A Lyon, hier au soir, c’était double festin palermitain, grâce aux Célestins-Théâtre de Lyon qui, deux ans après le TnP de Villeurbanne (1), accueille, pour une semaine, l’artiste italienne Emma Dante. Avec La Scortecata et Pupo di Zucchero.

Agrandissement : Illustration 1

Si les esthétiques ne sont, en apparence, guère semblables, elles puisent cependant dans un répertoire littéraire très ancien ; les contes de Giambattista Basile (1566-1632), poète napolitain. Lequel est allé lui-même chercher du côté des traditions orales, de multiples histoires pour bâtir son oeuvre et qu'il a librement ré-agencées pour y apposer sa patte personnelle et singulière. Plus tard, les frères Grimm ou Charles Perrault reconnaîtront, à leur tour, tout ce qu'ils lui devaient pour échafauder les leurs.
JOYEUX VERTIGES DE... LA MORT
La Stortecata (l’Écorchée) fait jouer à deux acteurs les rôles de deux sœurs, vieillardes d’une laideur telle que personne ne trouva à les épouser. Mais, à la faveur de ténèbres, un soir, le Roi, très orgueilleux de sa personne et friand de belles jeunes femmes, s’est laissé tromper par les mégères qui soupirent après lui et se constituent rivales pour espérer relever le défi que le monarque a lancé : il faut, à tout prix, que la donzelle qu’il a cru apercevoir dans la pénombre, lui présente, une semaine plus tard, son petit doigt à l’intérieur d’une serrure.
Et Carolina, Rusinella de passer le plus clair de leur temps à téter leur auriculaire, afin de l’attendrir, le rendre lisse comme si c’était celui d’une ingénue!
C’est sur cette image cocasse que commence le spectacle et les échanges très vifs entre les deux sœurs qui se chamaillent à qui mieux-mieux pour savoir laquelle sera la plus crédible : celle âgée de 99 ans ou la plus que centenaire (102 ans, très précisément) ne lésinent pas sur les vacheries. Remuant d’anciennes rancoeurs, les reproches et railleries ne leur laissent aucun répit. Elles s’égarent aussi en conjectures diverses quant à ce qu’il adviendra dans huit jours.
L’argument, -on en conviendra -est fantaisiste au possible et, somme toute, bien maigre, mais qu'importe, puisqu'il ne compte guère: il n’est qu’une trame, suffisamment lâche pour autoriser toutes les digressions. Mais aussi et surtout, permettre aux deux comédiens d’exercer de nombreuses prouesses qui forcent l’admiration. Car, tour à tour, burlesques ou émouvants, hargneux et vindicatifs, grotesques, lyriques et grossiers, ils ne ménagent pas leurs talents à savoir déformer leurs chairs, leurs masques de visages, gestuelles ou danses de Saint-Guy. D’une vitalité prodigieuse malgré qu’ils exhibent savamment les douleurs articulaires propres aux corps âgés ou crampes subites qui feraient craindre aussi un arrêt cardiaque, ils suent sang et eau à travers les étoffes d’un blanc douteux qu’ils revêtent comme autant de voiles, de bas cachant mal les rides profondes ou les surplus de graisses. Leur peau luit d’un rouge presque violacé, tandis qu’ils roulent, louchent des yeux, font trembloter leurs mains et mâchoires en piteux états.

Agrandissement : Illustration 2

On a l’impression, tenace, d’assister à ce que les acteurs de la Comédie italienne, du temps de Molière, pouvaient donner à voir et éprouver. Car les ombres de Pantaléon, d’Arlequin et de bien d’autres passent subrepticement, au détour d’une danse, d’un défilé dérisoire, d’une bagarre entre les deux pans du bois mince d’une porte assortie d’une serrure disproportionnée à dessein. Le phrasé des mots se mue parfois en sifflotements réalistes imitant, à s’y méprendre, le chant du chardonneret ou celui de la corneille. Voix, peau, bras, torse, corps tout entier, quoique morcelé, expressions du visage fermé ou éclatant brusquement en lumière de rictus singeant le rire se donnent ainsi à lire et éprouver, feintant le tourbillon, la folie laissant toute démesure se vautrer sans pudeur aucune, comme autant de revanches d’une vieillesse qui ne veut pas dire son dernier souffle.
Vertige, que la fable, en effet : voir ces deux hommes incarner de très vieilles femmes à un point aussi incandescent du mimétisme nous alerte, tout de même, par un effet de distanciation bienheureux. Et l’on finit par comprendre qu’à l’instar de ce qu'imaginera, ultérieurement Beckett avec sa Fin de partie, ces deux-là trompent leur ennui quotidien à se raconter toujours la même vieille histoire et à la mimer pour se persuader que, malgré la misère en laquelle ils survivent ils trouvent encore la force de jouer à… s’amuser de la mort qui les nargue. Car l'écorchée du titre est le sort final que réclame l'une des deux soeurs pour en finir avec l'existence mais, surtout, dans l'espoir de renaître cette fois saine, belle et sauve.

Agrandissement : Illustration 3

La mort est ausi le motif principal de la seconde pièce, Pupo di Zucchero, La festa dei Morti (Figure de sucre, la fête des Morts). Empruntant elle aussi son propos au recueil du Conte des Contes de Giambattista Basile, elle met en présence/absence un vieil homme qui, la veille du 2 novembre, fête des Morts, essaie tant bien que mal de confectionner une poupée en sucre qui, comme le veut la tradition, et bien qu’offrande aux morts, sera mangée par les membres de la famille encore vivants venus célébrer les défunts. En retour, les hôtes offrent aux enfants des cadeaux sous forme de jouets. Rituel de transmission qui, comme le précise Emma Dante, a beaucoup plus de sens que celui des festivités de fin d'année, le Père-Noël n'étant, selon elle, qu'un être impersonnel et surtout fallacieux, au contraire des alliés familiaux perpétuant ainsi des liens privilégiés.
Comme pour La Scortecata et même Misericordia, la ronde est une figure de danse et de mouvements privilégiée par l'artiste. Ainsi, le cortège formé par les sœurs, la mère et le père du vieil homme préoccupé par la confection de sa friandise, dessine-t-il autour de lui des cercles successifs. Figures qui le hantent et qu’il réhabilite dans les souvenirs qu’elles lui ont laissés. S’il se remémore quelques instants de joies partagées, il n’omet rien des duretés que leurs vies leur ont fait connaître : la mort du père dans un naufrage, le cœur malade de la mère, le typhus qui a emporté successivement ses trois sœurs, les feintes de l’amour transformé en calvaire pour l’une d’entre elles qui subit les coups d’un mari possessif et hargneux… le spectre d’une biographie se dessine par ses contours tantôt lumineux tantôt assombris par les épreuves qui n’épargnent personne.
Le vieil homme, lui-même, confie à plusieurs reprises combien l’isolement lui pèse, puisqu’il se retrouve orphelin et quasi seul au monde. Démuni, il n'a que cette dérisoire sculpture de pâte et de sucre à offrir à ceux qui... l'ont délaissé. Tenaillé par la faim, il se risque même à dévorer la pâte non cuite qui s'obstine à ne pas enfler. La fringale et les ventres vides, tendus comme des tambourins sont des obsessions qui ponctuent les jours sans pain des personnages du théâtre d'Emma Dante. L'ombre d'un sandwich disparu ou la biscotte religieusement glissée entre deux mouchoirs sont prétextes à rêver à des mets nettement plus substantiels, quoique chimériques.
LIESSES ET BRAVOURES
Cependant, le pathos, le misérabilisme prennent garde à ne jamais franchir le moindre faux pas, aussi bien dans La Scortecata qu'en cette fresque chorale qui met au défi les interprètes de manifester la vitalité de leurs espérances. C’est en cela que réside le principal nœud et motif de la dramaturgie d’Emma Dante : montrer comment, chez des gens nécessiteux, parfois à bout de tout, gémissant à peine sur la tristesse de leur sort, se maintient une énergie brûlant les faux semblants et les tentations du renoncement. La magie s’invite aussi volontiers au détour d’un numéro. Tours de prestidigitation qui n’ont rien de gouailleurs mais s’exécutent comme un acte presque normal. Enfants, les soeurs du vieil homme comme les deux vieillardes de la première oeuvre, agitent en tous sens leur couenne ou des poupées de cire reçues en cadeau et les font tournoyer d’abord lentement puis plus violemment : image qui résonnera en écho, plus tard, avec les secousses de la femme battue. Rien n’est laissé au hasard, dans la façon qu’a de coudre la metteuse en scène palermitaine qui semble adresser, parfois, un discret hommage à Pina Bausch dans sa manière d’orchestrer certains motifs en les nuançant, en les variant même imperceptiblement. Comme il ne sera pas interdit, à la toute fin du spectacle, de songer évidemment à Tadeusz Kantor, avec la potence à laquelle sont suspendues dix poupées de chiffon comme autant de "doubles" des personnages. Car, ici, les leitmotivs de la figurine, de la sculpture ou de l'écorché vif, appariés les uns aux autres, prennent un très grand sens: nos chairs s'épanouissent, se livrent, s'étreignent puis s'émoussent, retombent, flasques et mornes. L'existence qui puisait à la source de la douce pulpe nacrée et confiturée prend la saveur amère d'un sucre de cristaux noirs. Or, l'écart entre le temps d'éprouver l'une comme l'autre est infinitésimal: il n'est pas celui du sablier mais de la conscience de vivre.
Rythmiquement, aux instants de liesse qui épanchent de franches bravoures, succèdent aussi les moments de grande tension : les coups bas du mari brutalisant son épouse s’enchaînent en un crescendo qui pourrait devenir plus qu’insoutenable s’ils ne prenaient la précaution de montrer qu’on reste au théâtre : les feintes sont avouées mais le choc, lui, étourdit le spectateur qui n’ose revenir de ce à quoi il assiste. La musique, hors-champ, contribue à souligner sans les illustrer ou les commander, ces séquences particulières.

Agrandissement : Illustration 4

Ce n’est pas une Toussaint, pas le Jour des Morts, mais bel et bien « la fête » avec tout ce que ce terme présuppose. « La fête des morts » est, en effet, le sous-titre de Pupo di Zucchero : collision concertée de deux termes qui, a priori, devraient opposer deux réalités, oxymore passé dans le langage courant.
Ainsi se forme l’alchimie d’une œuvre profondément poétique qui n’oublie pas, à l’instar d’un Leopardi, d'un Baudelaire, d’un Rainer-Maria Rilke, d’un René Char, de réconcilier les contraires. Car c’est dans cet entr’ouvert entre deux pôles en apparence opposés que peut s’insinuer librement la poésie. Lumières et ténèbres, lyrisme et prosaïsme, immobilisme des conditions et élans ininterrompus réactifs, Vie et Mort, vieillesse et jeunesse, laideur et beauté se contaminent avec un naturel confondant, alliés redoutables qu'on a tort de vouloir départager.
Sans compter que la metteuse en scène, comme toujours, veille à ce que rien d'accessoire, sur le plateau, ne vienne contrarier ou opacifier le jeu toujours précis des interprètes. Un château en miniature, deux chaises pliantes, un coffre suffisent et font honneur grandement au Théâtre dans ses moyens les plus épurés mais les plus suggestifs. Aucune vidéo, bien sûr, en lieu et place de scénographie alambiquée ou savante, tape-à-l'oeil ou facile et, pourtant, on jurerait que la scène est grandement occupée par un maëlstrom d'images qui restent subliminales dans la conscience envoûtée du public.
"NE SOYONS PAS RADINS"
Alors, que le plateau soit investi par deux acteurs ou une dizaine, une multitude d’images, de situations, de fables, d’événements, anecdotes, bagarres ou étreintes produisent une esthétique qui semble n’avoir été initiée par personne avant Emma Dante et ses interprètes. De ces bazars bigarrés surgissent aussi des indices d'un voeu de cosmopolitisme favorisant toute fraternité, puisque, au milieu des Italiens, une comédienne française, un acteur de Côte d’Ivoire, se mêlent à la saga… l'étranger devient ainsi familier.
« Car dans cette famille, comme dans toutes les familles du monde, il y a des étrangers : le père a épousé une Française… et chacun de ces personnages continue à parler sa propre langue. J’aime ce dialogue entre des cultures différentes. Ce qu’il y a de beau, là-dedans, c’est que la spécificité de chacun entre en dialogue avec celle des autres : il ne s’agit pas d’une diversité qui crée de la distance, mais qui au contraire, enrichit. » confie l’artiste (2).
Universalité des langues, des contrées, des époques, frontières entre les genres ou les sexes amenuisées : le Théâtre d’Emma Dante écarte largement les murs, décourage les plafonds, ouvre les sous-sols, agrandit les lueurs, zoome sur les écorchures, les blessures, mais aussi les enluminures, colifichets, feux d’artifice, paillettes…
L’humain est une matière qui, comme la pâte à confectionner des sucreries, a du mal parfois à lever. Comme les peaux noires d’avoir été trop usées, elle a besoin d’être brassée par des élans d’amour, échangée par des dons de caresses, frottée, saupoudrée d’étincelles qui maintiennent l’existence en alerte permanente. Le numéro de jonglage auquel se livrent les personnages qui s'échangent, avec vélocité et habileté la boule de pâte laissée à reposer, est un instant de haute volée, rehaussé par de malicieux bruitages qui n'hésitent pas à convoquer pétomanes et roteurs décomplexés. Chez Emma Dante, on peut implorer les vertus et les mérites du Soleil, mais on n'en oublie pas moins de s'amuser, comme par défi, avec une sphère malléable qui finit par apparaître comme métonymie de la Terre. Les constellations se courtisent réciproquement en une cosmogonie réinventée.
« Soyons généreux, ne faisons pas nos radins » suggère un personnage de Pupo di Zucchero.
A entendre tantôt les rires de connivence, tantôt les silences habités dans l’assistance des spectateurs, hier au soir, puis la joie finale intempestive, manifestée par des applaudissements prolongés et ponctués de « bravos » et « mercis » dispensés spontanément, la ferveur prolifique ne laissait aucun doute, quant à la générosité sans ambages de la Compagnie Sud-Costale Occidentale… laquelle, si elle croise la route des planches d'un Théâtre ou Festival non loin de chez vous, méritera grandement que vous alliez, à votre tour, vous réjouir de telles aubaines scéniques inédites, célébrant comme aucune avant elles, l'indispensable expérience du Vivant sous ses formes les plus notoires ou même: insoupçonnées...

Agrandissement : Illustration 5

NOTES:
(1): Misericordia, lire ici
(2): propos recueillis par Marie Lobrichon, 75 è Festival d'Avignon, 2021.
___________________________
Du 21 au 25 mars 2023, aux Célestins-Théâtre de Lyon, rue Charles Dullin - 69002 LYON; accès: métro ligne A stations "Cordeliers" ou "Bellecour" - réservations: wwww.theatredescelestins.com -billetterie: 04 72 77 40 00.
un tarif préférentiel vous sera proposé si vous réservez pour les 2 spectacles.
-à 18h 30 - La Célestine (petite salle): La Scortecata Durée: 1 heure.
Mise en scène, décor et costumes – Emma Dante / Lumière – Cristian Zucaro / Assistanat à la mise en scène – Manuel Capraro / Assistanat à la production – Daniela Gusmano / Traduction – Juliane Regler / Surtitrage – Franco Vena
Production : Festival di Spoleto 60, Teatro Biondo di Palermo en collaboration avec Atto Unico, Compagnie Sud Costa Occidentale Coordination et diffusion : Aldo Miguel Grompone, Rome. Spectacle créé le 6 juillet 2017 au Festival di Spoleto 60.
-à 21 h - Grande Salle: Pupo di Zucchero Durée: 1 heure.
Mise en scène – Emma Dante / Collaboration artistique – Daniela Gusmano / Costumes – Emma Dante / Assistanat aux costumes – Italia Carroccio / Sculptures – Cesare Inzerillo / Lumière – Cristian Zucaro / Traduction – Juliane Regler / Surtitrage – Franco Vena
Avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout, Sandro Maria Campagna, Martina Caracappa, Federica Greco, Giuseppe Lino, Carmine Maringola, Valter Sarzi Sartori, Maria Sgro, Stéphanie Taillandier, Nancy Trabona
Production : Compagnie Sud Costa Occidentale
Production déléguée en France : Châteauvallon-Liberté, Scène nationale
Coproduction : Teatro di Napoli – Teatro Nazionale, ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d’Azur*, Teatro Biondo – Palerme, La Criée – Théâtre national de Marseille, Festival d’Avignon, anthéa – antipolis théâtre d’Antibes, Carnezzeria.
*Plateforme de production soutenue par la Région Sud – Provence-Alpes-Côte d’Azur rassemblant le Festival d’Avignon, le Festival de Marseille, le Théâtre national de Nice – Centre dramatique national Côte d’Azur, La Criée – Théâtre national de Marseille, Les Théâtres – Marseille et Aix-en-Provence, anthéa – antipolis théâtre d’Antibes, Châteauvallon-Liberté – Scène nationale, Friche la Belle de Mai. Avec le soutien du fonds d’insertion pour les jeunes artistes dramatiques de la DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur – ministère de la Culture et de la Région Sud.
Coordination et diffusion : Aldo Miguel Grompone, Roma. Spectacle créé le 8 juillet 2021 au Teatro Grande de Pompei et le 16 juillet 2021 au Festival d’Avignon.
Tournées, en France :
1/ La Stortecata:
-du 17 au 28 juin 2023, Théâtre National de la Colline, à Paris.
2/ Pupo di Zucchero:
-les 28 et 29 mars 2023, MC: 2, Grenoble.
-le 31 mars 2023, au Carré Ste-Maxime, à Ste-Maxime (83).
-du 8 au 18 juin 2023, Théâtre National de la Colline, à Paris.
Notez aussi que le spectacle Misericordia tourne à Valence, Calais, St-Nazaire...