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Billet de blog 29 janv. 2023

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Séverine : journaliste insurgée, "avec les pauvres, toujours !"

Avec L'Insurgée, les éditions l'Echappée rendent un superbe hommage à Séverine, pionnière des journalistes française, disciple et amie de Jules Vallès et l’une des grandes figures de l’histoire des mouvements révolutionnaires. Notes de lecture.

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Il a souvent été question ici ou des Éditions l’Échappée, cette maison qui tient les livres si haut qu’elle s’est mise en tête d’en éditer de nouveaux. Tous sont beaux, la plupart importants. Vous y trouverez des textes anciens et des propos neufs, toujours du côté de la critique sociale, toujours contre le numérique, pointe de diamant de l’industrie. C’est une maison qui donne à penser et souhaite aussi nous récréer. En nous promenant, de collection en collection à travers les époques, elle souhaite nous rappeler que d’autres avant nous ont déjà pensé et dit ce que nous ressentons. Vertigineux : à quoi bon continuer, puisque tout à déjà été dit et tenté ; rassurant aussi : nous ne sommes pas seuls à tressaillir de dégoût face à ce que la société industrielle génère, ranime à chaque innovation.

Dernière lecture en date, L’insurgée, publiée, dans la collection Lampe-Tempête menée de main de maitre par Jacques Baujard, un libraire comme on n’en fait peu. Auteur d'un texte remarquable sur l’immense Panaït Istrati, il pose parfois ses livres pour se faire orpailleur. Pour nous, il déniche les pépites, des lumières pour éclairer nos nuits vidées d’espoir. Son travail érudit de redécouverte de textes de fiction méconnus ou oubliés, galvanisés de commentaires critiques et politiques, permet de voyager du Mexique à l’Irlande, des rivages de la Méditerranée aux confins ukrainiens. Mais revenons à Paris pour rencontrer L’insurgée, ou Caroline Rémy, plus connue sous le nom de Séverine. La première des grandes journalistes françaises. En fait une des plus grands journalistes de son temps. C'est aux côtés d'un Jules Vallès souffrant qu'elle a affuté sa plume, avant de reprendre la direction du journal qu'il avait créé, Le Cri du peuple. Première femme – encore – à diriger un quotidien national. Des premières, elle en sera plusieurs fois. Et toujours du côté des pauvres ! Et des femmes aussi, une évidence pour celle qui s'est si peu trompée de combats.

De ses 6 000 articles parus dans des dizaines de journaux aux lignes parfois divergentes, L'Insurgée s'est concentrée sur quarante-cinq morceaux de choix. Il y a d'abord, pour qui veut faire un peu d'histoire, les adresses étonnantes rendues à quelques grands noms de l’époque (Jules Vallès, Sarah Bernhardt, Emile Zola, Victor Hugo, Jean-Baptiste Clément ou Louise Michel). Mais c’est sans doute Anarchie – Les dernières heures des quatre condamnés à mort suite à la manifestation du 4 mai 1886 à HayMarket – ; Le droit à l'avortement Histoire de chiens – un plaidoyer pour la défense des animaux – ; Tueurs de femmes – sur les violences conjugales – ; Choix de mortes – Sur le drame de Fourmies en 1891 – ; Les casseuses de sucre – un reportage auprès d’ouvrières grévistes d’une usine de sucre – ; ou Les bienfaits de la civilisation – contre l’expansion coloniale – ; qui happeront la lectrice, édifieront le lecteur. Florilège.

"Celui-là, au moins, reconnaissait que la Camarde, niveleuse ironique des préjugés comme des situations, rend pareilles toutes les guenilles qu'a désertées la vie ; que la bonne terre ignorante accepte tous les fumiers, insoucieuse de ce que fut la chair que nous lui confions à pourrir. 

Les chastes n'ont pas droit à un asticot de plus que les perverses - et le vent moqueur sème la rue avorteuse sur la sépulture des fécondes ; fait fleurir l'oranger sur des ventres qui jamais ne s'y connurent droit ! 

Mais Le Temps (grand journal de l'époque, ndlr), lui, plus sévère que M.Dumas fils, fait honte à la nature de ses coupables indulgences ; et ne veut pas, même outre-tombe, de ces fâcheuses confusions. Il ramasse les cadavres des trépassés sur les champs de massacre, et, avant de se lamenter sur leur compte, les envoie à la visite, au dispensaire, pour établir quelle fut leur moralité.

- Celle-là était vierge ? Ah ! quel malheur !... Celle-ci avait fauté ? Bon débarras !" – Choix de mortes

" Il ne faut pas s'y méprendre, on ne doit pas s'y tromper : les trois quarts des gaillards qui assassinent leur légitime n'ont aucunement l'excuse de la jalousie, le prétexte de la passion. La passion est rare, entre gens qui se doivent de l'amour  –  comme on se doit de l'argent ! –  la contrainte par corps, supprimée entre particuliers pour dettes ordinaires, existant, dans toute sa vigueur, pour dettes conjugales. (...)

Passion ? C'est vite dit ! À part quelques Othello souvent ridicules, plus souvent odieux, la passion n'exerce pas tels ravages en notre tiède époque. 

Je distingue bien mieux, dans ces explosions de fureur, colère d'acquéreur riche qui se trouve "floué" ; colère d'allié pauvre qui se juge lésé. La femme veut reprendre sa personne, la marchandise livrée et payée : "Au voleur !" La femme, si c'est elle que la fortune a favorisée, peut reprendre sa personne et sa dot : "Au voleur!"Et le volé tire dans le tas."– Tueurs de femmes 

"On a pris ces quatre hommes pleins de vie et de santé, on a jeté sur leurs épaules le suaire qui devait, quelques minutes plus tard, envelopper leur membres tordus, cacher leurs faces convulsée – et les yeux jaillissant hors de l’orbite pour les punir d’avoir vu trop loin et trop haut dans l’avenir de l’humanité ; et la langue jaillissant hors de la bouche, bâillon de chair violette scellant à jamais ces lèvres coupables d’avoir parlé de justice et de vérité !

Ils étaient pâles, car l'avant-veille,, leur plus cher ami, Louis Lingg, avait sacrifié sa vie, stoïquement, dans l'espoir de sauver leurs autres existences. Ils avaient entendu l'explosion soudaine, le remuant-ménage dans la chiourme, et les cris de souffrance que lui arrachaient ses affreuses blessures. Ils avaient compté les minutes de son agonie, et le sommeil de leur nuit suprême avait été troublé par un double bruit de marteaux: le cercueil qu'on clouait ; la potence qu'on dressait." – Anarchie

Probe passionnée, traîtresse à sa classe bourgeoise et militaire, libertaire opposante au patriarcat, Séverine sert chacune de ses salves d’un style d’une grande pureté à la sensibilité exacerbée par une force et un phrasé délié. Par ses textes, elle nous rappelle ce que le journalisme peut produire de plus beau, quand il décide de se prendre enfin pour ce qu’il doit être : engagé, "avec les pauvres, toujours !", et constant pour maintenir vivace la mémoire des vaincus.

L'Insurgée, Séverine, Editions l'Echappée, 272 p. | 20 euros

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