Le sang des paysans : 1965, répression et contre-réforme agraire en Indonésie
En 1965-66, l’Indonésie a connu l’un des massacres de masse les plus effroyables du XXe siècle, où plus de 500 000 personnes furent tuées, parfois jusqu’à un million selon certaines estimations.
L’étiquette communiste pour museler les pauvres
Officiellement, elles étaient accusées d’appartenir au Parti communiste indonésien (PKI) ou à ses organisations affiliées. En réalité, la plupart des victimes n’étaient pas des idéologues révolutionnaires mais de simples villageois, des paysans pauvres, parfois analphabètes, parfois seulement bénéficiaires d’un programme d’alphabétisation ou de distribution d’engrais soutenu par des associations liées au PKI.
Cette disproportion entre l’accusation et la réalité sociale des victimes révèle que les massacres dépassaient largement la dimension idéologique pour s’inscrire dans un enjeu beaucoup plus concret : celui de la terre, et de la réforme agraire que le PKI portait avec insistance.
Héritages coloniaux et fractures agraires
Au début des années 1960, le débat sur la redistribution des terres était central en Indonésie. Héritée de la colonisation hollandaise, la structure foncière était profondément inégalitaire : une minorité d’élites, de militaires ou de propriétaires terriens possédait de vastes superficies tandis que la majorité paysanne cultivait de petites parcelles insuffisantes pour vivre.
Le PKI, à travers son organisation paysanne Barisan Tani Indonesia, incarnait l’espoir d’un rééquilibrage. La loi de 1960 sur la réforme agraire existait, mais sa mise en œuvre rencontrait de fortes résistances de la part des propriétaires et des élites locales. En encourageant les paysans à réclamer leurs droits, en distribuant des semences ou des engrais, en organisant des cours d’alphabétisation, le PKI donnait corps à une dynamique sociale qui menaçait directement les intérêts établis.
D’un putsch avorté à une répression totale
Le coup d’État manqué du 30 septembre 1965, mené par un groupe d’officiers progressistes et qui coûta la vie à six généraux de l’armée de terre, offrit aux forces conservatrices l’occasion rêvée de briser le mouvement paysan et d’anéantir l’influence grandissante du PKI.
La version officielle imposa immédiatement l’idée que le PKI était responsable, transformant tout lien, même ténu, avec ce parti en motif d’exécution. Un paysan qui avait assisté à une réunion, une femme qui avait appris à lire grâce à un programme, un village qui avait accepté des engrais bon marché, tous pouvaient être accusés de collusion.
L’étiquette de “communiste” fut instrumentalisée comme une arme de disqualification sociale et de terreur politique. En visant indistinctement des masses de gens ordinaires, la répression ne cherchait pas seulement à punir des militants mais à anéantir toute possibilité de mobilisation collective autour de la question foncière.
Une contre-révolution agraire sous couvert d’anticommunisme
Ainsi, le massacre fut non seulement une purge idéologique, mais aussi un moyen efficace de neutraliser le mouvement paysan et de faire échouer la réforme agraire. La violence, exercée avec la complicité des élites locales et le soutien implicite des grandes puissances étrangères soucieuses de stabiliser un allié anticommuniste stratégique, terrorisa durablement les communautés rurales.
La peur s’installa, paralysant toute revendication foncière. Les terres confisquées aux victimes furent souvent redistribuées à des alliés du régime ou absorbées par des projets de plantations à grande échelle. Dès lors, parler de réforme agraire devint synonyme de subversion, et toute revendication sociale trop audacieuse pouvait être assimilée à du communisme.
L’hypothèse la plus vraisemblable est que la répression de masse a fonctionné comme une contre-révolution agraire. En détruisant les organisations paysannes, en intimidant les communautés rurales, en confisquant les biens des accusés et en stigmatisant à jamais le vocabulaire de la justice sociale, le régime de Suharto et ses alliés ont assuré la perpétuation d’un ordre foncier inégalitaire et consolidé un pouvoir autoritaire au service des élites. L’élimination physique de centaines de milliers de personnes ne fut pas seulement une tragédie humaine mais aussi un instrument politique : elle permit de fermer la porte à une réforme agraire qui menaçait de redistribuer le pouvoir dans les campagnes indonésiennes.
Aujourd’hui encore, cette mémoire pèse lourdement. Les survivants et leurs descendants vivent souvent dans la marginalisation et le silence, et la question de la terre demeure explosive.
De la terreur à la consolidation d’un ordre inégalitaire
La répression a ainsi atteint son objectif historique : réduire au silence une génération de paysans qui réclamait la justice, et inscrire durablement la peur dans le tissu social. Le massacre de 1965-66, loin d’être un simple épisode anticommuniste, apparaît rétrospectivement comme une opération politique calculée pour bloquer une transformation sociale fondamentale : la réforme agraire.
À ce jour, cette réforme figure officiellement dans les programmes de l’État, mais son exécution demeure largement illusoire, réduite à des annonces creuses et à des politiques symboliques sans redistribution effective des terres.
Sources :
https://journals.openedition.org/archipel/1729?lang=en&utm_source=chatgpt.com
https://www.bbc.com/indonesia/articles/cn43j9nxpg3o
https://19651966perpustakaanonline.wordpress.com/2018/11/26/mem-pki-kan-petani-menjarah-tanah-kekerasan-dan-perampasan-tanah-pasca-genosida-1965-1966/
https://blogs.mediapart.fr/dipa-arif/blog/160725/14-million-d-hectares-donnes-aux-organisations-religieuses-reforme-ou-favoritisme