Suite à nos déclarations d'intention introductives, la « Commission chargée de la catégorisation infantile, du tri et de la mise en filière » va maintenant pouvoir se mettre au travail, efficacement, en se basant sur des preuves inclusives. Je vous rappelle que l'objectif consiste à « éliminer du potentiel inné les éléments indésirables, incontrôlables, ou simplement superflus, pour ne conserver et développer que ceux utiles à l’exploitation » (Christiane Rochefort). Car, « le jeune cerveau est malléable. On peut y imprimer littéralement des codes, des informations justes et fausses. On peut y inscrire des ordres, qui pourront opérer à retardement sous forme de « mécanismes de répétition » ». Dépistons impitoyablement toute forme de déviance infantile, afin de l'arraisonner le plus précocement possible. Oui, il y a une Ligne, et nous devons repérer tout ce qui s’en éloigne : « le vol de mob la fugue la désobéissance l’homosexualité (c’est-à-dire tout le monde qui a le malheur de se faire prendre) la sexualité solitaire l’hétéroprécocité le mauvais esprit la tête de lard l’insoumission précoce la manie la brebis noire le fille manqué la garçon manquée la haine des maths le génie hors programme l’insolence la liberté l’irrespect le bombage de murs les mauvaises lectures la grève les cheveux le pied le marcheur sur pelouse le rouleur d’herbe le promeneur trop loin la lumière trop tard le pas aimant le mal aimé le suicidaire le ras le bol la liberté la vie, tout ce qui dit pas papamanman quand on appuie sur le ventre. Tout est médicalisable et tout se traite » (Christiane Rochefort).
Tout ce qui bouge, s’agite, provoque…ce qui dévie, vire à gauche, empêche de tourner rond…Les fulgurances et les errances, les errements et les feulements. Le hors, l’ailleurs, le différent. Le sauvage et l’indompté. Les pleurs, les rires. Ce qui provoque, ce qui s’oppose, ce qui conteste. Là, les défis, les regards insolents. Et toute cette misère. Ceux qui penchent, les Tours de PISA. Les lueurs mutines, les paroles trop hautes, les mots tordus. Les « je proteste », les « pas d’accord », les retardés. Les indociles, les insoumis, les réfractaires. Tous les improductifs et les non-rentables. Les jeux et les imaginaires. Les rêves. Les désespoirs. Et les désobéissances.
Allez, au boulot !

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Commençons donc par un énergumène particulièrement pervers et dangereux, un spécimen prototypique de la dangerosité infantile et de l’enrôlement possible des enfants par les forces de la révolte ou de l’opposition, par toutes les émeutes populaires et les phalanges insurgées. J’appelle à la barre le gamin Gavroche !
« On remarquait sur le boulevard du Temple et dans les régions du Château-d ’eau un petit garçon de 11 à 12ans (…). C’était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins. Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue ».

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Mais, on ne l’a pas déjà éliminé celui-là, tiré comme un lapin par la troupe donnant assaut de sa barricade, rue de la Chanvrerie, dans le quartier des Halles, lors d’une émeute populaire en juin 1832 provoquée par l’enterrement du général Lamarque et violemment réprimée ?
Oui, on l’a abattu sans sommation, alors qu’il allait glaner les balles perdues des militaires, avec un héroïsme bien naïf, ce volatile virevoltant, cet espiègle funambule… Résolu à quitter l’abri de la barricade pour récupérer les cartouches non brûlées sur les morts et prêter main-forte à ses camarades insurgés, Gavroche s’est bien effondré en chantant, telle une proie lâchée au milieu des chasseurs…On lui a cloué le bec ; il ne l’a pas fini son petit air…
« Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette. Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter : « Je suis tombé par terre, C'est la faute à Voltaire, Le nez dans le ruisseau, C'est la faute à… » Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler ».
Son martyr a été donné en public, de façon très dramaturgique, pour l’exemple : voilà ce qui se passe pour les gamins des barricades, qui finiront lamentablement couchés sur le pavé, percés par les tirs des lignards…Pauvre gibier captif des rets de la violence du peuple. Voilà comment s’achève l’insolence du fils des Thénardiers, regardez-le, on lui a coupé le sifflet ; il ne chantonne plus, ne provoque plus, l’impertinent. Il a perdu sa gouaille, on lui a fait ravaler son impertinence. Regardez ce misérable tas de chair. Il est où l’enfant robuste, droit, fier, cette force en puissance, attendant la moindre étincelle pour s’élancer, prendre du relief et jaillir en un tempo furioso ? Regardez...
Le problème, c’est que, dès qu’on tue un Gavroche, il en ressurgit de partout, comme de la mauvaise herbe. Il réapparait, il se métamorphose. Pourtant, on s’est aussi acharné sur ses semblables. Ces gamins des rues, tous ces « pâles voyous » qui grouillent, pendant la révolte des Canuts à Lyon, sur les barricades de 1848, lors de la Commune de Paris. A l’instar de l’enfant Boursier, abattu en 1851, qui inspirera à Victor Hugo ce personnage de Gavroche.
« L’enfant avait reçu deux balles dans la tête…
Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
Il avait dans sa poche une toupie de buis.
On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies »
Ils sont là, passant en un éclair de terrassiers, s’attachant aux travaux de fortification, à combattants de rue des plus emportés. Cette enfance ouvrière, coupable, rhizomatique, telle une hydre renaissante, composée de voleurs et de vagabonds ; cette marmaille turbulente et increvable. Nous la tuons, nous l’emprisonnons, nous la redressons ; mais elle rejaillit…C’est la canaille, en êtes-vous ? Je suis Gavroche ! …
Il faut donc le condamner, une bonne fois pour toute, l’étiqueter et l’attacher, pour qu’il arrête de revenir et de nous troubler.
Certes, ce Gavroche n’est qu’un gamin malheureux, délaissé, au « cœur sombre et vide ». Ce quasi-frère de Cosette serait aussi l’enfant illégitime et contestataire de l’empire, le rejeton métaphorique et maudit de Napoléon. Il veut donc tuer le père, l’insolent ! Pourquoi n’a-t-il pas hérité du caractère crasse de ses géniteurs, de leur saine tendance à exploiter ? Pourquoi cherche-t-il à s’émanciper, à s’extraire, à déjouer tous les déterminismes ? Pourquoi s’inscrit-il ainsi dans la rupture et le recommencement ? Inlassablement, il subvertit la filiation, trace sa propre narration, tel un être de liberté qui ne serait plus assujetti aux conditionnement sociaux et familiaux. Cette puissance, il faut l’abattre, car il essaime. Il sème, il s’épand, il germe au gré des vents. Il incarne le peuple, il en exprime la conscience ; et il devient l’étendard de Paris révoltée. La rue est son domaine, il bat le pavé, il insuffle, il s’immisce. Le voilà qui se mêle à la foule indifférenciée, mais il s’en détache, lui confère une subjectivité, un corps, une présence, un regard. Ce monde des rues prend chair et sens. Il vit, il vibre. Que ressent-il ce gamin ? Il agit, il est élan, tout entier dans l’extériorité, dans son désir d’exister et de transformer ; de participer. Regardez comme il est tendu, comme il conquiert ; une véritable éruption. Méfions-nous de cette force latente des enfants désarrimés, car le tempo des collectifs peut soudainement s’accélérer…Ecoutez son rire qui mêle une mélancolie profonde de lucidité avec cette joviale insouciance de l’enfance, et de l’espoir. Il pouffe pour ne pas pleurer, il rit pour oublier, il s’esclaffe pour défier.
« Gavroche, tout en chantant, prodiguait la pantomime. Le geste est le point d’appui du refrain. Son visage, inépuisable répertoire de masques, faisait des grimaces plus convulsives et plus fantasques que les bouches d’un linge troué dans un grand vent ».

C’est un centre d’attraction, qui attise la pesanteur de l’existentiel et la force des élans. Le voilà qui exprime les affects populaires, le voilà qui guide les foules vers des horizons de liberté. Il mord à pleines dents dans le réel, il ne se résigne pas aux assignations pétrifiées, à la fatalité, à la misère. En permanence, il se réinvente, insaisissable ; il joue avec le tragique, il déconstruit les évidences. Il est totalement lui, tout en étant toujours ailleurs, un autre, des autres. Déjà, il ne se ressemble plus, il faut l’attraper, le sédimenter, l’enliser, le circonscrire. Mais la mort n’a pas réussi à le figer. Ses chansons résonnent encore, sa poésie des rues persiste à se clamer. Mais de quelle argile est-il fait ; de la première fange venue, une poignée de boue ? Il se moque, il dénonce, il s’esclaffe, c’est une farce grimaçante et impitoyable.
« Donnez à un être l’inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le gamin… Il s’étonne peu, s’effraye encore moins, chansonne les superstitions, dégonfle les exagérations, blague les mystères, tire la langue aux revenants, dépoétise les échasses, introduit la caricature dans les grossissements épiques. Ce n’est pas qu’il est prosaïque ; loin de là ; mais il remplace la vision solennelle par la fantasmagorie farce »
Le voilà encore, trop frêle et flottant dans son pantalon d’homme, livré à lui-même au sein de la grande ville où il a élu domicile ; là, dans l’éléphant de la Bastille, colossale maquette laissée à l’abandon sur la place du même nom. Ce refuge, sombre, énigmatique, immense, est aussi un symbole de la force populaire. Monument démesuré, qui avait contenu une pensée de l’empereur, et devient la boîte d’un gamin. Car le môme est accepté et abrité par le colosse ; un innocent recueilli, qui trouve asile. Le voilà lové dans sa tanière, qui s’ouvre pour lui alors que toutes les portes restaient fermées.
« Jeté dans la vie d’un coup de pied », toujours errant et affamé, Gavroche « ne se sent jamais aussi bien que dans la rue ». Ainsi fuit-il la maltraitance familiale, ses parents infâmes dont « le cœur est plus dur que le pavé ». D’ailleurs, il se félicite d’avoir perdu sa famille : « des fois cela vaut mieux que de les avoir, dit Gavroche qui était penseur (…). Ah ! nous avons perdu nos auteurs, nous ne savons plus ce que nous en avons fait». Mais, aussi émancipé soit-il, Gavroche reste un descendant, l’enfant de la Ville ; il trouve sa place dans des rapports sociaux, qui s’incrustent dans sa personnalité, et dans son corps même.
Le voilà toujours, ce « garçon bruyant, blême, leste, éveillé, goguenard, à l’air vivace et maladif ».
L’enfance est là, à la fois déréliction et vulnérabilité, mais aussi puissance et horizon. Toujours sur une ligne de crête.
« Il rampait à plat ventre, galopait à quatre pattes, prenait son panier aux dents, se tordait, glissait, ondulait, serpentait d’un mort à l’autre et vidait la giberne ou la cartouchière comme un singe ouvre une noix ».
Être déroutant, instable, comme à cloche pied. Tantôt d’ici, tantôt de là, sans frontières ni attaches. Une condition de liberté traversée par la douleur, où l’extase se mêle aux larmes. Un défi propulsé face au pouvoir institué de la violence, qui n’a pas peur de sa propre sauvagerie et de son insupportable liberté.
« Il allait, venait, chantait, jouait à la fayousse, grattait les ruisseaux, volait un peu, mais comme les chats et les passereaux, gaiement, riait quand on l’appelait galopin, se fâchait quand on l’appelait voyou. Il n’avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu, pas d’amour ; mais il était joyeux parce qu’il était libre. »
Mais écrasez donc cet odieux gamin libertaire !!
Qu’on le remette au travail, qu’il produise, qu’il consomme. Il faut le discipliner, le mâter, le fixer à sa place !
« A la fatigue, paresseux ! plus de repos. Gagner ta vie, avoir une tâche, accomplir un devoir, tu ne veux pas ! être comme les autres, cela t’ennuie ! Eh bien ! tu seras autrement. Le travail est la loi ; qui le repousse ennui, l’aura supplice. Tu ne veux pas être ouvrier, tu seras esclave. Ah ! il ne te plait pas de travailler ! Ah ! tu n’as qu’une pensée : bien boire, bien manger, bien dormir. Tu boiras de l’eau, tu mangeras du pain noir, tu dormiras sur une planche avec une ferraille rivée à tes embarres et dont tu sentiras la nuit le froid sur ta chair ! »
Malédiction, le personnage est devenu un être collectif, et réciproquement…le gosse des rues est désormais une figure populaire, qui fait trembler le bourgeois ; un apache inéducable, inassimilable, le symbole des classes dangereuses juvéniles ; le péril jeune transfiguré en créature. Il faut le coloniser, diaboliser son souvenir, et l’enterrer !
Mais cette figure insaisissable, polymorphe, tend malheureusement à se cristalliser, à devenir un archétype puissant, ancré dans la mémoire collective. Il renait sans cesse le Gavroche, il devient immortel. Il faut l’abattre !
C’est désormais un trope narratif voire un véritable mythe. Il porte un message, et devient malgré lui une représentation de la jeunesse insoumise, courageuse, indépendante, généreuse, gouailleuse…Il incarne le don et le sacrifice, en transgressant romantiquement l’ordre du monde. Tout d’un coup, tous ces sujets minuscules et invisibles, surgissent et existent à travers lui. Lui, si petit, et si grave. Léger, éphémère, ironique ; une nuée. Le peuple de l’ombre et de l’oubli.

A la fois jouet pitoyable de la répression et des affrontements, mais aussi acteur volontaire de son destin, et de l’histoire collective. Toutes ces bandes d’enfants qui parcourent l’espace urbain, élisent partout leur domicile, et font vaciller l’ordre social…Ceux qui, au péril de leur vie, lancent des pierres contre les soldats, même quand leurs parents essaient de les retenir…
En assassinant ce gamin libertaire, « cet être qui vit dans la misère matérielle et affective, mais heureux parce que libre », on l’a rendu éternel, une présence spectrale susceptible de (re)devenir sans cesse un levier d’action et de refus.
« Hardi, momichards, momacques, mes chers momignards, empilons les pavés pour aplatir la tronche des cognes ! » (Roger Faligot, Le peuple des enfants)
Son meurtre s’érige immédiatement en scène primitive, en attente d’images et de récits. Delacroix, Hugo… Une allégorie qui porte désormais un Nom, Gavroche, qu’il faut faire taire, qu’il faut bâillonner définitivement. Mais il insiste, il résiste, dans les canevas de la mémoire politique.
Il continue à trainer dehors, solitaire ou en bande ; dans les marges. Bizarre, incongru, une déviance suspecte, l’ombre d’une menace révolutionnaire. Car le spectre des enfants de l’insurrection, héros et martyrs, plane toujours. Gavroche, c’est aussi Joseph Bara, jeune soldat républicain tué à 14 ans par les Chouans pendant les guerres de Vendée, ou Joseph Viala, enfant sacrifié de la Révolution française qui mourut en voulant faire face aux insurgés contre-révolutionnaires. Gavroche encore, les gardes nationales infantiles de 1791, les enfants palestiniens de l’Intifada, armées de pierres et de désespoir. Gavroche, les gamins des rues, ces silhouettes familières et invisibles, incrustées dans le paysage. Gavroche, les mioches de misère et de précarité. Ubiquitaire Gavroche, occupant la rue comme l’espace politique, tout à la fois contestataire et dénonciateur, mais aussi délaissé et condamné…Ceux qu’on ne voit plus ; ceux qui troublent nos consciences et pointent nos compromissions.
« Un groupe d’enfants, de ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout temps battu le pavé de Paris sous le nom éternel de gamins, et qui, lorsque nous étions enfants aussi, nous ont jeté des pierres à tous le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n’étaient pas déchirés »
Notre-Dame de Paris, livre V.
Cette gaminerie parisienne, défroquée, est quasiment devenue une caste, une identité, voire un concept.
« Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l'oiseau s'appelle le moineau ; l'enfant s'appelle le gamin.
Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la fournaise, l'autre toute l'aurore, choquez ces étincelles, Paris, l'enfance ; il en jaillit un petit être » (Victor Hugo, les Misérables, Tome 3, Livre 1).

Au milieu de ce XIXème siècle, les enfants sont omniprésents dans le décor urbain. Ils accaparent les ruelles, errent dans les ateliers et les usines, soit pour y travailler, soit pour accompagner leurs parents. Or, cette effervescence infantile, c’est le désordre, la pagaille, pour ne pas dire l’anarchie. Il faut en débarrasser l’espace public, pour l’ordre et la décence ! Expulsons cette marmaille, assignons-la à des lieux fixes, sous contrôle ! En témoigne cet arrêté de la préfecture de police de Paris en date du 5 mars 1853 : « Considérant que chaque jour voit augmenter à Paris le nombre des enfants que leurs parents laissent courir et se réunir sur la voie publique où ils contractent les habitudes d’oisiveté et de vagabondage, considérant que cette négligence est d’autant plus blâmable qu’ils ont à leur disposition des salles d’asiles et des écoles municipales... », il faut donc mettre à l’amende les familles réfractaires, et discipliner ces germes de sédition. Et si besoin, on mobilisera la philanthropie, la police, la justice, et la médecine !
La Ville aux bourgeois, pas au Gamin ! Non, mais regardez-le : « ce petit être est joyeux. Il ne mange pas tous les jours et il va au spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il n’a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête ; il est comme les mouches du ciel qui n’ont rien de tout cela. Il a de sept à treize ans, vit par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un vieux pantalon de son père qui lui descend plus bas que les talons, un vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend plus bas que les oreilles, une seule bretelle en lisière jaune, court, guette, quête, perd le temps, culotte des pipes, jure comme un damné, hante le cabaret, connaît des voleurs, tutoie des filles, parle argot, chante des chansons obscènes, et n’a rien de mauvais dans le cœur. C’est qu’il a dans l’âme une perle, l’innocence, et les perles ne se dissolvent pas dans la boue ».
Le gamin de Paris, c’est le rejeton de la Grande Ville, son tout petit. Sa vie et sa honte. Son cœur et son obscurité. Un danger et un espoir.
Omniprésent et invisible, ce petit peuple grouille, traine sa misère et sa famine. Fait trembler le bourgeois. Peut surgir, au gré des frémissements populaires. Recueille et palpite, partout dissimulé. Mais susceptible de s’incarner lors des événements, lorsque la lutte se déploie et que les barricades s’érigent. Lorsqu’un désir de justice se répand, telle une trainée de poudre.
Cette enfance laissée à elle-même, désœuvrée, constitue la base du recrutement de tous les perturbateurs de l’ordre social. Car ces enfants, agrégeant à la fois la vulnérabilité (enfance en danger) et la menace (enfance dangereuse) peuvent subrepticement devenir des ennemis de la civilisation…
« Un jour, le petit vagabond s’enrôlera parmi les vengeurs de Flaurens, ou bien il prendre sa part d’orgies et de massacre dans la Commune » (Georges Bonjean, « Enfants révoltés et parents coupables », 1895). Il faut donc l’abattre ce Gavroche, l’enfant orgueil du peuple, et tous les siens.

Oui, ces gamins, il faut désormais les inclure, les normaliser, les faire disparaître. Qu’ils cessent de nous perturber, de nous haranguer, de nous culpabiliser. Dès le XIXème siècle, ces enfants des rues, ces petits vagabonds, représentaient une préoccupation de plus en plus présente. Il fallait en débarrasser la voie publique, les remettre dans le rang, en faire de futurs soldats, travailleurs, consommateurs. Les lois de juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités et moralement abandonnés, ou celle d’avril 1898 sur l’enfance martyre, témoignaient ainsi de la nécessité d’une intervention étatique pour gérer tous ces Gavroches menaçants.
Et pour cela, des solutions à la fois rééducatives et correctionnelles ont été imaginées, telle que la prison spéciale pour enfants de la Petite-Roquette. Cette institution novatrice préconisait un idéal disciplinaire strict et des principes drastiques d’inspiration monastique et militaire. Les colonies pénitentiaires et agricoles permettaient également de redresser et de corriger des mineurs tant coupables que victimes, tout en les exploitant. Une véritable industrie correctionnelle et lucrative s’est ainsi mise en place, susceptible de tirer profit d’une main d’œuvre corvéable, tout en bénéficiant des financements publics - exemple à méditer…
Dans ces établissements, les pensionnaires étaient classés par des notations comportementales, par des statistiques morales établissant des degrés de perversité. Il s’agissait de mettre au pas la « canaille », la « racaille », à l’instar de l’enfant opposant qui « conteste souvent ce que disent les adultes », ou « refuse de se plier aux demandes et aux règles » (caractéristiques du trouble oppositionnel avec provocation d’après la Haute Autorité de Santé) …
Heureusement, « la masse des parents, sans remettre en question les principes qui leur ont été à eux-mêmes inculqués, font le job, s’efforçant avec ingénuité de réduire les « rebelles », et de livrer des modèles conformes, « bien élevés », comme on dit, compétitifs ou consentants (sachant « tenir leur rang » ou « rester à leur place ») selon sur quel barreau de l’échelle économique, sexuelle, ou raciale, leur naissance leur permet de grimper » (Christiane Rochefort). Sinon, « conditionnement systématique, psychologie appliquée, psychothérapie, psychiatrie biochimie, psychochirurgie s’il faut, telles sont les armes qui en escalade prendront le relais de l’autorité défaillante et faillible. Et l’Etat s’en occupe lui-même ».
Allez, qu’on en finisse, quels diagnostics pour le Gavroche ?
Le cas est clair, ce gamin souffre de dyspraxie, vous avez vu comme il tangue ?
Il est également dysorthographique, « la faute à Rousseau » ? Non, mais…
Et puis, Trouble Oppositionnel avec Provocation, cela va de soi, Troubles des Conduites, dysrégulation émotionnelle, Trouble intermittent explosif
Enfin, Trouble Hyperactivité / Déficit de l’Attention, il papillonne, il se disperse, il louvoie…

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Orientation ?
Qu’on l’exécute ! Malheureusement, il semblerait qu’il soit immortel…
Colonie pénitentiaire !
Mais cela n’existe plus…
Bon, Centre Educatif fermé…Mais il va ressortir au bout de quelques semaines
Et bien, l’asile…
Saturé !
OK, alors fortes doses de Tyraline, agrémenté de Zexpressa - ça le fera sans doute crever, encore, du fait des effets cardiovasculaires « indésirables » - et placement inclusif à domicile
Avec ça, on va voir s’il chante encore le poète des rues. On va lui rabattre le caquet, à défaut de pouvoir l’abattre.
Et si ce n’est lui, cela sera l’un des siens. Allez zou, sédation !
« En ce qui concerne les têtes de lard véritables, irréductibles et crachant dans toutes les espèces de soupes, Haldol, et pour les cas graves de violence et rage, psychochirurgie - la science médicale viendra à la rescousse » (Christiane Rochefort)
Bon, c’est fait, on s’en est débarrassé du Gavroche !
Chef, qu’est-ce qu’on fait des Zyed Benna, Bouna Traoré, Nahel Merzouk et autres racailles parasitaires ?
Pour ceux-là, pas besoin de procès. On les extermine directement…
Et on a aussi Aylan, petit syrien échoué sur une plage de la mer Egée, et Mohammed Al Dura, jeune palestinien de 12 ans, tué par balles en direct à Gaza, lors des premiers jours de la seconde Intifada à l’automne 2000…On en fait quoi de ces icônes médiatiques ?
On les oublie, et on les laisse crever, comme tous les autres anonymes, noyés, affamés, massacrés, esclavagisés, sacrifiés…
De toute façon, ces gamins-là, racisés, issus de familles précarisées, il faut les « désenfantifier » comme dirait Fatima Ouassak. Ils n’ont pas le droit à notre considération ni à notre protection. Qu’ils se démerdent, et disparaissent…On ne va tout de même pas traiter ces jeunes des quartiers populaires descendants de l'immigration postcoloniale comme des enfants, alors qu'ils sont des menaces !
« Quand la nuit tombe, une partie de ces garçons ressemblent à des hommes, on ne voit pas que leur moustache n'est qu'une ombre, on ne distingue plus leurs joues rondes, et puis ils font des choses d'hommes, ou plutôt (...) ils font les choses que font les grands, ils les font pour se sentir grands ou pour avoir l'air grands, ils les font avec une ostentation qui oblige les gendarmes à le voir et les gendarmes croient que ces garçons qui font des choses de grands sont des hommes et ils les prennent en chasse » Alice Zeniter, Frapper l'épopée
Allez, pas le temps de s'appesantir. On a du boulot scientifique à abattre, on enchaîne.
A suivre....