Le sujet des mineurs trans s’est soudainement tendu depuis la sortie fin 2020 du film “Petite Fille” de Sébastien Lifshitz, retraçant le combat d’une famille pour faire accepter Sasha, 7 ans, petite fille transgenre, c’est-à-dire, assignée garçon à la naissance, mais s’identifiant comme fille. Les critiques du film, tant issues des milieux psychanalytiques que de La Manif pour Tous ou des sphères masculinistes, se sont insurgées immédiatement contre ce film et particulièrement contre les soins dont Sasha pourrait bénéficier dans le futur. Je vais revenir ici sur ces critiques et repréciser certains faits.
Les premiers faits, systématiquement occultés par les transphobes, ont trait aux discriminations, outrages, harcèlements et violences que subissent les jeunes trans en permanence. Ceux-ci ont lieu dans tous les lieux de vie de ces jeunes : à l’école, dans l’espace public, dans les services de santé, et y compris à la maison. À l’école, 58% des personnes trans françaises ont subi des discriminations de la part du personnel [FRA, 2019]. Dans l’espace public, en France, 8 personnes trans sur 10 ont subi des violences, 1 personne trans sur deux y a subi des violences sexuelles [Virage, 2021]. C’est considérablement plus que pour les personnes cis, c’est-à-dire, non-trans. À la maison, 6 jeunes trans sur 10 subissent des violences intrafamiliales. 1 jeune trans sur 7 a subi des violences sexuelles intrafamiliales. 1 jeune trans sur 5 finit par fuir le domicile parental. [Virage, 2021]. C’est le propre de la transphobie que de nier la transphobie, alors voilà un retour nécessaire au réel : la transphobie est partout, et la famille n’est même pas un lieu de refuge.
Les conséquences de l’omniprésence de la transphobie, c’est qu’il n’existe pas de lieu pour se ressourcer, pour se reconstruire et se projeter dans l’avenir. 86% des jeunes trans de 18 à 24 ans ont déjà songé à se suicider, et 42% ont déjà tenté de le faire [USTS 2015]. C’est près du quintuple par rapport aux jeunes cis d’âges similaires [ESPAD 2015]. Les défis en santé mentale sont gigantesques pour les jeunes trans, mais pourtant près d’un quart d’entre eux sont discriminés par les personnels de santé [FRA 2019] et se retrouvent ainsi en dehors de tout soutien possible. Il y a une faillite générale, collective, systémique, dans la façon dont nous accompagnons les jeunes non-conformes au genre. Il y a également une faillite totale dans la compréhension des soins qui doivent leur être proposés.
Les cliniciens que je n’hésiterai pas à qualifier de conservateurs parlent d’une “épidémie”, d’augmentation de 3000% de demandes de transition, pour mieux se poser en “lanceurs d’alerte” et ainsi camoufler leur agenda réactionnaire. La réalité est que les soins trans-spécifiques sont nouveaux chez les mineurs, d’où l’augmentation en milliers de %. Avant 2013, la norme à l’hôpital était la thérapie de conversion, professée par feu la psychiatre-psychanalyste Colette Chiland [lien]. Depuis 2013, les jeunes trans peuvent bénéficier d’un accompagnement affirmatif, c’est-à-dire qui ne réprime pas les identités non-conformes au genre, qui ne les incite pas non plus, mais qui favorise l’exploration de genre. En définitive, d’après la Sécurité Sociale, il n’y avait que moins de 300 mineurs trans pris en soins en 2020 [lien], pour une population de mineurs trans en âge de recevoir ces soins estimée à 36.000 personnes en France [lien], c’est-à-dire que moins de 2% des mineurs trans bénéficient de soins affirmatifs [FRA 2019]. 300 jeunes sur tout le territoire national, ce n’est pas une épidémie.
L’extrême droite, en France ou ailleurs, n’arrête pas d’asséner que la “théorie du genre” pousse les enfants à “changer de sexe”. Mettons les choses au clair : aucun soin affirmatif de genre n’est encouragé ni proposé chez les enfants, c’est-à-dire avant la puberté. Aucun soin affirmatif n’est encouragé non plus chez les adolescents, c’est-à-dire à partir de la puberté, en revanche on peut leur en proposer. Et s’ils sont d’accord, leurs parents et l’adolescent peuvent décider d’obtenir ces soins. Il n’y a pas de “changement de sexe” : aucune chirurgie génitale n’est réalisée sur des mineurs trans en France.
Quels sont ces soins “affirmatifs” ? Pour les retardateurs de puberté, ils visent, chez l’adolescent trans, à retarder le développement pubertaire. Ils peuvent avoir des effets indésirables mais n’ont pas d’effets irréversibles [WPATH, 2022], et étant donné leur balance bénéfices-risques très favorables chez les jeunes adolescents trans en grande souffrance de voir leur corps se développer dans un sens qui ne correspond pas à leur identité de genre, ils peuvent leur être proposé. Mais contrairement à ce que disent nos chers cliniciens conservateurs, ce n’est pas si systématique que ça : seuls 11% des adolescents trans suivis à l’hôpital en ont bénéficié, en moyenne à partir de 14 ans [lien]. Quant aux hormones, elles permettent le développement du corps de façon à ce qu’il soit en harmonie avec l’identité de genre de la personne. Étant donné les effets durables des hormones, il faut que l’adolescent ait développé une maturité cognitive suffisante pour apprécier cette durabilité, donc ils sont proposés plus tardivement, en moyenne vers 17 ans, et là encore ne sont pas systématiques : seuls 44% en ont bénéficié à l’hôpital. Pour les chirurgies, seules les torsoplasties sont proposées chez les mineurs, là encore à un âge tardif (18.4 ans en moyenne), et ne concernent qu’1 jeune homme trans sur 5. Les soins affirmatifs ne sont jamais aussi systématiques qu’on l’entend, et se décident après de longues périodes d’évaluation, et de dialogue avec l’adolescent et les parents.
Les cliniciens conservateurs considèrent que les soins affirmatifs sont dangereux car les jeunes vont massivement détransitionner par la suite, et évoquent souvent un taux de 80% de désistance “naturelle” de la transidentité. En réalité ce chiffre ne repose que sur une seule étude, réalisée sur les jeunes trans de Toronto, au Canada [lien]. L’unité qui prenait en charge ces jeunes a été dissoute après un audit confirmant qu’on y pratiquait des thérapies de conversion, c’est-à-dire que les identités non-conformes au genre y étaient réprimées et vues comme un résultat développemental non souhaitable. Il n’y a donc rien de “naturel” dans cette “désistance” de la transidentité, mais le reflet d’une clinique qui n’est ni éthique, ni légale, mais qui est extrêmement nocive. Les enfants trans qui subissent des thérapies de conversion vont développer un risque suicidaire près de 4 fois plus important que les autres enfants trans [lien]. Nous savons aujourd’hui qu’au contraire, les enfants qui transitionnent dans un environnement affirmatif vont massivement conserver leur identité de genre à l’adolescence, pour 97.5% d’entre eux [lien]. Les détransitions existent, bien entendu, mais elles sont très rares, et le contexte joue énormément sur les décisions de détransitions : la transphobie systémique, tant poussée par la famille que par les stigmates sociaux, est responsable de plus de 8 détransitions sur 10 chez les personnes trans [lien].
Je l’ai dit la transphobie est systémique : elle est partout, et se manifeste dans les discours dominants. L’un de ces discours a une prise dans certains milieux féminins, voire “femellistes”, abusivement dénommés comme “TERF” (féministes radicaux excluant les personnes trans). Les filles seraient particulièrement sujettes à s’identifier trans, et ainsi “devenir” des garçons trans, en raison du patriarcat qui dénigre leur condition féminine et valorise la masculinité. En renfort de preuves, ce discours s’appuie sur les études descriptives des hôpitaux, qui dévoilent effectivement, depuis une dizaine d’années, une prédominance de garçons trans, par rapport aux filles trans. Je ne nie pas qu’il existe des garçons trans qui fuient la féminité et toutes les violences qu’elle suscite, partout dans le monde. Je nie en revanche que cette fuite est efficiente : les études le montrent, les garçons trans vivent moins bien et sont plus discriminés que, par exemple, les lesbiennes cis [lien]. Plus important, je note, et ce sera l’objet d’une publication scientifique, que d’une part, le fait que les garçons trans font des transitions plus jeunes que les filles trans relève bien davantage d’une oppression patriarcale qui s’impose plus violemment aux filles trans qu’aux garçons trans ; et que d’autre part, cette oppression patriarcale se fait plus durement aux jeunes gays cis qu’aux jeunes lesbiennes cis. Le patriarcat existe bel et bien, mais plus que rétribuer la transgression de genre des garçons trans et des jeunes lesbiennes cis, il sanctionne très violemment la féminité des filles trans et des jeunes gays cis. Il en résulte que les filles trans feront leur transition plus tardivement que les garçons trans, à l’âge adulte, d’où leur moindre fréquence dans les hôpitaux pédiatriques spécialisés dans l’accueil des jeunes trans.
Une théorie très en vogue chez les conservateurs est que les adolescents s’identifieraient trans en interagissant sur les réseaux sociaux auprès d’influenceurs trans, et ne seraient donc pas “authentiquement trans”, mais sous “emprise”. Là encore, il n’y a qu’une seule étude qui soutienne ce propos : la tristement célèbre étude de Lisa Littmann de 2018 sur le ROGD (ou dysphorie de genre d’apparition rapide) [lien]. Cette étude interrogeait des parents d’adolescents trans recrutés eux-mêmes sur des réseaux sociaux largement transphobes, avec comme critère d’inclusion que ces parents devaient croire que leur enfant s’identifie trans à cause des réseaux sociaux. Elle conclut, sans aucune surprise vu les critères d’inclusion, que les parents - transphobes en l’occurrence - considèrent que leur enfant s’est identifié trans à cause des réseaux sociaux. Les cliniciens conservateurs de France, jusqu’à l’éminente Académie Nationale de Médecine [lien], l’ont reprise en cœur en gonflant cette étude très largement au-delà de ce qu’elle permet de dire. Contrairement à ce qu’ils récitent, cette étude ne dit pas que les adolescents trans s’identifient trans à cause des réseaux sociaux. Elle dit simplement ce qu’en pensent leurs parents - transphobes. Comme l’éditeur de l’étude l’a très clairement dit dans une correction [lien], l’étude n’a pas de validité car ni les adolescents trans ni leurs cliniciens n’ont été interrogés à ce sujet. C’est comme si, après avoir interrogé des platistes dans une conférence de platistes pour leur demander si la terre est ronde ou plate, on déduisait de leurs perceptions que la terre n’est en définitive pas ronde, mais plate. Ce n’est pas une démarche scientifique valide, et en tirer des conclusions sur la réalité de la forme de la terre, ou sur la réalité de l’influence des réseaux sociaux chez les ados trans, n’est rien d’autre que faire de la pseudoscience. Depuis, cette théorie du ROGD a pu être testée, auprès d’un échantillon clinique d’adolescents trans : les résultats sont accablants, non seulement les ados trans qui découvrent leur transidentité rapidement ne sont pas plus que les autres influencés par les réseaux sociaux, mais ils ont une santé meilleure que les autres [lien]. Le succès de ce ROGD est moins lié à ces qualités théoriques - nulles - qu’à l’agenda réactionnaire qu’il sert. Cela sert d’avoir une étude publiée quelque part qui amène à considérer que les jeunes trans ne seraient pas authentiquement trans. Cela sert à les discréditer en tant que personnes trans, et à justifier l’injustifiable : les thérapies de conversion, ou plutôt, comme elles se nomment dorénavant, les thérapies exploratoires du genre [lien].
Ces thérapies dites “exploratoires”, contrairement à ce que leur nom laisse à penser, n’ont pas pour but de permettre à l’enfant ou l’adolescent d’explorer son rapport au genre. Cela, seules les thérapies affirmatives le permettent, par exemple dans le dialogue avec le professionnel de santé mentale, dans des groupes de pairs, ou dans des groupes de jeux animés par des psychomotriciens. Ces thérapies sont “exploratoires” dans le sens où elles cherchent à explorer les causes de la transidentité d’une personne trans. Il est souvent proposé par les cliniciens conservateurs par exemple que les jeunes trans seraient en fait non pas trans mais autistes, ou bien ayant un TDAH, ou des TCA, voire même auraient un inceste symbolique avec leur mère, et de proposer de soigner non pas la transidentité - ce serait illégal - mais de traiter la prétendue cause sous-jacente de la transidentité, tout en éloignant les soins affirmatifs pourtant démontrés comme apportant des bienfaits [Endocrine Society 2017, WPATH 2022]. Bien sûr, l’autisme peut rendre moins sensible aux normes de genre et faciliter l’émergence d’une transidentité, mais cela reste marginal (9% des cas suivis à l’hôpital) [lien] ; les TCA peuvent se manifester chez les jeunes trans (seulement 7% des cas) secondairement à une dysphorie de genre liée au développement de la poitrine, et les TDAH eux aussi demeurent marginaux (6% des cas). En aucun cas, des situations d’enchevêtrement de transidentité et de troubles co-occurrents ne justifient l’éloignement des soins affirmatifs, mais justifient au contraire un accompagnement holistique, global et parallèle de la transidentité et de ces troubles et handicaps conjoints. Quant aux apôtres des étiologies psychanalytiques de la transidentité, imputant systématiquement à la mère la “faute” de la transidentité, elles n’ont jamais apporté de preuve scientifique à leurs théories, de preuve médicale de l’efficacité de leurs thérapies pour résoudre la dysphorie de genre, noyautent leurs raisonnements dans une sur-élaboration de textes sexistes et obsolètes tout en échafaudant des recommandations cliniques confinant au charlatanisme. Le point commun de ces thérapies dites exploratoires est de systématiquement refuser de considérer la transidentité d’un jeune comme un résultat développemental normal. Jusqu’alors, ses défenseurs considéraient la transidentité comme une pathologie mentale dont il fallait guérir. Aujourd'hui, pour rester dans l’ère du temps, ils la considèrent comme une manifestation d’une pathologie mentale sous-jacente qu’il faut guérir. Pour moi, c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
Les jeunes trans existent, ils ne sont pas malades, il n’y a rien à guérir chez eux. Leur transidentité doit être accueillie avec bienveillance, leur entourage doit être sensibilisé, leurs encadrants formés, leur autodétermination doit être inconditionnée par l’autorité parentale, et leurs soins doivent être garantis par la loi.