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Les limites de l’insupportable ont été atteintes. Que dire de plus ?
Jeudi 21 mars, la préfecture de Mayotte a poursuivi l’opération de démantèlement du campement du stade de Cavani où se sont installés des demandeurs d’asile venus du continent africain sous des abris de fortune faits de bâches bleues tendues sur des structures de bois de récupération.
La gêne occasionnée par ce campement a été grandement exagérée. Lors de l’installation des premiers occupants, sur des espaces bien à l’écart des installations sportives réduites à un terrain de foot enclos et les pistes de courses qui l’entouraient, le stade dégradé par la négligence des autorités était visité et utilisé par les riverains et surtout les jeunes du quartier. Avant que les activistes et les élus s’en mêlent, aucune friction n’était observée. La présence des migrants africains, abandonnés par l'Etat, remonte à plusieurs années et les villageois de Cavani s'y sont résignés. Le camp de Cavani Stade ne formait qu’une extension du lieu de concentration indigne où s’étaient regroupés depuis plus de deux ans des populations de réfugiés abandonnés dans le plus grand dénuement.
Les habitants de Cavani subissent en réalité le même sort que les Africains campant sur les trottoirs entourant le local de Solidarité Mayotte, l’association missionnée par l’État pour l’accueil et l’accompagnement juridique des demandeurs d’asile. Comment ne pourraient-ils pas être dérangés par l’indignité des conditions de vie que l’État impose par son incurie : de telles situations ne sont admissibles ni intellectuellement, ni moralement ? Mais il faut bien s'en accommoder.
Bien sûr, à force de s’entendre répéter que tous les maux de Mayotte dérivent de la pression qu’exercent les populations étrangères sur l’espace réduit, sur les ressources limitées d’une île inextensible par définition, beaucoup finissent pas y apporter crédit.
Tous les problèmes surgirent dès lors que le maire de Mamoudzou a décidé de mettre son grain de sel en fermant les services de la mairie jusqu’au démantèlement du campement, sans se sentir tenu de proposer de solution, et en invitant ses agents débauchés à participer à des sit-in revendicatifs devant l’entrée du stade. Pour ne pas être en reste, le Conseil départemental propriétaire du stade a décidé de porter l’affaire de l’occupation illégale devant le tribunal administratif. Les résidents du stade furent sans cesse intimidés, menacés par l’intrusion d’habitants hostiles à leur présence.
Le juge des référés rendit son ordonnance le 26 décembre 2023 et décida de ne pas autoriser le démantèlement souhaité dans la mesure où « les occupants des lieux se déclarent originaires du Rwanda, du Congo, de l'Éthiopie, du Burundi ou de Somalie, et qu'ils prétendent disposer du statut de “réfugiés politiques” ou, a minima, de demandeur d'asile, éléments non contredits par le préfet de Mayotte auquel la requête a été communiquée en qualité d'observateur. Enfin, le Département de Mayotte ne soutient ni même n'allègue que les constructions précaires litigieuses sont érigées sur les terrains de football du stade, ce qui ne résulte pas davantage de l'instruction. Dans ces conditions, et alors que le Département de Mayotte ne fait également valoir aucune proposition de relogement des intéressés, sa demande de libération du stade de Cavani ne présente pas un caractère d'urgence […] sans qu'y fasse obstacle les conditions sanitaires particulièrement dégradées des lieux. Par suite, il y a lieu de rejeter la requête dans toutes ses conclusions1».
Cette décision scandalisa les élus et les différents collectifs, constitués contre la présence des populations étrangères sur leur territoire, notamment les Comoriens des îles voisines de l’archipel. Ces collectifs, regroupés au sein d’une coalition informelle nommée les « Forces vives de Mayotte » ont commencé à exercer des pressions sur le préfet et le gouvernement en bloquant le bureau de l’immigration de la préfecture de Mayotte et progressivement toutes les administrations. Des tentatives de fermeture des écoles furent esquissées tandis que les rares lieux culturels de l’île furent paralysés avec succès, comme le cinéma de Mamoudzou et la médiathèque de Cavani. Les routes furent bloquées pendant plus d’un mois, et les associations qui entretenaient un lien plus ou moins ténu avec les populations étrangères ou leurs enfants furent verrouillées et fermées à leurs employés et à leur public. Une seule revendication prévalait : rendez le stade et débarrassez-nous des Africains.
Les pulsions xénophobes se libérèrent sans retenue dans des accumulations de surenchères à chaque prise de parole ou visite d’un ministre.
Le gouvernement, déjà convaincu qu’il faille se débarrasser de tous les étrangers sans exception2, fut toujours dépassé par la radicalité des revendications et sembla réagir systématiquement à contre-emploi.
D’abord le ministre de l’Intérieur, le 17 janvier, dans une déclaration à La Réunion, ile française de l’Océan indien, prononçait des paroles rares dans sa bouche : « Il y a des gens qui sont réfugiés, qui sont reconnus comme réfugiés, je vais donner comme instruction de pouvoir les rapatrier dans l’Hexagone, il y a une quarantaine de personnes […] On a reconnu qu’elles avaient le droit à l’asile et mon travail est de les protéger désormais3 ».
Il fut mimé une semaine plus tard, le 24 janvier, par le premier ministre dans une adresse au Sénat : « Le démantèlement du camp doit permettre le retour à un fonctionnement normal de l'ensemble des activités. C'est une attente forte des Mahorais, et nous le leur devons. Mais je veux aussi le dire : les violences à l'encontre des migrants ne sont pas acceptables4 ».
Ces paroles humanistes n’eurent le bonheur de plaire ni aux élus ni aux activistes qui durcirent leurs actions et leurs revendications, mais contraignirent le préfet à une certaine retenue dans sa gestion du dossier.
Le démantèlement du camp de Cavani s’est ainsi déroulé en plusieurs étapes, mais il fut le plus souvent empêché par les barrages routiers mis en place par les activistes. Les services de la préfecture transféraient les réfugiés statutaires en métropole et logeaient en hébergement d’urgence les demandeurs d’asile en attente de la décision de l’Ofpra ou de la CNDA5. Les habitants étaient invitées à détruire eux-mêmes leurs abris et jeter les matériaux dans une benne à disposition, ceci afin que ceux-ci ne soient récupérés par de nouveaux arrivants.
Les déplacements de réfugiés africains sur les routes de Mayotte furent empêchés par les blocages et les contrôles de véhicules, si bien que le démantèlement fut gelé pendant plusieurs semaines, ce qui eut pour effet de déplaire à ceux-là mêmes qui l’entravaient.
Le principe énoncé au départ consistait à transférer les réfugiés statutaires vers la métropole — environ 400 personnes auraient déjà profité de cette procédure — tandis que les demandeurs d’asile seraient hébergés le temps de l’instruction de leur demande. L’administration pour une fois semblait emprunter des chemins vertueux, sans précipitation, et remplir ses obligations de protection envers ces populations, obligations rappelées solennellement par le Gouvernement.
Les flux migratoires ne tarissant pas par enchantement, les nouveaux venus sont placés au Centre de rétention administrative (CRA) et « profitent » de la procédure accélérée de l’examen de leur demande anticipant les décrets d'application de la récente loi du 26 janvier 2024 « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration6 ».
Hélas les tensions des collectifs ne s’apaisent pas pour autant, et les exactions à l’égard des résidents du campement sont encouragées par le silence complice des autorités qui jamais n’interviennent pour rétablir le droit. L’enfermement, non revendiqué, des populations dans l’enceinte du stade, du vendredi 15 au dimanche 17 mars, faillit virer au drame par la chute d’une femme enceinte de sept mois tentant de réintégrer le campement au retour d’une sortie à la recherche de nourriture, en se hissant par-dessus le mur d’enceinte7.
Les collectifs rappellent régulièrement au préfet l’engagement de son prédécesseur d'achever le démantèlement du campement au plus tard le 10 mars, oubliant que la lenteur du processus fut surtout le fait des barrages routiers dont les derniers ont été levés seulement début mars.
Mais l’impatience des activistes permet aux autorités de renouer avec les anciennes pratiques dont elles ont acquis une certaine expertise : détruire les habitats informels et jeter à la rue les populations les plus vulnérables, tout en professant respect du droit et humanisme.
Ainsi le jeudi 21 mars, les agents de la préfecture ont semblé poursuivre le démantèlement selon des modes opératoires éprouvés lors des épisodes précédents. Quelques familles ont été invitées à démonter elles-mêmes leurs abris et furent transportées dans des logements répartis dans l’ile. En fin de journée pourtant, l’accès au stade fut fermé et les résidents ne furent pas autoriser à pénétrer dans le camp à leur retour.
Une mère de famille
« C’était les gendarmes qui nous ont interdit de rentrer, et les gendarmes, ils ont crié sur l’enfant, jusqu’à ce qu’elle commence à pleurer, à trembler, c’était très grave, l’enfant tremblait et les gendarmes, ils ont crié sur l’enfant, elle voulait rentrer pour prendre ses affaires d'école, et ils ont crié sur elle, et lui ont dit de dégager et lui ont couru après. C’était très grave. C’était des policiers blancs. Et depuis jeudi on reste dehors, il pleut. On est toujours debout.
Les Mahorais sont toujours là, ils nous menacent tout le temps, ils nous disent : “retournez chez vous, qu’est-ce que vous faites ici”, et la police ne fait rien, elle regarde seulement. On nous injurie, elle ne fait rien. C’est terrible, on reste sur la route avec les enfants ».
Les témoignages sont accablants. Ils confirment la communication du préfet dans la presse et sur les réseaux qui n’hésite pas à reconnaître que des personnes ont été rendues à la rue.
« L’engagement a été pris que Cavani c’était fini, donc Cavani c’est fini. On a aujourd’hui procédé aux derniers relogements des personnes qui étaient listées avec un numéro de case. Toutes les autres personnes qui étaient sur le camp ont été évacuées car elles étaient sans droit ni titre. Donc cette opération elle est terminée, aujourd’hui, nous pouvons nous satisfaire d’avoir fini Cavani.8 »
Selon les témoignages, le préfet ment. S’il a effectivement transporté des femmes et des enfants au centre Coallia, dans le village de Tsoundzou 2 au sud de la commune de Mamoudzou, l’accueil n’avait pas été anticipé par l’association faute d’avoir été prévenue de cet afflux. D’autre part, les résidents du stade ont été purement et simplement mis à la rue manu militari sans avoir été autorisés à emporter leurs affaires.
Un homme d’une quarantaine d’année surpris à son retour au camp, raconte :
« C’était le jeudi, moi j’étais parti pour chercher à manger. Mais quand je suis revenu l’après-midi j’ai trouvé les gendarmes qui avaient encerclé l’enclos du terrain. Il n’y avait pas d’entrée ni de sortie. Je suis resté là tout le reste de la journée, le jeudi. Le vendredi aussi je n’ai pas eu l’accès à l’intérieur. Le préfet était venu avec la police, ils sont rentrés à l’intérieur. Ils ont parlé avec les gens qui étaient dans leurs abris, soi-disant qu’ils vont prendre leur numéro et les enregistrer. C’était une façon de les faire sortir à l’extérieur. Comme ça ils ont pu commencer à détruire les abris qui étaient bien inscrits sur la liste. Tout le monde a été rassemblé derrière le stade, derrière la tribune du stade. Moi qui étais toujours dehors, qui n’ai pas eu la possibilité d’entrer à l’intérieur, toutes mes réserves de nourriture, mes habits, mes documents ont été emportés par le tracteur qu’ils ont fait venir pour écraser les maisons.
Moi j’étais bien inscrit sur la liste, je faisais partie des personnes protégées, je vivais dans mon abri à l’intérieur. Beaucoup de gens ont perdu toutes leurs affaires de la même manière que moi. Le préfet il a menti. Il était prévu que c’est nous-mêmes qui devions détruire nos banga avant d’être emmenés dans des maisons. Mais c’est le préfet qui nous a forcé à quitter nos abris pour donner l’ordre à la machine, au tracteur de démolir. »
Un autre témoin, qui loge sur le campement de Massimoni autour du siège de Solidarité Mayotte confirme tous ces propos :
« Voilà ce que vivent actuellement les Africains qui sont à Mayotte. C’est un succès pour les quelques-uns qui ont reçu un hébergement, c’est un malheur pour les autres, au niveau du stade à Cavani, là où ils ont fait les démantèlements, ils ont détruit complètement les abris à l’intérieur du stade, mais les gens sont refoulés à l’extérieur, ils les ont privés de la place où ils pouvaient reposer la tête la nuit. Et voilà à présent le scandale qui arrive à Mayotte. Les gens sont à l’extérieur, ils n’ont nulle part où aller, la pluie peut tomber à tout moment, il pleut sans cesse. La situation est très compliquée. Les gens dorment à l’extérieur, ils n’ont pas où aller. Ils sont en train de dormir sur les cartons. Ils sont exposés à tout danger, car ici à Mayotte, c’est dangereux.
En démolissant les maisons, ils ont aussi démoli tous les biens qu’avaient les migrants. Les vaisselles, les matelas, les stocks de nourriture, tout a été détruit. Ils n’ont plus rien et sont exposés à tout danger. Il sont exposés à la délinquance de Mayotte et qui augmente tous les jours. Ils sont tous en danger, les Mahorais et les Mahoraises, même si vous avez l’argent, ils ne veulent pas vous louer des maisons. Ils refusent aussi de vous donner du travail. »
Tous les moyens de la force publique ont été mis au service de la population xénophobe revendicative qui n’a de cesse de réclamer qu’on les débarrasse des Africains. Alors les abris qui constituaient la seule richesse des migrants, le lieu où ils pouvaient reposer la tête avec leur femme et leurs enfants, ou leur sœur et leur frère, tout fut emporté par le bulldozer : avec en prime, les promesses de protection de tous les demandeurs d’asile et des réfugiés répétées par les éminences du gouvernement, le Premier ministre déclarant que « : les violences à l'encontre des migrants ne sont pas acceptables », savait-il cyniquement qu’il s’en chargerait lui-même ? Quant au ministre de l’Intérieur qui énonçait : « mon travail est de les protéger désormais », n’a plus d’autre choix que de se dissimuler derrière le mensonge de son préfet qui se rengorge sur X : « engagement tenu, Cavani, c’est fini », autosatisfaction reprise dans les mêmes termes par la ministre déléguée aux Outre-mer sur le même réseau.
Engagement tenu vis-à-vis des Mahorais xénophobes regroupés dans les forces vives qui exigent le départ des Africains rassemblés dans le stade de Cavani, faute de bénéficier de la protection effective qui leur est due. Les forces vives ne s’y sont pas trompées qui disent leur amour pour leur nouveau préfet, quelqu’un enfin qui les comprend et se donne les moyens de satisfaire la haine contre les Africains. Non seulement il les laisse libre de commettre les pires exactions contre le campement et ses habitants, illustrées par la séquestration de toute la population africaine pendant près de deux jours, mais il commet l’irréparable en mettant à la rue des centaines de personnes vulnérables, les exposant à la menace et aux intimidations des riverains particulièrement remontés contre le laisser-aller et le laisser-faire des autorités.
Les autorités ont oublié l’ordonnance du 26 décembre 2023 par laquelle le juge des référés avait refusé d’accorder l’autorisation de démanteler le campement. C’est pourquoi le précédent préfet cette fois-là avait agi avec une prudence inconnue : c’est une fois les solutions d’hébergement trouvées que les migrants étaient déplacés et qu’eux-mêmes démontaient leurs abris.
Son successeur renoue avec les brutalités plus habituelles en matière de destruction de l’habitat pauvre : il met à la rue et rase la parcelle sans autorisation du juge. Advienne que pourra.
Le maire de Mamoudzou qui depuis quatre mois exige que le stade soit rendu à ses propriétaires, commence à râler que les Africains à présent délogés dorment sur les trottoirs. Il demande le concours de la force publique pour évacuer ces indésirables du domaine public9.
L’illégalité enchaine des problèmes sans fin.
_____________________________NOTES
[1] Tribunal Administratif de Mayotte, Décision du 26 décembre 2023, 335 C, n° 2304977.
[2] « Tout sur la loi immigration intégration asile. Genèse de la “réforme Darmanin” du Ceseda », Dossier du Gisti, mise à jour régulière sur le site, Lien ici.
[3] « Le camp de migrants installé au stade de Cavani sera démantelé annonce ce mercredi le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. » Mayotte la 1ère, le 18 janvier 2024, lien ici.
[4] « L'État "déterminé" à évacuer le camp de migrants de Cavani, à Mayotte, assure Gabriel Attal », Mayotte la 1ère, le 24 janvier 2024, lien ici.
[5] L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) entend les demandeurs d’asile et décide de l’octroi du statut de réfugié. En cas de rejet, le demandeur peut déposer un recours auprès de la Cour Nationale du droit d’asile.
[6] Loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration (PDF) au JORF n° 22 du 27 janvier 2024.
[7] Ce drame ne fit l’objet d’aucune information dans la presse locale. Seule France culture l’évoqua dans son journal de 12 :30 du lundi 18 mars, lien ici, à partir de 9’16, et Révolution Permanente le mardi 19 mars, lien ici. Voir aussi mon précédent billet de blog : « Séquestration de population à Mayotte », Le club de Médiapart, lien ici.
[8] Fil Twitter du préfet de Mayotte, lien ici.
[9] Anthony Maltret, « Le démantèlement du camp n’a pas résolu la crise », France Mayotte Matin, le 27 mars 2024, p.4.