Indonésie : rhétorique de l’amour et fractures religieuses
Lors d’une conférence interreligieuse organisée à Jakarta par la Conférence chrétienne d’Asie (CCA) et la Communion des Églises en Indonésie (PGI), le 17 septembre 2025, le ministre indonésien des Affaires religieuses, Nasaruddin Umar, a souligné que l’un des plus grands dangers pour la société contemporaine résidait dans l’instrumentalisation de la religion à des fins personnelles.
Une initiative symbolique pour le dialogue et la liberté religieuse
Selon lui, détourner les enseignements sacrés pour servir des intérêts particuliers engendre le désordre social et la disharmonie. Pour y remédier, il a proposé une « éducation fondée sur l’amour », destinée à enseigner aux jeunes générations la tolérance et l’ouverture à la diversité.
Dans le même temps, il y a un an, Nasaruddin Umar a rencontré le pape François, rencontre qui a abouti à la signature de la Charte commune de l’Istiqlal 2024. Ce document vise à promouvoir la liberté religieuse, le respect mutuel et la lutte contre l’intolérance, et a été salué comme une étape symbolique majeure pour l’unité interreligieuse et le dialogue mondial.
À première vue, ces initiatives paraissent nobles et rassembleuses. Mais, à y regarder de plus près, elles révèlent surtout l’impuissance du discours officiel à traiter les causes profondes des tensions religieuses et des discriminations. Derrière ces déclarations séduisantes se cache souvent l’absence de mécanismes concrets pour garantir la liberté religieuse et sanctionner les abus.
L’absurdité d’un idéal sans mécanismes
L’idée d’une « éducation basée sur l’amour » peut sembler, dans son abstraction, une utopie positive. Mais elle devient absurde si l’on attend de cet idéal qu’il règle des tensions enracinées dans des dynamiques de pouvoir, des intérêts politiques et des discriminations institutionnalisées.
En Indonésie, les conflits interreligieux et les discriminations contre les minorités ne résultent pas d’un simple « manque d’amour », mais de logiques concrètes et structurelles :
- la complaisance des autorités locales face à la pression de groupes majoritaires,
- l’instrumentalisation politique de la religion pour obtenir des voix électorales,
- des lois et règlements qui, loin de protéger les minorités, renforcent parfois leur marginalisation.
Face à cela, invoquer « l’amour » relève d’une rhétorique moralisatrice qui contourne le cœur du problème : l’absence de justice et de volonté politique ferme.
Le décalage entre discours et pratiques
Si l’on compare la rhétorique ministérielle avec la réalité sur le terrain, le contraste est frappant. Entre 2014 et 2024, l’Institut Setara a recensé plus de 3 000 violations documentées de la liberté de religion et de croyance.
Tandis que le ministre plaide pour l’unité et la tolérance, des églises continuent d’être fermées arbitrairement, des communautés non musulmanes signalent des restrictions dans la construction de lieux de culte, tandis que les minorités ahmadies et chiites continuent d’être la cible de violences souvent ignorées par les autorités.
La situation révèle que l’Indonésie se heurte à une contradiction structurelle : proclamer haut et fort la liberté religieuse tout en laissant perdurer les discriminations. Dans ce contexte, parler d’« éducation à l’amour » devient presque cynique, car cela détourne l’attention des responsabilités institutionnelles en les renvoyant à un vague registre émotionnel.
Une rhétorique qui dépolitise la question religieuse
L’absurdité du discours réside précisément dans son caractère dépolitisant. En réduisant la lutte contre la discrimination à un problème de « valeurs affectives », l’État esquive ses obligations concrètes : garantir l’égalité devant la loi, sanctionner les violences interreligieuses, et protéger activement les minorités.
Cette « pédagogie de l’amour » fonctionne alors comme un outil idéologique de neutralisation : elle maintient l’ordre social en imposant un discours moraliste qui masque les conflits de pouvoir et la violence structurelle. Plutôt que d’affronter les causes réelles des tensions — les inégalités, la pression politique et la complicité de certaines institutions —, l’État déplace la responsabilité sur la société civile, exhortée à « s’aimer davantage ».
Une structure ministérielle à dominante musulmane depuis 1946
Un autre angle critique renforce la portée de cette analyse. Depuis la création du ministère indonésien des Affaires religieuses en 1946, tous ses ministres ont été musulmans. Pourtant, ce ministère est censé représenter les six religions officiellement reconnues en Indonésie : islam, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme et confucianisme.
Cette situation pose une question fondamentale : pourquoi n’a-t-on jamais nommé de ministre chrétien, bouddhiste ou d’une autre religion ? La direction exclusive du ministère par des musulmans reflète l’importance de l’islam dans la gestion des affaires religieuses, ce qui peut laisser d’autres communautés moins représentées.
Une allocation budgétaire révélatrice des inégalités religieuses
Secret de polichinelle : une grande partie du budget était consacrée aux affaires islamiques — gestion et financement des mosquées et des écoles coraniques, registres des mariages et divorces, aumône légale (zakat), certification halal — ainsi qu’à l’organisation du hajj jusqu’à fin août. Depuis, un nouveau ministère du Hajj a été créé pour gérer spécifiquement les pèlerinages à La Mecque.
Par ailleurs, la répartition du budget du ministère des Affaires religieuses révèle de fortes inégalités :
Entre 2020 et 2021, environ 400 milliards de roupies ont financé 2 666 madrasas, tandis que les universités chrétiennes et les institutions bouddhistes n’ont reçu que des fractions dérisoires — respectivement 3 milliards et 316 millions de roupies.
Rhétorique séduisante mais légère en substance
Des gestes symboliques comme la Charte d’Istiqlal, bien qu’importants, ne peuvent pas compenser de telles inégalités structurelles : tant que le ministère reste monopolisé par une seule communauté religieuse, les gestes de dialogue interreligieux risquent de n’être que des performances symboliques, incapables de transformer réellement la représentation et les droits des minorités religieuses.
Le discours du ministre Nasaruddin Umar et les initiatives symboliques telles que la Charte commune de l’Istiqlal 2024 révèlent les limites du modèle indonésien de dialogue religieux : séduisant sur le plan moral, mais largement déconnecté des réalités structurelles et politiques.
La « pédagogie de l’amour » peut être utile en complément, mais sans réformes institutionnelles profondes — représentation équitable dans les instances décisionnelles, application rigoureuse des lois sur la liberté religieuse et protection effective des minorités — elle reste un outil de neutralisation plutôt qu’un vecteur de transformation sociale.