
Avec une obstination remarquée, la préfecture de Mayotte poursuit les destructions de quartiers pauvres. Vendredi 5 novembre ont été effacés du territoire deux quartiers de Mramadoudou, village de la commune de Chirongui dans le sud de l’île. Ces opérations régulièrement répétées sur l'ensemble de l'île seraient autorisées par une loi systématiquement brandie comme un talisman par les décideurs. Pourtant il s'agit de décisions fondées sur le mensonge et de tyrannie envers les populations les plus fragiles de la nation, politiques qui entachent l’honneur de la République.
Des opérations de destruction de l’habitat pauvre fondées sur le mensonge en effet. Il suffit de comparer les déclarations du préfet dans son communiqué publié sur le site de la préfecture le jour même des opérations avec les deux arrêtés qu’il avait rédigés et signés le 24 septembre précédent pour en faire la démonstration.
Le communiqué[1] assume la politique de la terre brûlée menée par le préfet de Mayotte : assuré de se conduire en bon petit soldat du pouvoir, et sans doute également dans l’intention de flatter les penchants xénophobes des communes du Sud, il avance des chiffres glorieux : « Après la destruction de 156 habitations, en mai dernier, qui avaient été construites illicitement à CHIRONGUI (Miréréni), le Préfet de Mayotte, Délégué du Gouvernement, sur la demande de la commune, a une fois de plus eu recours aux dispositions de la loi « ELAN », pour détruire 149 cases en tôle construites sans droit ni titre, dans le village de Mramadoudou, sur des terrains appartenant à l’État, au Conseil départemental et à des propriétaires privés, ce vendredi 5 novembre ». Un beau bilan de 305 logements en moins sur la commune de Chirongui et mieux encore, se félicite le préfet, « au total, ce sont 1 652 habitations illégales qui auront été détruites à ce titre, depuis le début de l’année 2021 ». Croit-il œuvrer réellement dans le sens de l’amélioration de l’habitat et des conditions de vie en détruisant ainsi les cases en tôle qui représentaient en 2017 d’après l’INSEE, quatre habitations sur dix[2] ?
Les maisons des pauvres sont des maisons habitées. En détruisant leur logement sans suite, l’État montre qu’il n’entend pas traiter également les populations vivant sur son territoire. Pire, il souligne qu’à ses yeux une certaine catégorie ne mérite pas la protection de la Constitution, dont les articles pourtant s’adressent à tous les résidents. Tout traitement juridique et social différencié contrevient au principe d’égalité. La Charte des Droits et Devoirs du citoyen français[3] ne souffre aucune confusion sur ce point : « Tout être humain[4] , sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables. Sur le territoire de la République, ces droits sont garantis à chacun et chacun a le devoir de les respecter ». Ces droits fondamentaux, niés ici, y sont inscrits noir sur blanc : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » et « la République garantit à tous la sécurité des personnes et des biens ».

Contrairement à ce que s’autorise le préfet sous couvert d’une loi ELAN dont les ambiguïtés n’ont pas été levées, rien ne lui permet de détruire les maisons et les biens des pauvres. Il le sait, c’est pourquoi il ment. Il fonde les deux arrêtés du 24 septembre sur des rapports d’enquêtes dans lesquels ne figure aucune proposition concrète d’hébergement des habitants visés : « considérant les enquêtes sociales réalisées par l’ACFAV, permettant de déterminer les identités des habitants, la composition des familles concernées, de formuler des propositions de solution d’hébergement adaptée à la situation de chacun, ainsi que l’attestation globale de proposition d’hébergement, établie à l’issue, pour les occupants visés à l’article 1 du présent arrêté, à qui ces propositions ont été communiquées. »
Les documents en annexe de chacun des arrêtés sur lesquels se fonde le préfet dénombrent les personnes ayant accepté au moins le principe d’un relogement (73 dans l’un, 173 dans l’autre). Comment dans ces conditions le préfet peut-il annoncer dans le communiqué de presse couronnant l’opération de destruction que « sur les 250 personnes ayant fait l’objet d’une enquête sociale de l’ACFAV (Association pour la Condition Féminine et l’Aide aux Victimes), 48 ont d’ores et déjà accepté une proposition de relogement temporaire[5] ». Que s'est-il passé entre temps dans les quelques semaines qui séparent l'enquête sociale de l'opération de démolition ? Tout simplement les habitants ont vite compris, et on le leur fit savoir, qu'ils n'auraient droit à aucune considération. Cela confirme au moins un fait : que la proposition de relogement repose sur un bluff. Et en effet, quelques rares familles (8 selon le préfet) se sont résolues faute de mieux à accepter un hébergement transitoire loin du village où elles ont leurs activités. Les autres (environ 50) ont trouvé refuge chez des amis ou parents ; quelques-unes furent recueillies par des voisins solidaires.
Détruire, voilà seul ce qui compte.

Voilà seul ce qui compte et monsieur le préfet ne s’embarrasse pas de scrupule. Bien qu'il fonde ses décisions sur l’illégalité des constructions, les deux arrêtés, et les précédents, dressent un tableau truffé de fantasmes sur les populations et les lieux qu’elles habitent. Que décrit la prose du préfet ou de ses scribes ? Que tout est à jeter : qu’il s’agit d’un habitat bâti « sans droit ni titre » ; « non conforme aux règles de l’art » ; à l’intérieur d’un « périmètre non desservi par un réseau de distribution d’eau potable » ; dépourvu de « système calibré de rejet des eaux usées » ; « de réseaux électriques ; des logements sans aération, sans fenêtre ; « sols et murs non jointifs » ; « sans dispositif d’isolation ».
Quant aux habitudes de vie des habitants, on parle d’élevage de « volailles et de chèvres », de « nuisances olfactives » ; de logements surpeuplés menaçant « la santé mentale des occupants ». C’est pourquoi « il convient de mettre fin à ces conditions d’habitation irrespectueuses de la dignité humaine ».
De plus « cette population de résidents clandestins et sans emploi se consacre aux cultures illégales entrainant une déforestation massive ». Ne parlons pas des enfants, souvent déscolarisés, livrés à eux-mêmes qui s’en prennent « parfois très violemment, à l’aide de couteaux, battes de base-ball équipées de clous, et “chombos” aux autres résidents, mais aussi aux forces de l’ordre ».
Plutôt que de considérer les mauvaises manières des pauvres, l’État pourrait-il aussi reconnaitre sa propre responsabilité dans l’état de misère dans lequel il condamne ces quartiers. Faut-il lui rappeler que l’installation d’un réseau de distribution d’eau, d’électricité et d’assainissement relève de ses seules compétences ? En 2019, « le traitement des eaux usées est encore à ses débuts [à Mayotte ]. Toutes les communes ne sont pas dotées d’un réseau d’assainissement[6]. » Voilà ce qu’on peut lire dans la presse locale informée.

Accabler une population privée de droits, parce que l’État ne veut pas les lui reconnaitre ; la réduire à la misère en l’excluant des dispositifs de la solidarité nationale ; l’étrangler en la dépossédant des seuls types d’habitats abordables, est-ce digne d’un pays du rang symbolique de la France ? La loi ELAN, principalement dans ses dispositions spécifiques pour la Guyane et pour Mayotte, insulte la nation française et ses citoyens. En effet à quoi ressemble cette combine dégradante qui prétend résorber l’habitat insalubre, illégal, ou indigne (on nous laisse le choix de l’adjectif) en délogeant des pauvres gens auxquels rien de mieux ne sera proposé de toute façon car les règlementations spécifiques à Mayotte l’interdisent. Aucun étranger en situation régulière muni d’un titre annuel ou pluriannuel n’est éligible aux allocations familiales et de logement, ce qui met hors de leur portée financière tout logement digne de la nature humaine, mesurée à l’aune du confort bourgeois sans doute. Cette simple disposition abaisse la loi ELAN en perfidie car l’obligation de relogement est contredite par les réglementations qui régissent le plus jeune département français. Aucun législateur ne pouvait l’ignorer.

C’est pourquoi les arrêtés bafouillent dans leur argumentaire : le préfet entend détruire des logements bâtis illégalement, sans droit ni titre, bien que les habitants déclarent s’être installés sur le terrain avec l’accord du propriétaire contre un arrangement ou un loyer[7] , ce que reconnaissent également les arrêtés et répètent les annexes ; le rapport de gendarmerie admet que « les parcelles occupées illégalement appartiennent à des particuliers » mais insiste sur la mauvaise réputation du quartier « occupé majoritairement par une population d’ESI » (étrangers en situation irrégulière) et que « de nombreux actes de délinquance avec ou sans violence ont été constatés ces derniers mois dans les environs directs de Mramadoudou ou dans les villages voisins », sans que rien ne permette d'incriminer directement les habitants des quartiers ciblés. Chacun étant dans son rôle, il revient à l’Agence Régionale de la Santé (ARS) de décrire les conditions sanitaires dégradées des lieux. Mais elle se permet de donner une leçon de droit au préfet en concluant son rapport sur une mise en garde subtile dont voici la copie :

Le préfet n’en aura cure. Sa mission n’est ni de régler l’insalubrité, - il aurait déjà exigé l’assainissement des quartiers et l’accès à l’eau sur l’ensemble du territoire de Mayotte - ; ni la délinquance – les enquêtes de police auraient eu le pouvoir d'élucider et les tribunaux de sanctionner - seule vaut la lutte contre l’immigration, responsable de tous maux, par ailleurs seule politique conduite durablement sur ce département. Dans une interview accordée à un journal local[8] , il reconnait que la politique de destruction massive constitue un élément parmi d’autres de la lutte contre les étrangers : « cet été, on a noté des départs volontaires de personnes qui ont déclaré avoir été décasées 2 fois et qui ont préféré rentrer dans leur pays. Ça participe donc bien à la lutte contre l’immigration illégale ». De la même manière que le gouvernement a fixé comme objectif l’éloignement de 30 000 étrangers par an, il espère bien par ses démolitions répétées pourrir la vie des populations pauvres de Mayotte, faisant mine que parmi elles se concentre l’ensemble des ressortissants étrangers. « Notre objectif compte tenu de la préparation nécessaire et des moyens dans l’île est de procéder à une opération par mois ».
Voilà où se dissimule le mensonge du préfet. Il se saisit du critère d'illégalité pour justifier sa politique de destruction des quartiers pauvres même s'il sait que cette accusation n'est pas fondée car en la circonstance l'installation des habitants sur le quartier Chamassi résultait d'un arrangement entre personnes, entre le propriétaire du terrain et les occupants autorisés à construire leur logement ou à occuper contre loyer une habitation disponible. Il utilise ainsi le seul biais dont il dispose pour faire accroire que les victimes de ses décisions sont les seules responsables de leur situation. Eût-il placé sa politique du logement sous l'égide de principe comme celui de résorption de l'habitat insalubre ou indigne, les modalités de mise en œuvre auraient été bien différentes et plus soucieuses des habitants. Tel est le sens de la conclusion du rapport de l'ARS.
Il ne fait pas de doute que l’État a pris le relais des opérations de "décasages" par des collectifs de villageois, qui avaient connu leur acmé en 2016. Ces opérations ne furent guère dénoncées par les autorités politiques de l'époque, seul le président Hollande avait timidement exprimé son inquiétude"[9]. Il avait fallu attendre le 4 juin pour que cessent les chasses à l'étranger débutées en janvier, par une injonction du juge des référés au préfet de garantir la sécurité des habitants. Une villageoise du sud fut condamnée pour ces faits par le tribunal de Grande Instance de Mamoudzou. Voilà ce qui sans doute permet au préfet de Mayotte de prétendre aujourd'hui que "la destruction des bidonvilles est une demande forte de la population mahoraise". Voilà aussi ce qui a conduit le gouvernement à déminer le terrain juridique en concoctant une loi ELAN dont il espère une protection dans ses politiques inhumaines contre les pauvres en général et les ressortissants étrangers en particulier.
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[1] « Nouvelle opération de destruction d’habitats illégales (sic) à Chirongui », Communiqué de presse. Préfecture de Mayotte. IL faut porter attention aux formules : que vient faire l’expression « d’ores et déjà » quand on sait que 246 personnes avaient d’ores et déjà accepté la proposition de relogement avant la publication de l’arrêté et cela sans suite ? Et que dire de l’adjectif « temporaire » accolé à hébergement ?
[2] « Quatre logements sur dix sont en tôle en 2017. Évolution des conditions de logement à Mayotte ». INSEE Analyses Mayotte, n°18, 29 août 2019. Où l’on apprend que « six logements sur dix sont dépourvus du confort sanitaire de base (eau courante, toilettes, ou douche) ».
[3i] La charte des droits et devoirs du citoyen français. Cliquer ici
[4] Souligné par l’auteur, DG.
[5] Le texte des arrêtés du 24 septembre est accessible ici.
[6] « Mayotte est en retard en matière d'assainissement, la population subit les conséquences », Mayotte 1ère, Le 8 janvier 2019.
[7] Le portfolio Victimes du pouvoir. Hommage aux petites gens de Mayotte. et la Chronique 8/ précisent les arrangements dont il est question.
[8] « Le préfet Suquet aux avant-postes des déconstructions », FRANCE Mayotte Matin, le lundi 8 novembre 2021.
[9] Pour approfondir ce sujet, on pourra consulter la page consacrée aux "décasages" sur le site du GISTI.