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Billet de blog 26 avril 2023

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La nouvelle vie de Marina

Marina a été beaucoup trahie et s’est refermée sur elle-même. Elle avait perdu la force de lutter et de vouloir. À Vladivostok, dans un foyer d'hébergement d'urgence, elle a recommencé à croire en elle-même et en les autres.

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Il faut continuer, il faudra recommencer. Je m’y remets, en traduisant un reportage de Sofia Koreneva pour Takie dela, ce site que j’ai beaucoup repris ici, et qui existe toujours. Comme beaucoup de ses articles, il dit des choses simples, et claires, de la Russie, et au passage de son Extrême-Orient, de ses services sociaux, des petites gens qui y vivent et de la place qu'y ont les femmes.

Illustration 1
Le lac Xhanka © Neux-Neux (wikimedia)

La nouvelle vie de Marina

Elena Salnikova, travailleuse sociale au centre l’Espoir de vie («Живая Надежда»), n’oubliera probablement jamais le 30 janvier 2022. À l’heure du déjeuner, Marina, une résidente s’est approchée d’elle et lui a dit qu’elle avait mal au ventre. C’était samedi, et Elena était seule, de garde, pour faire face aux situations imprévues.

Elle s’est précipitée au premier étage pour appeler les urgences, et quand elle est redescendue, elle a vu que Marina accouchait dans la salle de jeux, à côté de la salle à manger. Heureusement, une autre résidente, Amina, 17 ans, mère depuis quelques mois, avait regardé beaucoup de vidéos sur l’accouchement. Elle ne s’est pas affolée, et l’a délivrée. Le bébé est né dans le sweat-shirt d’Amina. L’ambulancier a coupé le cordon ombilical et emmené la mère avec le nouveau-né, Andrei, à l’hôpital. Il a juste fallu jeter le canapé de la salle de jeux.

Petite mère

Marina, 21 ans, a l’air d’une adolescente : très mince, de petite taille, en survêtement de maille étoilé. Ses cheveux noirs sont serrés dans une queue de cheval qui atteint sa taille. On ne peut croire avoir une mère de deux enfants devant soi. Elle a donné naissance au plus jeune au centre, où elle arrivée parce qu’elle la garde de l’ainée lui avait été retirée.

C’est difficile de parler avec elle. Ses phrases sont courtes, saccadées. Elle en commence une et l’abandonne immédiatement, détourne souvent les yeux. Elena Ponassenkova, directrice du développement de L’espoir vivant, explique que c’est la conséquence d’une éducation défaillante : la jeune fille a grandi dans une famille dysfonctionnelle. Sa vie a toujours été difficile : adolescente, elle a élevé seule deux sœurs et un frère cadets, il ne lui restait plus de temps pour l’école. Sa mère n’était pratiquement jamais à la maison : elle travaillait dans les champs, puis dans l’atelier de transformation du poisson. Le père vivait à part et ne s’intéressait pas à ses enfants.

Quand il t’arrive de poser une question désagréable à Marina, les larmes lui montent aux yeux et son visage se couvrent de taches rouges. Les questions désagréables, ce sont celles qui portent sur presque toute la vie de Marina avant L’espoir vivant. Elle ne veut surtout pas raconter dans quelles circonstances elle y est arrivée.

« J’essaie de ne pas y penser. D’oublier ».

Elena Ponassenkova l’aide à communiquer : « Maintenant, elle parle au moins de ses enfants avec le sourire. Quand nous l’avons vue pour la première fois, elle était comme une boîte hermétique — complètement renfermée en elle-même.

Marina est née et a grandi dans un village sur les rives du lac Khanka, à moitié russe, à moitié chinois. En classe de huitième [l’équivalent de la troisième en France], elle a rencontré un fermier chinois qui cultivait des champs près du village. Elle ne connaît pas son vrai nom. Pour les Russes, il se faisait appeler Iacha. Marina est tombée enceinte de lui, et à l’âge de 16 ans a donné naissance à un fils, Petia.

Ils ont été heureux jusqu’à ce que Iacha retourne en Chine pour renouveler son visa. Il n’a pas pu revenir à cause de la pandémie. Il a continué à appeler Marina, lui demandant comment allait leur fils, mais il a ensuite oublié sa famille russe. Ils n’étaient pas mariés.

Marina s’est installée avec son enfant d’un an chez sa mère. Quand Petia a eu trois ans, elle a trouvé un emploi non déclaré comme agent de sécurité dans un chantier de construction de chalets. Elle avait terminé sa neuvième année de collège, mais à cause de la naissance d’un enfant, elle n’avait pas passé l’examen et n’avait pas le certificat, elle ne pouvait espérer mieux que ce travail. Sur le chantier, elle a rencontré le père de son deuxième enfant.

Lorsque la conversation vient à lui, Marina redouble de pleurs. Au centre, à partir de bribes de ses conversations avec les autres femmes, les pédagogues et les psychologues, on a réussi à reconstituer cette histoire. L’homme l’a harcelée, puis l’a violée. Ensuite, Marina a vécu avec lui un certain temps sur le chantier. C'est la mère de Marina qui gardait Petia avec elle, jusqu’à ce qu’elle en ait assez et le confie aux autorités de tutelle [les services de protection de l’enfance]. Elle les a appelés, et a dit que personne ne se s’occupait de son petit-fils. Le garçon a été alors remis à une autre famille. Marina était effondrée, mais ne pouvait rien faire.

De merveilleux tuteurs

L’histoire de Marina et Petia aurait dû s’arrêter là, mais un miracle s’est produit. Aux services de tutelle,  on s'est intéressé au garçon et on a cherché à connaître la raison pour laquelle il avait été retiré à sa famille. Ils ont fait une enquête et ont finalement décidé d’aider Marina à reprendre son enfant. C’est alors qu'ils se sont adressé au centre L’espoir vivant, à Vladivostok, la capitale du kraï du Primorié.

Depuis 2012, le centre aide des femmes avec enfants qui n’ont personne d’autre à qui s’adresser. Ce sont des jeunes filles sortant d’une maison d'enfant [un internat pour les orphelins, les enfants dont les parents sont déchus de leur autorité, ...], des femmes victimes de violence domestique ou sans domicile. Le centre occupe un bâtiment de trois étages à la périphérie de Vladivostok.

Il a été construit à la fin des années quatre-vingt-dix, par un « nouveau Russe » [les nouveaux riches de l'effondrement de l'URSS] du cru, qui voulait en faire une maison de vacances. La loi l’a rattrapé, le malheureux homme d’affaires s’est enfui à l’étranger. La maison a été achetée et donnée à L’espoir vivant par un autre entrepreneur. 12 femmes peuvent y vivre en même temps avec leurs enfants. Elles sont nourries gratuitement, reçoivent des habits si nécessaire, bénéficient d’une assistance juridique, et d’une aide pour rétablir de bonnes relations avec leurs proches, pour trouver un emploi et un logement, et apprennent à s’occuper des enfants.

Les autorités de tutelle ont dit à Marina que son fils ne lui serait rendu que si elle obtenait un emploi officiel et trouvait un logement décent. L’espoir vivant a aidé la jeune fille à trouver un emploi de femme de ménage dans un hôtel. Elle a été enregistrée comme résidente, et on lui a remis un document garantissant que l’enfant ne serait pas exposé à des mauvais traitements. Début 2022, Petia a été rendu à sa mère, et ils se sont installés ensemble dans le centre.

Combler le vide

À L’espoir vivant, on n’a appris la grossesse que quelques semaines seulement avant la naissance. La très maigre Marina n’a pas eu de ventre jusqu’au bout Elle n’avait rien dit à personne. « Je pense qu’elle était juste habituée à ne compter sur elle-même. Très probablement, elle n’a jamais eu l’idée que c’était quelque chose à partager avec les autres », explique Mlada Bunina, la psychologue.

Au début, il était difficile pour cette toute petite mère de s’imposer aux enfants. Selon la psychologue, « quand Petia faisait un caprice, Marina pouvait s’asseoir et pleurer avec lui ». — « Mais comment a-t-elle alors fait élever ses sœurs et son frère quand elle était enfant ? ». Mlada Bunina répond qu’elle a fait en sorte qu’ils n’aient pas faim, qu’ils aillent à la maternelle, à l’école, mais que prendre soin d’enfants ne se limite pas à cela. « Vous devez vous en occuper, lire des livres. Elle, Dieu merci, le fait maintenant. Pour elle, tout a recommencé ».

Marina a appris à communiquer avec Petia et Andreï à l’École des mères. C’est ainsi que le centre appelle l’activité où on enseigne les particularités de la psychologie et du développement des enfants : comment faire face aux situations difficiles, quelles sont les traits de caractère de chaque âge.

À L’espoir vivant, on insiste sur le fait qu’un enfant heureux ne peut grandir qu’avec une mère heureuse. La partie la plus importante du travail social est l’aide psychologique aux femmes. À des mères qui ont grandi dans les maisons d’enfant et des familles dysfonctionnelles, comme Marina, et qui sont habituées à vivre sans penser à l’avenir.

« Ces mamans ne peuvent même pas dire ce qu’elles aiment et ce qu’elles n’aiment pas. Leur vie s’écoule, et elle ne font que vivre. Depuis l’enfance, on ne leur a pas appris à lutter, à vouloir. Aucune question, aucune aspiration, aucun désir. Elles sont complètement vides. Parfois, tu te touche à ce vide, et il n’y a que de la douleur à l’intérieur – et tu as peur », explique Ponassenkova.

Grâce au travail des psychologues et des pédagogues, Marina a enfin commencé à avoir des projets — elle va louer un appartement avec sa sœur cadette, où ils vivront avec Petia et Andreï. Le petit ira à la maternelle et elle retournera au travail après son congé de maternité. Bien sûr, elle s’inquiète de ne pas s’en sortir seule, mais les employés du centre s’occupent de leurs résidentes même après leur départ. Si nécessaire, ils aideront avec de la nourriture, des vêtements et, surtout, des conseils.

* * *

Avec Marina et ses fils, nous allons au bord de la mer près du centre. Ils se promènent ici presque tous les jours.

Petia court au bord de l’eau, ramasse des coquillages et jette des pierres dans la mer. Il salue chaque ploc d’une exclamation victorieuse. Andreï observe son frère, assis dans les bras de sa mère. Marina ne fait que les surveiller, l’un après l’autre, pour que l’aîné ne prenne pas de trop grosses pierres et que le plus jeune ne porte pas à sa bouche les coquillages que son frère lui donne. Avec les enfants, elle est détendue et le sourire ne quitte pas son visage. Elle reconnait maintenant que sa plus grande joie est que ses enfants grandissent avec elle.

L’histoire de Marina est l’une des nombreuses histoires auxquelles le centre a été confronté. Ils ont sauvé une femme poursuivie par son mari, un parrain de la mafia locale. Ils l’ont hébergée, lui ont apporté une assistance psychologique et trouvé un logement dans une autre région, où il n’a pas pu la retrouver. Ils ont aidé une jeune femme qui sortait d’un maison pour enfants, et dont la grand-mère avait demandé de son fils au tribunal — le tribunal a donné raison à la fille. Et aussi une femme enceinte avec un enfant, que son mari a amené lui-même au centre pour une nouvelle passion. Tous leurs efforts sont pour effacer le traumatisme,  aider à croire que la vie n’était pas finie, trouver un logement, du travail et des amis qui aident à s’occuper du nouveau-né. Et il y a des centaines d’histoires de ce genre.

Takie dela (suivez le lien pour voir les photographies). Texte de Sofia Koreneva

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