Je trouve admirables celles et ceux qui ont des analyses tranchées sur la situation politique actuelle.
Il y a de nombreux points de vue et, personnellement, je suis bien incapable d'en adopter un plutôt que les autres.
D'abord nous sommes pour la plupart sur des fils de militant-e-s. nos analyses sont biaisées par nos engagements partidaires ou extra-partidaires, mais nous ne sommes pas sociologiquement représentatif-ve-s. Une très grande partie de la population regarde les bagarres au sein des institutions sans en percevoir totalement les enjeux.
Ou plutôt, devrais-je dire que ce ne sont pas des enjeux qui les concernent véritablement. Que ce soit par manque d'intérêt ou par manque de "compétences" une motion de censure, de destitution, l'élection d'un bureau ou toute autre subtilité procédurale, ne sont pas perçues comme des actions agissantes pour les citoyen-ne-s.
Entendons-nous bien, je ne fais pas partie de celles et ceux qui voudraient résumer les aspirations politique des françaises et des français à une histoire de "pouvoir d'achat" et de remplissage de frigo. Mais j'ai vécu ce même décalage quand, élu des salariés, je passais énormément de temps à batailler sur des textes élaborés par la direction. Nous avions en commun elle et nous un sabir plein de sigles, et d'acronymes. Les salariés lambda avaient, elles et eux un problème d'outils informatiques défaillants et d'objectifs irréalisables ; de managers toxiques, de restructurations incessantes. Et bien sûr aussi de salaires injustement bas. Mais les affres de la vie interne du CSE n'étaient pas leur histoire. Dès que nous avions été élu-e-s, nous devenions autre chose que de simples salairé-e-s
L'ordre militaire de la Ve République est le même que celui des entreprises : pyramidal, autoritaire. Emmanuel Macron se voit en CEO[1] du pays et il pense les élu-e-s comme des représentants du personnel, dans un simulacre de démocratie. On pourrait poursuivre l'analogie. Il ne faut jamais sous-estimer son slogan de 2017 : " Make France think and move like a startup nation". Macron ne fait pas de la politique, il fait de la "gestion des ressources humaines".
Voilà pour l'entre-soi institutionnel.
Un autre point qui me fait hésiter dans mes analyses et mes conclusions, c'est cette capacité qu'ont les partis de gauche, tous (plus ou moins) hostiles à la Ve République, à se battre à l'intérieur de cette même république - et avec quelle férocité - pour en arracher les clés.
Pire, nous sommes incapables de nous sortir du schéma de la représentation. On parle Vie République. Personne dans notre camp ne parle sérieusement de la Démocratie. Ce qui est assez problématique dans la mesure où l'élection est une forme de compétition et que la compétition est fondamentalement de droite. Les noms d'oiseaux, les invectives qui fusent d'un bord à l'autre de notre camp, sont très liés à cette compétition. À cette quête de majorité, d'hégémonie pour reprendre un terme à la mode.
Je comprends très bien l'envie de revanche que plusieurs siècles de capitalisme font naître dans les cœurs des classes populaires. Pour autant je ne souhaite pas d'un pouvoir qui ferait subir des humiliations et violences à celles et ceux qui nous humilient et nous violentent.
Un article d'Ensemble nous dit qu'un des "apports majeurs de l'altermondialisme a été la distance prise avec l’utilisation systématique des notions de majorité et de minorité qui écrasent ou marginalisent les options minoritaires"[2]. Dit comme ça, qui, à gauche, ne souscrit pas à la proposition ? Pourtant, jours après jours, nous nous glissons dans le moule de la représentation et de la domination qu'elle suppose.
Une expression revient très souvent dans la bouche des responsables politiques : " nous n'avons pas peur de revenir devant le peuple". Cette façon de parler, moi, elle me rend fou ! D'où vient cette mise à distance ? Il n'est pas question de revenir "devant le peuple", mais "dans le peuple"[3]. La majorité n'est qu'une anomalie dans une population. Y compris même dans chacun-e de nous. Il n'y a pas plus d'individu indivisible que d'atome insécable. Nous sommes intersections. Nous sommes mouvants. Nous pouvons, bien entendu, avoir une opinion tranchée sur tel ou tel sujet à l'instant "t". Mais dire que cette opinion doit s'imposer à nous et à tou-te-s ad vitam aeternam c'est penser en religieux.
Appelons "peuple délibérant" l'ensemble des individus concernés par un sujet et on se retire une belle épine du pied[4]. On n'élit plus des hommes et des femmes habiles orateur-ice-s, on ne désigne plus les meilleurs (aristoï) représentant-e-s mais des délégués, qui portent notre parole sur un sujet. Le reste demeure notre affaire.
La gauche, donc, n'a pas à faire de l'élection et de la compétition quelque chose d'existentiel pour elle.
Alors, bien entendu, nos beaux programmes, risquent de s'en retrouver biffer de toutes parts, nos "lignes rouges" franchies. Mais la Démocratie est à ce prix.
Biais de confirmation, institutionnalisation de la bataille politique et compétition électorale, voilà donc au moins trois raisons de n'être sûr-e-s de rien. Le spectacle médiatique nous confine dans ces limites. Nous devons les franchir. Elles le sont sur des terrains militants. Ne pensons pas que nous allons "faire revenir des abstentionnistes dans les urnes". S'ils et elles n'y vont pas, ce n'est pas simplement qu'ils sont mal inscrit-e-s ou oublieux-ses, négligent-e-s. D'autres mondes sont non seulement possibles mais en train de voir le jour autrement que dans les isoloirs.
[1] Dans le monde Macron, on ne dit plus PDG, mais CEO. Jusqu'où le ridicule va se nicher !
[2] https://ensemble-mouvement.com/ecosocialisme-quel-est-le-probleme/
[3] Avec toutes les précautions que le mot "peuple" nécessite. Lire par exemple les billets de blog de Michel Delarche sur Médiapart : https://blogs.mediapart.fr/michel-delarche/blog/170917/se-mefier-du-mot-peuple-16-en-guise-d-introduction
[4] Voir par exemple sur ce sujet Barbara Stiegler, et Christophe Pebarthe.