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Billet de blog 11 février 2025

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Recensement : les enfants d’immigrés seront-ils les dindons de la farce ?

Pour satisfaire la Défenseure des Droits, l’Insee demande désormais aux personnes recensées le pays de naissance de leurs parents. Que veut-elle en faire ? Elle ne l’a pas dit. Bruno Retailleau a sans doute la réponse quand il se dit partisan de ces questions si elles ne servent pas à la discrimination positive. En se taisant, Claire Hédon peut compter sur le soutien des racialistes de droite !

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Depuis cette année, l’Insee demande aux personnes recensées de déclarer les pays de naissance de leurs parents, occasionnant des débats, surtout à gauche, entre ceux qui défendent des questions qu’ils pensent utiles pour lutter contre les discriminations et ceux qui soulignent son caractère inutile et dangereux dans le contexte politique et social actuel.

A l’extrême droite et dans une partie de la droite, le débat semble moindre. Beaucoup doivent se réjouir de cette possibilité nouvelle d’approfondir le repérage des Français issus d’une certaine immigration. Elle leur permettra de mieux documenter le « grand remplacement ». Elle leur permettra aussi, par appariement avec les données administratives, de voir dans quelle mesure certains Français d’origine immigrée, travaillent et respectent la loi, ou pas, pour reprendre les préoccupations exprimées par le président du Rassemblement national lors des élections législatives de juin dernier, mais aussi, à sa manière, par Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur.  De façon symptomatique, dans un article qui s’étonne des débats en cours à gauche sur le recensement, le média en ligne d’extrême droite Boulevard Voltaire appelle à « nommer les problèmes » et se réjouit de la possibilité offerte par ces nouvelles questions d’ « affronter les questions sensibles liées à l’immigration et, de manière plus large, à l’intégration ».

Ceux qui suivent le sujet depuis quelques temps savent que cette évolution a été rejetée par le processus de large concertation organisée par le Conseil national de l’information statistique. C’est pour répondre à une demande de Claire Hédon, défenseure des Droits, que l’Insee a fait le choix de la mettre en oeuvre. Dans les documents déposés au Cnis, l’importance des discriminations liées aux origines migratoires est d’ailleurs mise en avant pour justifier l’évolution du questionnaire. Pour autant, l’Insee n’y précise pas en quoi le recensement serait utile pour lutter contre les discriminations. Comment sera-t-il utilisé ? L’Insee ne le dit pas. Claire Hédon est aussi étonnamment silencieuse sur le sujet. Si elle ne craignait pas la transparence de ses choix, elle devrait être en première ligne pour expliquer les raisons de sa demande. 

Plus surprenant encore, depuis le lancement de la collecte du recensement,  l’Insee semble vouloir cacher le rôle joué par la Défenseure des Droits dans cette innovation par d’habiles omissions dans sa communication institutionnelle sur la concertation préalable à l’évolution du questionnaire. Dans son billet de blog du 14 janvier 2025 sur l’évolution du questionnaire du recensement, l’Insee ne met pas non plus en première ligne la lutte contre la discrimination comme raison première du changement. Il préfère commencer par évoquer les migrations résidentielles, feignant que le département de naissance des parents nés en France l’intéresse tout autant que le pays de naissance des parents nés à l’étranger. Pourquoi ne pas dire clairement et simplement, avec toute la transparence que mérite la collecte d’une information sensible, que le changement fait suite à une demande de la Défenseure des Droits ? Pourquoi ne pas dire non plus tout aussi explicitement que l’objectif premier est d’aider à la lutter contre les discriminations en expliquant en quoi le recensement pourrait être utile ? Pourquoi l’Insee, comme la Défenseure des Droits,  craint-il de dire la vérité tout simplement ?

Dans son billet de blog, après avoir noyé le poisson en parlant de mobilité résidentielle et de ségrégation spatiale mêlant pays et département de naissance, l’Insee indique que :  « Le recueil de cette information dans une très large enquête comme l’enquête annuelle de recensement, en bénéficiant des autres variables (diplôme, catégorie sociale, âge, etc.) du questionnaire, permettra d’étudier sur deux générations la ségrégation sociale et résidentielle, les inégalités de situation et les discriminations éventuelles (comme une surexposition au chômage par exemple) par origine détaillée et au niveau local, ce que ne permettent pas les autres enquêtes. Ces résultats alimenteront, grâce à des diagnostics territoriaux, les politiques locales de cohésion sociale ou d’égalité des chances. »

S’agissant des discriminations, les communiquants de l’Insee devrait sans doute approfondir leurs cours de statistiques. Le questionnaire du recensement est bien trop petit pour collecter toute l’information pertinente, avec le degré de finesse suffisant, pour permettre la mise en œuvre d’analyses « toutes choses égales par ailleurs » susceptibles de révéler des inégalités de situation « inexpliquées », écarts inexpliqués qui sont le signe de possibles discriminations. Par exemple, le recensement ne s’intéresse pas à l’origine sociale des personnes alors que l’héritage social joue un rôle important dans les différences de parcours scolaires, en amont de l’accès au marché du travail, mais aussi, dans l’accès à l’emploi. Le recensement ne collecte le plus haut diplôme atteint que de façon très synthétique alors que l’on sait qu’à niveau de diplôme équivalent, la spécialité choisie et le mode de formation, notamment le recours ou non à l’apprentissage, influencent l’accès à l’emploi. Le recensement ne dit rien non plus sur la maitrise du français, qui joue aussi sur cet accès pour les immigrés. Etc.

Les auteurs du rapport du Cnis de 2012 ne disent pas autre chose lorsqu’ils rendent compte de la concertation organisée sur l’évolution du questionnaire du recensement. Prenant le contrepied des communications actuelles de l’Insee, ils rejettent l’introduction des questions sur le pays de naissance avec les arguments suivants :

« Pour repérer explicitement les discriminations, un questionnaire de type recensement, forcément court, n’est jamais assez riche. Pour ce qui est du « cadrage » territorial sur l’importance des populations issues de l’immigration, les sources existantes permettent une appréhension suffisante au niveau des départements et même des zones d’emploi. Une connaissance géographiquement plus fine […] ne correspond pas, non plus, à une demande des acteurs publics locaux, ni à des politiques locales spécifiques, pour qui les niveaux départements ou zone d’emploi sont suffisants. »

« Enfin et surtout, l’introduction de questions sur les origines géographiques des parents risque de générer des tensions autour de l’opération : le recensement est aujourd’hui centré sur la personne et sa famille actuelle ; le faire porter sur ses parents en change la nature et limite la référence aux « origines » à une seule dimension, celle des origines géographiques. Comment justifier qu’on impose à une personne de ne décrire de ses parents que leur nationalité ? La connaissance des origines sociales des parents est au moins aussi importante pour mener des analyses : celles-ci seraient tronquées si elles se réduisaient à l’origine géographique. »

A ceux qui pensent que l’argument d’autorité est à prendre en compte, rappelons que les travaux du groupe de travail, dont ce rapport rend compte, a été coprésidé par le président de la commission nationale d’évaluation du recensement et par Chantal Cases, directrice de l’Ined, tous deux accompagnés de deux rapporteurs : un directeur régional de l’Insee et François Clanché, alors directeur de la Démographie à l’Insee et actuel directeur de l’Ined.

S’il s’agit de développer des outils pour la connaissance scientifique des discriminations, le recensement n’est donc pas l’outil adéquat. Ce sont les grosses enquêtes statistiques, avec des questionnaires longs et adaptés, qui sont nécessaires. Ces enquêtes existent et il faut bien sûr les maintenir. François Héran, toujours aussi prompte à prendre la posture publique du pourfendeur des idées reçues sur l’immigration qu’à travailler en coulisse à la racialisation des statistiques, reconnaissait lui-même dans une interview récente à France Culture, que les nombreuses enquêtes de l’Insee et de l’Ined avaient permis « des centaines d’études » mettant en évidence l’existence de discriminations liées à l’origine géographique présumée. C’est loin d’être le cas pour beaucoup d’autres motifs de discrimination, comme la religion, l’appartenance syndicale, l’orientation sexuelle, l’accent, ... Sur ces motifs, la statistique publique dépasse rarement le ressenti des personnes.   

La Défenseure des Droits reconnait elle-aussi que la science a beaucoup progressé sur les discriminations liées à l’origine, notamment dans un rapport de juin 2020 au titre explicite « Discriminations et origines : l’urgence d’agir ». La commande de la Défenseure des Droits y est claire : il ne s’agit plus de savoir. On sait. Il faut maintenant agir : « Comment est-il possible, alors qu’elles sont aujourd’hui pleinement identifiées grâce aux études existantes, que ces discriminations soient rendues à ce point invisibles dans le débat public et qu’il n’existe plus aucune véritable politique publique dédiée à la lutte contre les discriminations raciales ? L’absence de prise en compte des données et des recherches qui se sont multipliées depuis 20 ans montre un aveuglement des pouvoirs publics et de chacun et chacune sur ces questions et traduit un déni politique, participant au problème et à sa reproduction ; elle est une des modalités de la perpétuation de ces discriminations. » (introduction).

Cette volonté d’agir est sans doute la clef de la demande faite par la Défenseure des Droits à l’Insee. Elle ne veut pas des chiffres pour étudier les discriminations. Elle veut des chiffres pour outiller la lutte contre les discriminations en ayant fait le choix d’une certaine forme de politique de lutte contre les discriminations, analogue à celle mise en œuvre en Amérique du Nord : une discrimination positive implicite et décentralisée, mise en œuvre par les entreprises et les administrations. Pour la mettre en œuvre, il faut que les entreprises puissent comparer les dosages ethno-raciaux de leurs effectifs aux dosages de leur bassin d’emploi, afin de faire évoluer leurs recrutements en fonction des résultats. Disposer d’informations territorialisées à une maille géographique fine donc nécessaire, d’où le besoin d’utiliser le recensement. Dans son interview à France Culture, François Héran lâche d’ailleurs le morceau : il dit explicitement que l’évolution du questionnaire du recensement doit permettre de telles comparaisons.

Ces comparaisons de dosage n’ont évidemment pas de validité scientifique pour conclure ou non à l’existence de discriminations. C’est un outil de pilotage normatif, comme l’index de l’égalité l’est d’une autre manière pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Mais, en cohérence avec ce qu’il est, l’index de l’égalité n’est pas un outil imposé au nom du Savoir par la Statistique publique et quelques chercheurs. C’est un outil de politique publique mis en place par le législateur. De même, dans la plupart des pays concernés, l’intégration de questions sur les minorités visibles dans le recensement, fait aussi suite à des commandes du gouvernement et du législateur pour outiller des politiques publiques préalablement votés. De ce fait, Statistique Canada, par exemple, n’a pas besoin de se cacher pour motiver la question. Ils peuvent être transparents en se référant à la loi qu’il s’agit de mettre en œuvre. Chez nous, nulle commande du gouvernement, ni demande du législateur.

D'une certaine manière, parce qu'elle veut agir malgré le silence politique qui a accueilli son rapport de 2020, la Défenseure des Droits se substitue au législateur en réclamant à l'Insee un outil qui n'a de sens que pour la mise en oeuvre d'une certaine politique publique. Si cette politique ne pourra pas être généralisée sans loi, la Défenseure des Droits pourra sans doute compter sur des entreprises et des collectivités locales volontaires pour ouvrir le chemin, avec l'aide de chercheurs militants. Et pour faire plaisir à la Défenseure des Droits, l’Insee devance aussi la loi, dans un contexte politique et social particulier, où ceux qui sont aux commandes - ou ceux qui pourraient l'être - attendent aussi ces statistiques, pour de toutes autres raisons et surtout pas avec l'objectif de Claire Hédon. Le 19 janvier, sur BFM TV, le ministre de l'intérieur se déclarait ainsi « favorable à ce questionnaire » pour « connaître la réalité sociologique »  mais qu’ « à condition qu’on ne les utilise pas pour la discrimination positive ». Les uns et les autres veulent donc le même outil, pour des usages opposés. En taisant ses objectifs, Claire Hédon peut espérer disposer de son outil. Reste à savoir qui l'utilisera concrètement, pour faire quoi.

L’INSEE, Claire Hédon, François Héran, les enfants d’immigrés, le Rassemblement national sont dans un bateau… 

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