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Billet de blog 12 février 2024

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Comment renverser la table (III) : dessiner l'horizon (démocratique)

Si le camp progressiste échoue à coaliser un mouvement politique suffisamment puissant pour renverser le capitalisme autoritaire qui tient lieu de seule boussole à nos gouvernants, c’est aussi parce qu’il se montre incapable à donner à voir un horizon démocratique cohérent et incarné.

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Savoir garder le cap et tourner en dérision les artisans du grand bazar oligarchique dans lequel nous pataugeons depuis tant d’années est certes nécessaire au sursaut humaniste que nous appelons de nos vœux. Mais cela n’est point suffisant. Si le camp progressiste échoue à coaliser un mouvement politique suffisamment puissant pour renverser le capitalisme autoritaire qui tient lieu de seule boussole à nos gouvernants, c’est aussi parce qu’il se montre aujourd’hui incapable à donner à voir une véritable alternative, c’est-à-dire un projet politique tout à la fois cohérent et incarné, ouvrant sur une expérience sociale radicalement différente de celle que nous connaissons aujourd’hui.

Il est certes bien difficile de promouvoir un discours alternatif ambitieux dans un environnement médiatique très largement acquis à l’ordre social actuel. Mais si ce discours ne parvient pas à émerger, c’est d’abord parce que, la plupart du temps, nous demeurons sur la défensive : face à la remise en cause de nos services publics et de nos droits économiques et sociaux, à la surenchère répressive sécuritaire ou encore à la montée de la xénophobie décomplexée, nous sommes avant tout dans l’opposition aux changements impulsés ou proposés par nos adversaires. D’où ce paradoxe qui voit le camp du progrès endosser la posture du conservatisme voire de la réaction quand les envolées oligarchiques et autoritaires du pouvoir passent pour les marqueurs du réformisme et les saillies franchement fascistes de l’extrême-droite pour l’avant-garde du changement…

Si l’on veut briser cette représentation mortifère, il est plus que temps de passer de la défensive à l’offensive. Ce qui suppose non seulement de promouvoir un projet global et cohérent, mais encore et surtout de présenter systématiquement les orientations politiques des gouvernants et de leurs (prétendus) opposants fascisants pour ce qu’elles sont : l’expression d’une résistance acharnée au nouveau monde que nous travaillons à faire advenir. Et ce nouveau monde a un nom : la Démocratie. Alors que le parti-pris oligarchique et autoritaire de nos adversaires n’a jamais été aussi manifeste, cessons de laisser croire que notre société est aujourd’hui véritablement démocratique, de croire que le jeu social garantisse une juste répartition des profits et des charges du vivre ensemble et une égale participation de chacun-e à la délibération publique. Cessons de laisser croire que les forces actuellement aux commandes (pour ne rien dire de celles qui se situent à leur droite) promeuvent un projet politique tendant effectivement à la liberté, l’égalité et la fraternité de tout-e-s les citoyennes et les citoyens de ce pays.

Faire de la démocratie l’horizon de notre engagement politique plutôt que la description mensongère de notre ordre social actuel constitue un puissant levier pour reprendre l’avantage. En premier lieu, cela nous permet de remettre le débat public à l’endroit : face aux conservateurs, tenants du statu quo oligarchique, et aux réactionnaires, désireux d’accélérer la fuite en avant autoritaire et inégalitaire des élites, nous pouvons sans peine incarner les tenants du progrès démocratique et, partant, les véritables vecteurs du changement auquel aspire la population. En deuxième lieu, cela nous permet de montrer que les principales crises qui secouent notre société, y compris celles mises en exergue par nos adversaires, trouvent (au moins partiellement) leur origine dans la très insuffisante démocratisation de notre régime politique ; et de montrer, à l’inverse, que seules les institutions d’inspiration démocratique (Etat de droit, services publics, sécurité sociale) empêchent la société de s’effondrer. En troisième lieu, cela nous permet de rassembler en une masse critique l’ensemble des forces qui, nombreuses, se reconnaissent dans ce mot d’ordre démocratique.

Trois évolutions majeures doivent toutefois être menées à bien au sein du camp progressiste pour réaliser un tel changement. En premier lieu, il nous faut cesser de construire notre positionnement politique uniquement ou même principalement en réaction aux actes et aux propos de nos adversaires. Il suffit de déplacer légèrement le regard, pour constater que de très nombreuses alternatives au règne des passions tristes de nos élites existent d’ores et déjà au sein de notre société. Peut-être serait-il temps d’accorder à ces alternatives la place qu’elles méritent dans nos discours et dans nos actions. Il ne s’agit nullement de se voiler la face sur la réalité des rapports de domination et des menaces qui pèsent sur la survie de l’humanité mais, simplement (et stratégiquement), de dérouler notre critique et nos propositions à partir des expériences sociales qui s’inscrivent dans une fraiche et belle rupture avec le délire néolibéral que nous subissons depuis plus de quarante ans. En un mot, de prendre les choses par le bon bout. Au lieu d’inscrire notre vision du monde en appendice de la description du chaos et de l’injustice sociales que produisent nos gouvernants, faisons-en le prolongement logique des initiatives démocratiques qui agitent notre société et qui, pour peu qu’elles soient pleinement mises en exergue, se révèlent beaucoup plus nombreuses et riches que l’on croit. En mettant en accusation l’ordre existant à la lumière des premiers jalons de la démocratie pleine et entière qui a vocation à le remplacer, nous contribuons non seulement à souligner encore davantage son absurdité mais aussi à démontrer sa parfaite contingence. 

Prenons quelques exemples. Il est bien sûr plus que jamais nécessaire d’analyser et de documenter les ravages de l’agro-industrie sur notre environnement et nos modes de vie. Mais si l’on veut éviter que cette critique accouche d’une représentation anxiogène et démobilisatrice, mieux vaut commencer par mettre en lumière les modes d’agriculture, d’élevage, d’alimentation, de gestion des biens communs centrés sur la préservation des écosystèmes et l’épanouissement de l’être humain avant de dépeindre les ressorts et les implications de la tyrannie du productivisme, de la malbouffe et leur lot de catastrophes sanitaires et environnementales. De la même façon, il est plus que jamais nécessaire d’analyser et de documenter la montée de la xénophobie décomplexée au sein de l’espace public. Mais pour construire le rapport de force, mieux vaut commencer par mettre l’accent sur les innombrables associations, collectifs, intellectuel-l-e-s qui travaillent à l’accueil des exilés et à la construction d’une société cosmopolite avant de décrire par le menu les frasques et les déclarations des élites réactionnaires et des groupuscules fascisants qui opèrent aujourd’hui au grand jour. 

En deuxième lieu, il est nécessaire de procéder à profond renouvellement programmatique pour dépeindre et promouvoir un nouveau monde qui soit bien plus que la simple défense de l’héritage humaniste de la Libération, en défendant une conception rénovée et radicale des institutions démocratiques qui furent alors mises en place (à mille lieues du modèle bureaucratique et paternaliste de l’après-guerre) et en intégrant tous les apports au mouvement d’émancipation humaine survenus depuis, à commencer par la montée en puissance du féminisme et de l’impératif écologique.

Enfin, et c’est incontestablement le plus grand défi auquel nous sommes confronté-e-s, l’horizon démocratique ne peut devenir un vecteur de mobilisation massive que si nous sommes nous-mêmes capables de démocratiser en profondeur nos pratiques militantes. Caricaturale dans les partis politiques, le modèle vertical et oligarchique propre à la tradition autoritaire de notre culture politique continue de structurer la plupart de nos organisations, associations, syndicats et autres collectifs. Or la démocratie est bien autre chose que l’élection des chefs. C’est en associant également l’ensemble des personnes intéressées à la délibération et à l’action communes, quel que soit leur degré d’ancienneté ou leurs possibilités matérielles d’implication, que l’on pourra véritablement créer un mouvement de masse. Et, ainsi, commencer à incarner la démocratie véritable à laquelle nous voulons donner naissance.    

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