Delenda est Ruthena putinesca

Abonné·e de Mediapart

146 Billets

0 Édition

Billet de blog 17 novembre 2023

Delenda est Ruthena putinesca

Abonné·e de Mediapart

Faut-il mettre la culture russe en quarantaine ?

Traduction d'un billet du mathématicien et écrivain ukrainien Igor Papirov sur le site lebed.com publié le 14 septembre 2023 sous le titre "Le petit homme de la culture russe"

Delenda est Ruthena putinesca

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

“Ceux qui [...] reconnaissent que la guerre est non seulement inévitable mais aussi utile et donc souhaitable - ces personnes sont terribles et horribles dans leur perversité morale... La guerre est une chose si injuste et si mauvaise que ceux qui y participent font tout pour étouffer en eux la voix de la conscience. “ 

Léon Tolstoï 

 Naturellement, Tolstoï ou Tchekhov ne peuvent être tenus historiquement responsables du fait que Boutcha, Marioupol ou Bakhmut soient aujourd'hui rasées, mais, premièrement, le pouvoir lui-même instrumentalise la culture russe dans ce qui se passe en Ukraine, et, deuxièmement, les Tolstoï ou les Tchekhov sont peu nombreux, alors que ceux qui reconnaissent l'utilité de la guerre en Russie ne  sont pas loin de cent millions... La question se pose donc : qu'est-ce que la culture russe a fait à ceux qui la partagent et qui saluent avec enthousiasme le génocide à peine déguisé des Ukrainiens à coup de missiles et de bombes ? Ou encore : pourquoi de nos jours la culture russe dans toutes ses composantes n’a-t-elle rien trouvé à opposer à la popularité d’un vulgaire coupeur de tête et repris de justice tel que Prigozhine ? 

 Selon moi, la principale fonction de la culture est de refléter les vérités de la vie : la culture doit servir de miroir à la société, en montrant ses réussites et ses défauts et en indiquant la voie à suivre pour un changement progressif. Mais la culture russe a presque toujours été décorative, et son but a été d'enjoliver l'histoire et de sanctifier la violence. Même la langue et les réalisations culturelles russes ont longtemps été utilisées par le pouvoir comme une arme pour soumettre d'autres peuples, y compris les anciennes républiques soviétiques et les pays d'Europe de l'Est. 

 
L'écrivain Viktor Erofeev témoigne : "La littérature russe est en grande partie responsable.... La littérature russe a élevé le petit homme très haut. Elle l'a élevé si haut, l'a mis sur un piédestal, parce que pour vaincre le tsarisme, il fallait faire du petit homme un martyr et une victime. S'il est une merde et un moins que rien, à quoi bon essayer ? Et tout s'est enchaîné : les Makar Devushkine ont poussé comme des champignons. Mais Dostoïevski, après de  longues réflexions, remplace Makar Devushkine par Smerdyakov et s'en trouve plus près de la vérité. Si on ne tient pas compte de ses positions politiques dans lesquelles il s’est toujours fourvoyé. Et c'est là que la littérature russe a rendu possibles ces utopies pourries, ce qui a finalement conduit au fait que cette bataille métaphysique dure depuis un an. (Allusion à deux personnages de l’oeuvre romanesque de Dostoïevski et incarnant la figure classique dans la littérature russe du "petit homme" écrasé par l'injustice sociale, le premier dans sa version positive et laissant ouverte la possibilité d'une rédemption personnelle et collective, le second dans sa version pessimiste, personnalité définitivement défigurée moralement par un ressentiment qui ne peut déboucher que sur le crime. NdT.) 

"Que se passe-t-il avec cette culture qui compte Rachmaninov, Tolstoï et Tchekhov d'un côté et des meurtriers, des pillards et des violeurs de l'autre ? À quoi sert-elle si elle n'a pas la dimension universelle et compréhensible la plus simple, celle qui fait de l'homme un être humain - la pitié, l'empathie, l'interdiction de toute cruauté inutile et injustifiée ? Si elle n'étend pas cette humanité à tous ses concitoyens, de Moscou et Saint-Pétersbourg jusqu'à la périphérie ? Il est amer et douloureux de voir ce qui se passe actuellement en Ukraine... Je partage l'avis selon lequel la guerre contre l'Ukraine marque le début du déclin de la civilisation russe et, avec elle, de la culture russe. La Russie de Poutine n'a rien à offrir au monde. Le principal message de cette guerre est tourné vers le passé - une autre redistribution coloniale. La seule chose "nouvelle" est qu'elle s'accompagne d'un chantage nucléaire. Tout cela, l'humanité l'a déjà vécu et il n'y aura pas de retour à ce passé" (Samson Katzman). 

 Après tout, tout le monde dans ce pays a été élevé dans la culture russe d'une manière ou d'une autre, et quel est le résultat ? Un océan de violence et de mensonges, de misanthropie, de chauvinisme, de cupidité, d'absence d'âme et de sauvagerie pure et simple. En mars 2022, le centre d’études sociologiques Levada a effectué un sondage selon lequel 89 % des personnes interrogées approuvaient la guerre contre l'Ukraine. Quelle est cette culture qui favorise ce qu'il y a de plus vil dans la nature humaine ? L'homme russe est parfaitement décrit dans "Le démon mesquin" de Fyodor Sologub et "Le mufle-roi" de Dmitri Merezhkovsky :  on retrouve maintenant tous ces Peredonov, leurs démons et tous ces muffles au pouvoir et à la télévision. Dans la Russie d'aujourd'hui, ils rivalisent pour savoir qui est le plus vil, qui est le plus fourbe, qui vole le plus son voisin... Il est impossible de vivre dans ce pays sans se compromettre quotidiennement avec le diable. (Peredonov est le personnage principal du Démon  Mesquin, un petit professeur de province que l’envie finit par rendre fou. NdT.) 

Sergey Medvedev : "La culture russe est caractérisée par un infantilisme incroyable, les autorités politiques comme l'opposition n'ont aucun sens des responsabilités. Ce sentiment n'a jamais été le propre ni de la nation, ni même des individus qui la composent. Il n'y a pas de responsabilité à l'égard des parties communes de l’immeuble qu’on habite, ni de son quartier, ni dans sa vie professionnelle. Dans les relations entre les gens en Russie, il n'y a pas eu de structures à long terme, de projets à long terme, d'accumulation du capital, de dynasties familiales, de villes indépendantes, de républiques urbaines qui existent depuis des siècles. Par exemple on ne prend aucun soin des cimetières. Tout est détruit, ravagé. En Europe, il y a des cimetières qui se trouvent au même endroit depuis 800 ans. En Russie, aucune personnalité socialement et historiquement responsable ne peut se construire. "Que pouvons-nous faire, nous sommes de petites gens ?” L'État lui-même se décharge constamment de ses responsabilités. 

Ce que je reproche personnellement à la culture russe, c'est que son "élite" s'est révélée impuissante, c'est-à-dire qu'elle n'a pas réussi, pendant des centaines d'années, à construire un pays démocratique et à garantir les libertés politiques. L'opposition radicale actuelle me rappelle l'émigration blanche, dont le rêve était de retourner dans sa patrie et de faire revivre la "glorieuse monarchie". L'opposition russe actuelle a perdu ses droits à la subjectivité - la capacité d'agir en tant qu'agent ou sujet de son action, d'être indépendant des autres personnes. Elle n'a hérité de rien et n’a rien à offrir. Je ne parle même pas de l'impossibilité absolue d'un soutien électoral de l'opposition russe actuelle par le "peuple profond" .... 

 En mai, le Parlement européen a organisé un débat sur la nécessité de désacraliser la culture russe, qui est de plus en plus utilisée par la propagande de Poutine pour promouvoir le fameux "monde russe", l'"idée russe" et la "grandeur" du peuple russe. Le débat a porté sur une analyse minutieuse de la culture russe afin de comprendre la nature de l'origine de l'impérialisme et de l'agressivité russes. 

 Le journaliste et publiciste britannique Edward Lucas, l'une des écrivaines lituaniennes les plus en vue, Kristina Sabaliauskaite, et le journaliste et réalisateur français Raphael Glucksman ont pris part à la discussion. Dans son discours d'ouverture, l'eurodéputée lituanienne Rasa Juknevičienė a attiré l'attention sur le fait que l'agression russe en Ukraine a suscité des débats acharnés sur la question de savoir si les causes de la guerre doivent être recherchées dans la génétique historique de la Russie et si les idées impérialistes promues par la culture russe doivent devenir taboues, au moins jusqu'à ce que la Russie elle-même renonce à son passé impérialiste. 

 Le journaliste britannique Edward Lucas a rappelé que la Russie doit sa taille gigantesque à des siècles de conquêtes militaires, d’invasions des territoires des pays environnants et de politique impérialiste en tant que telle. Il a souligné que la politique expansionniste de la Russie s'appuyait sur une hégémonie économique, culturelle et linguistique. M. Lucas a indiqué que les États baltes et la Pologne avaient averti au début des années 1990 que la Russie était un État impérialiste et qu'elle était donc toujours orientée vers de nouvelles conquêtes, mais hélas, l'Occident n'en a pas tenu compte. 

 "Nous n'avons pas été suffisamment attentifs au fait qu'il y a une culture derrière ce pouvoir impérialiste", a ajouté M. Lucas. Selon lui, la désimpérialisation de la Russie elle-même et de la culture russe sont des processus étroitement liés, le dictateur russe Vladimir Poutine et le Kremlin faisant un usage intensif de la culture comme arme en matière de guerre informationnelle, et les intellectuels russes étant au service du pouvoir depuis très longtemps déjà, en justifiant et développant la fameuse "Idée russe". 

 L'écrivaine lituanienne Kristina Sabaliauskaite a attiré l'attention sur le fait que même les premières universités russes, contrairement aux universités occidentales, n'ont pas été créées comme des institutions autonomes, mais comme des instruments de l'État, conçus pour servir les intérêts du pouvoir, et que toutes les sciences humaines ont été et sont encore lourdement endoctrinées par la propagande de l'État. Jusqu'au début du XVIIIe siècle, la culture du pays n'a eu aucun contact avec les idées de la Renaissance ou de la Réforme et n'en a pas fait l'expérience : "Avant 1700, le souverain russe n'accédait à aucune culture profane, ni musicale ni littéraire, ni à aucune tradition chevaleresque ou courtoise”. 

 J'attire l'attention sur le fait que les guerres de conquête de la Russie sont représentées de manière éclatante dans la poésie lyrique patriotique largement pratiquée par les auteurs russes : les poèmes "Aux calomniateurs de la Russie" et "Anniversaire de Borodino" d'Alexandre Pouchkine, le poème de Vassili Joukovski "Une vieille chanson sur un nouvel air", l'œuvre entière de Fiodor Tioutchev, le "Journal d'un écrivain" de Dostoïevski, et elles sont également glorifiées dans les tableaux de nombreux peintres de batailles russes. Kristina Sabaliauskaite a attiré l'attention sur le fait que l'impérialisme dans la poésie de Pouchkine ressemble à celui du propagandiste actuel Soloviev. En outre, elle a indiqué qu'après l'émigration de Mickiewicz à Paris, Pouchkine a déclaré qu'il était devenu l'un des “détracteurs occidentaux” de la Russie. Dans ce contexte, elle a cité l'aristocrate, voyageur et écrivain français Astolphe de Custine, qui a déclaré que les Russes sont obsédés par la façon dont ils sont jugés par les autres. En particulier, "ils perçoivent toute désapprobation comme une trahison, et toute vérité gênante comme un mensonge". 

 Selon Sabaliauskaitė, les théories sur la "supériorité" russe sont également enracinées dans la culture russe. Après avoir voyagé en Occident, Fonvizine ou Karamzine ont notamment écrit que l'Occident était "pourri", sournois, hypocrite, perverti et qu'il avait des coutumes abominables. Ils opposaient l'Occident à la Russie, qui est censée être le pays le plus profond spirituellement au monde. Le même motif est inhérent au philosophe Ivan Ilyin, qui exerce aujourd'hui une influence majeure sur Poutine, et à l'idéologue rasciste Alexandre Douguine, ainsi qu'à Fiodor Dostoïevski, qui pouvait décrire comment un paysan russe battait brutalement sa femme, puis exalter la pureté céleste de l'âme russe et la proximité de l'homme russe avec Dieu. (“rasciste” est un mot valise formé sur Russie et fasciste et soulignant le caractère fasciste du nationalisme russe promu par le régime actuel. NdT.) 

 En URSS, la culture avait presque entièrement pris sur elle les fonctions de propagande, aujourd’hui on consacre beaucoup plus d'argent à cette dernière qu’à la première dans son ensemble. 

 La conclusion de la discussion a été apportée par Raphael Glucksman, qui a déclaré que la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine n'était pas une seulement un spectacle mis en scène par le seul Poutine, mais aussi le fruit de la mentalité russe, de toute la génétique historique de la "nation profonde". Il ne s'agit pas du spectacle d'un fou, a déclaré M. Glucksman, mais d'une manifestation éclatante de la mentalité impérialiste : "Après des décennies de crimes communistes et des centaines d'années de crimes impérialistes de la part de l'Empire russe, les Russes n'ont jamais procédé à un examen de conscience et à un démantèlement en profondeur de la mentalité impérialiste”. M. Glucksman a souligné que les Russes doivent comprendre que l'agression contre l'Ukraine est un héritage historique et une responsabilité partagée, car "Poutine n'est pas derrière chaque personne qui viole les femmes ukrainiennes". Les Russes sont coupables de ces crimes, même s'ils sont poussés par la propagande. Raphael Glucksman estime qu'il faut enquêter plus avant sur la volonté des Russes de soutenir les crimes de guerre d'un régime odieux. Il cite en exemple les commentaires d'approbation des Russes sur les médias sociaux lorsqu'ils voient des Ukrainiens se faire tuer. "De la même manière, les dirigeants allemands n'étaient pas derrière chaque criminel qui a tué des Juifs ou des civils", a déclaré M. Glucksmann. 

 Le problème est que l'Allemagne a réussi à surmonter le nazisme, et qu’on ne peut aujourd’hui en attendre autant de la Russie de Poutine, qui ne dispose pas pour ce faire de la culture et de la capacité d'autocritique nécessaires. La culture russe ne doit pas être annulée et censurée, mais comprise à la lumière des événements actuels. Elle doit simplement "être mise en quarantaine jusqu'à ce que la Russie puisse se ressaisir et se comporter de manière civilisée pour gagner le respect des autres pays". 

 Mais si un tel retour sur soi n'a pas eu lieu au cours des siècles précédents de l'existence de ce pays, quelles forces nouvelles pourraient l'imposer aujourd'hui ? Les fameux "bons Russes" qui ont fui à l'étranger ? Les opposants au pouvoir se sont toujours réfugiés à l'étranger, cela dure depuis plusieurs siècles. Et quel est le résultat ? 

On peut lire ici-même sur Mediapart une nouvelle traduction du Démon Mesquin de Sologoub par Michel Tessier : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/130823/un-demon-mesquin-fiodor-sologoub-le-texte-integral

Le texte original :https://lebed.com/2023/8707.htm

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.