Ma compréhension de l’attitude du monde politico-administratif vis-à-vis de la recherche est que (1) il n’est enclin à financer ce qui rapporte du développement économique, un avantage militaire, ou de prestige (2) il considère que les universités sont des paniers percés et le CNRS un univers peuplé de fainéants qui cherchent alors qu’on aimerait qu’ils trouvent.
(Je précise ici, au cas où cela ne serait pas suffisamment clair, que j’exprime ici mon analyse de ce qu’est le mode de pensée des dirigeants, et non mon souhait de ce qu’il devrait être. En d’autres termes, description n’est pas prescription.)
Commençons par le premier point. J’ai déjà abordé, dans un billet précédent, la tendance de certains gouvernants à vouloir arroser ce dont ils entendent parler dans les médias, ou via des services de communication, ce qui revient à vouloir sauter dans le train déjà bien en marche — ce qui pourrait peut-être fonctionner avec des moyens très importants, mais nous sommes en France et pas en Chine. Derrière cela, il y a la volonté de se concentrer sur ce qui débouchera sur des activités rapportant du développement économique, militaire, etc., bref d’avoir un « retour sur investissement ».
Or, il est très difficile de savoir à l’avance ce qui fonctionnera. Prenons l’intelligence artificielle à base de réseaux de neurones, qui a le vent en poupe aujourd’hui. Quand j’étais étudiant, il y a 30 ans, c’était, enfin du moins j’en avais l’impression, un domaine en partie déconsidéré. Le professeur qui donnait le cours de connexionnisme (et a eu par la suite une carrière d’apparatchik de la recherche) nous avait prévenus : de nombreux résultats, notamment dans le domaine de la reconnaissance d’image, n’étaient pas reproductibles — euphémisme pour dire que cela ne fonctionne pas vraiment mais qu’on a soigneusement choisi les exemples où cela fonctionne. Je n’aurais guère parié, à l’époque, qu’on aurait pu en tirer des systèmes capables de diriger un véhicule, rédiger un texte, etc.
Les exemples abondent de domaines qui n’étaient pas jugés utiles à une époque avant de trouver des utilisations indiscutables. Le célèbre mathématicien Hardy, qui se défiait des applications militaires des sciences, avait déclaré qu’il n’avait travaillé que sur des sujets inutiles, qui ne feraient jamais de différence négative ou positive à l’agrément du monde… mais ses recherches ont trouvé des applications. La théorie des nombres, qui semblait jadis être bien un domaine des mathématiques sans applications, est à la base de nombreuses approches cryptographiques. Le laser a été une curiosité théorique, puis de laboratoire, puis d’industries de pointe, avant d’avoir des applications grand public.
Au rebours de cela, j’ai eu vent de la mésaventure d’un collègue qui avait un projet d’industrialisation qui me semblait très raisonnable, mais qui a ensuite été pris dans d’interminables tergiversations de la part d’organismes censés aider à l’innovation et à la fondation de start-ups. Apparemment, ils ne comprenaient pas ce qu’il faisait, ça ne rentrait pas dans leurs listes d’axes prioritaires et de mots-clefs à la mode… je crois qu’il a jeté l’éponge. M. Bouzou se demandait pourquoi nous n’avions pas plus d’innovation « tech » en France, peut-être faut-il se pencher sérieusement sur ce genre de déconvenues.
J’ai entendu dire qu’il est difficile pour les éditeurs de romans de prédire lesquels « marcheront », de sorte qu’ils en sortent beaucoup, dont une bonne partie iront au pilon. Il serait bien plus écologique et plus économique à la fois de pouvoir prédire ce qui « marchera », mais visiblement on y arrive pas. Mais élargissons le débat. Pouvoir prédire ce qui marche ou non, pour ne mettre de moyens que sur ce qui marchera, est un vieux fantasme. Une idée derrière ParcourSup n’était-elle pas que l’on pourrait, au vu des résultats de lycée, prédire dans quelle(s) filière(s) les étudiant(e)s s’épanouiraient, ceci afin d’éviter de coûteux échecs, redoublements et reconversions ?
Outre la question du choix des domaines à financer prioritairement, se pose pour les décideurs la question de qui financer à l’intérieur de ces domaines, dans une volonté de différenciation entre gens excellents et gens moins excellents. Je voudrais ici raconter un épisode vécu.
Un collègue professeur dans une université britannique (une des deux universités britanniques, dirait Yes Minister) avait une équipe nombreuse. Ses doctorants étaient de fait encadrés par ses post-doctorants. Afin de pouvoir justifier par une activité surabondante l’accumulation de financements qu’il recevait, il incitait ses subordonnés à « saucissonner » leur recherche, c’est-à-dire à la découper en le maximum d’articles publiables. Le résultat était qu’il était assez déplaisant de suivre les travaux de cette équipe : leurs travaux reprenaient parfois des résultats déjà connus mais en leur donnant un nouveau nom, afin de paraître novateurs, il fallait lire plusieurs articles pour avoir tout le film. Au vu des critères d’évaluation pratiqués, cette équipe devait toutefois être excellente !
Mon point de vue sur la question est qu’il y a effectivement des chercheurs et chercheuses plus productifs que d’autres, mais qu’ils s’épanouissent parce qu’il y a tout autour d’eux des gens qui font fonctionner l’enseignement et la recherche, qui forment les étudiant(e)s que les gens productifs vont ensuite recruter en thèse, etc. Si on assèche cette partie, on va finir par assécher les parties réputées « excellentes ». C’est là une des limites des approches visant à « couper le bois mort ».
Que conclure ? Je n’ai pas de formule magique permettant d’allouer optimalement les fonds, forcément limités, de la recherche (et je doute que l’actuel ministre en ait une, malgré son expertise reconnue en optimisation). Du reste, l’optimalité se définirait par rapport à des objectifs. La question politique est de définir ceux-ci. Que voulons-nous, collectivement ?
PS : Merci de ne pas poster des « des chercheurs qui trouvent on en cherche » ou autres plaisanteries éculées, ou encore de « le beau-frère du commis du boulanger travaille au CNRS hé ben il ne fout rien », ça n’a aucun intérêt.