelle, Paris, Hachette Littératures.
24« L’esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout », in Friedrich Nietzsche , 1988, Humain, trop humain, Paris, Gallimard, p. 35.
25Extrait de l’entretien diffusé dans La grande table des idées de France Culture, 11/1/2021 - https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/avoir-20-ans-et-philosopher -
26François Regnault, Théâtre – Équinoxes. Écrits sur le théâtre. 1, Arles, Actes Sud/CNSAD, 2001, p. 234. cité par Olivier Neveux, 2019, Contre le théâtre politique, Paris, La Fabrique Éditions, p. 80.
27Joseph Confavreux et Romaric Godin, Médiapart, 20/1/2021 - https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/150121/la-culture-ni-utile-ni-futile
28Jean-Marc Adolphe, « Il se passe quelque chose… (sauf dans la culture) », Médiapart, 19/4/2016 - https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-adolphe/blog/190416/il-se-passe-quelque-chose-sauf-dans-la-culture