Les détracteurs du régime poutinien ont pris l’habitude de ne voir que propagande et manipulation dans tout ce qu’éructent son chef et ses plus proches affidés. Et il est vrai que les occupants du Kremlin ont donné plus de prétextes qu’il n’en faut pour les prendre pour des gens qui ne disent jamais ce qu’ils pensent et ne croient jamais ce qu’ils disent.
Et quand le dictateur s’est mis à évoquer la menace que l’Occident perfide “bazarde” la Russie et que les Russes perdent leur identité (on trouvera à la place des “Moscovites” ou des “ouraliens”), on a pris cela pour un nouvel épouvantail dressé devant le russe moyen et destiné à justifier la guerre d’agression entreprise par Poutine : si on ne les avait pas devancés, ils nous auraient déjà “bazardés”.
Cependant le cauchemar de l’effondrement de l’empire a poursuivi beaucoup de ses dirigeants. Quelques temps avant la mort d’Alexandre II la partie libérale de son entourage essaya une fois de plus de soulever la question du “couronnement de l’édifice de la réforme territoriale” par un organe représentatif panrusse. Ce qui constituait un pas significatif en direction d’un régime constitutionnel. Le tsar-réformateur répondit que personnellement il ne nourrissait aucune hostilité contre le système constitutionnel, et qu’il serait prêt à accorder à la Russie n’importe quelle constitution à tout moment, s’il n’avait été certain que l’empire ne tombe en morceau le jour suivant.
Catherine II aussi a justifié par l’étendue et l’hétérogénéité des territoires russes la nécessité de conserver une forme autocratique de gouvernement. On peut bien sûr expliquer toutes ces craintes par le fait que ceux qui ont le pouvoir ne désirent pas se séparer de "l'anneau de toute-puissance" qui les hypnotise. Mais pourquoi ne pas supposer qu’ils ont effectivement ressenti l’abîme sous leurs pieds ? Qu’ils ont ressenti la fragilité de l’édifice impérial conditionnée par un défaut intrinsèque ? Un défaut qu’on ne savait absolument pas éliminer.
Comme tout autre empire l’Etat impérial russe a toujours été un ensemble de territoires et de peuples hétérogènes réunis par la violence et maintenus sous un pouvoir unique par la violence. En Russie ce principe fondamental de la construction de n'importe quel empire s'exprime avec une acuité particulière en raison de l'extension de ses espaces, dont certains sont encore très faiblement intégrés et assimilés.
Les “liens organiques” horizontaux entre des régions se situant à des distances énormes les unes des autres sont encore très peu développés. Cela fait naître sur le corps social une excroissance parasitaire hypertrophiée, une classe dirigeante bureaucratico-militaire organisée en "verticale du pouvoir". Cette excroissance se met à n’exister progressivement que pour sa propre reproduction, drainant les ressources du pays qui lui est soumis et le privant ainsi de toute perspective de développement normal.
En s’efforçant de tout soumettre à sa “verticale du pouvoir” la classe dirigeante impériale entrave directement l’émergence naturelle de liens horizontaux entre les différentes parties de l’empire. Tout affaiblissement de son pouvoir (à travers par exemple des limitations juridiques ou constitutionnelles, des libertés politiques ou des droits civiques) renforce aussitôt les forces centrifuges qui existent dans tout état "composite". Et ces tendances ne peuvent pas être compensées par les avantages qui existent aussi dans tout Etat “composite” : partager un espace politique, juridique et économique commun.
Cependant l’empire ne tient pas seulement par la vertu de la fameuse “verticale”. La classe dirigeante impériale propose en qualité de compensation au “peuple formateur de l’Etat”, le peuple russe, lui aussi humilié et opprimé, le sentiment d’appartenir à quelque chose de grand et de fort. L’illusion de prendre part à l’exercice du pouvoir sur les autres. Le sentiment de supériorité sur les autres, de jouer à leur égard le rôle de "grand frère".
C’est ce qui engendre cette autosatisfaction qui empoisonne la conscience russe par le sentiment d’appartenir à une grande puissance et qui conduit à sa dégénérescence morale. C’est ce qui fait du Russe cette brute prétentieuse, ce violeur, et par essence, ce scélérat, comme disait Lénine, sûr de son bon droit de contraindre à l’aimer et à se soumettre ceux qu’il considère comme ses “petits frères”. Et qui tire plaisir de l’oppression et de l’humiliation d’autrui.
Le lien organique entre le caractère impérial de l’Etat russe et la tradition autoritaire qui imprègne tout le système des relations sociales est évident. L’inéluctable anti-occidentalisme russe lui est aussi lié. Dans cet esprit l’Occident n’apparaît pas seulement comme un "concurrent géopolitique" dans la lutte pour des ressources matérielles, mais aussi comme le porteur et le foyer des fausses valeurs, hérétiques et sataniques, de souveraineté de la personne et de limitation du pouvoir par le droit. Ces valeurs sont perçues comme une menace directe contre l’empire autoritaire et patriarcal, ce qu’elles sont d’ailleurs en réalité.
L’empire russe passe facilement alors de l’état de “citadelle assiégée” à celui de “croisade” dans le but de détruire ce “nid du péché et du vice”. Alors que toutes les tentatives de renoncer à l’autoritarisme aussi bien qu’à l’anti-occidentalisme ont toujours donné naissance dans l’Etat russe à de puissants processus de désintégration. Et les efforts des élites dirigeantes pour étouffer ces processus ont inévitablement reconduit le pays à l’autoritarisme et à l’anti-occidentalisme, suivant un cercle dont il semble impossible de sortir.
L’empire russe ne peut pas être libéral. Et il ne peut pas faire partie de la communauté civilisationnelle occidentale. En tout cas il ne peut en son entier intégrer l'Occident, bien que la culture russe ait été et reste européenne. Sur ce point notre défenseur des "liens" impériaux (Poutine) peut dormir tranquillement. Et si la Russie, morceau par morceau, s’intégrait à l’Occident ?
Et voilà ce qui constitue le véritable cauchemar des gardiens de l’empire. En essayant d’effrayer la population avec ses moscovites et ses ouraliens Poutine a laissé transparaître ce qui lui fait vraiment peur. Non pas les conflits sanglants qui pourraient découler de la désintégration de l’empire. Non pas l’apparition de dizaines de Kouchtchievka avec leur Tsapok (allusion à une petite ville russe qui pendant des années a vécu sous la terreur d’une bande armée de mèche avec les autorités locales). Poutine a peur que sans le soutien d’un pouvoir autoritaire l’identité impériale ne soit facilement supplantée par une identité régionale. Et c’est alors que “l’Occident maudit” pourra absorber “le monde russe” morceau par morceau.
Quand Poutine évoque la perspective d’une intégration à l’Occident de certains morceaux de la Russie, ce n’est pas un épouvantail destiné à jeter l’effroi dans la population. C’est l’expression de la véritable terreur intime de Poutine. Et la haine de l’Occident en tant que civilisation refusant que la force se croie tout permis joue ici un rôle primordial.
En soi l’apparition de Moscovites, d’Ouraliens ou de je ne sais quoi d’autre n’a rien de scandaleux ou de tragique. Les processus d’ethnogenèse n’ont pas été abolis. Les communautés ethnoculturelles et linguistiques apparaissent, évoluent et disparaissent. Elles se mélangent, se fondent les unes aux autres ou au contraire se séparent. Elles peuvent exister sous la forme d’un ensemble d’entités politiquement indépendantes. Le “monde hispanique” existe à travers plus d’une vingtaine d’Etats. Chacun d’entre eux possède ses particularités, son identité propre, mais des centaines de millions de personnes continuent à parler espagnol. On pourrait dire la même chose du "monde arabe".
Malheureusement dans la situation historique concrète à laquelle nous sommes confrontés l’effondrement de l’empire russe peut prendre les formes les plus catastrophiques. Une défaite militaire humiliante, la disparition des institutions étatiques, et tout devient possible. Des guerres civiles accompagnées de l’expulsion de populations hors des territoires où elles se retrouvent minoritaires. Ou bien des voyoucraties locales, gouvernées par des troïkas toutes staliniennes, constituées du caïd du coin, secondé par le chef de la police et le pope de la paroisse.
Peut-on encore éviter un tel scénario ? Peut-on reconstituer, réassembler la Russie sur une base non pas impériale, mais démocratique, parlementaire et réellement fédérale ? C’est précisément le chemin que proposent aujourd’hui les leaders les plus influents du camp anti-poutiniste, Garri Kasparov et Mikhaïl Khodorkovski dans un article commun de Foreign Affairs et Alexeï Navalnyi dans son plan en “Quinze points”. Cependant de nombreux autres opposants au régime de Poutine ont accueilli ce programme avec scepticisme.
Et il soulève effectivement de nombreuses questions. Pour commencer celle de sa faisabilité pratique. Qui dit que ce sont précisément des gens favorables à ce programme qui recevront le pouvoir des mains du régime poutinien quand il s’écroulera ? Le problème n’est pas seulement qu’il peut être récupéré par un Guirkine ou un Prigozhine. Il peut aussi arriver que personne ne parvienne à le ratrapper : il tombera par terre et se brisera en mille morceaux.
C’est la question de savoir dans quelle mesure n’importe quel pouvoir post-poutinien serait capable de contrôler les processus politiques qui s'ensuivront. Et à quelle vitesse les liens horizontaux dans la société, atrophiés et depuis toujours écrasés, parviendront à remplacer les liens “verticaux” en train de s’effondrer.
Un scénario sans cataclysme et tout en douceur pour un réassemblage démocratique de la Russie est incontestablement préférable à une désintégration hors de contrôle et accompagnée de violences. Une sorte de “programme minimum” pour un tel réassemblage pourrait parfaitement unifier autour de lui le camp anti-poutinien, mais à la condition que tous ses partisans reconnaissent le caractère absolument prioritaire de la liquidation du modèle impérial pour l’Etat russe à venir. Quel que soit le chemin qu’empruntera cette liquidation au final.
Tant que l’Etat russe conservera un caractère impérial, quelle que soit la colaration politique du nouveau régime, rouge, blanche, verte ou même arc-en-ciel, le même modèle de relations sociales, entre voyoucratie et flagornerie servile, se reproduira indéfiniment. Modèle fondé sur les principes du bizutage violent qui caractérise l’armée russe, et sur leurs analogues issus des camps et des prisons. Fondé sur la brutalité arrogante, l’arbitraire, l’oppression et l’humiliation de la personnalité individuelle, sa corruption morale et sa dégradation intellectuelle. Une telle Russie représentera toujours un danger mortel pour le progrès et pour la paix dans le monde entier.
L'article en russe : https://graniru.org/opinion/skobov/m.287401.html
L'article G. Ioudine : https://blogs.mediapart.fr/delenda-est-ruthena-putinesca/blog/110323/la-russie-ne-sarrete-nulle-part
Sur le drame de Kouchtchievka : https://en.wikipedia.org/wiki/Kushchyovskaya_massacre
L'article de Kasparov et Khodorkovsky : https://www.foreignaffairs.com/ukraine/dont-fear-putins-demise
Les 15 points de Navalny (en russe) : https://navalny.com/p/6634/
Sur Guirkine :https://fr.wikipedia.org/wiki/Igor_Guirkine
Sur Prigozhin :https://fr.wikipedia.org/wiki/Evgueni_Prigojine