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Billet de blog 4 juin 2024

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Tenir ? ...

Voilà un constat affligeant mais nécessaire : sur le plan politique, les enfants sont de plus en plus délaissés et déconsidérés, ce qui contribue à installer des situations de maltraitrance tout à fait odieuses. Dès lors, que faire en termes de pratiques et d'engagement ? Comment faire face ? Petits retours de terrain

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Arrêtons de tergiverser ; ça va de mal en pire. Et on se fout tout simplement de notre gueule.

Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Qu’est-ce qu’on peut encore tolérer ?

Malgré toutes les tentatives pour détourner le regard, un constat insiste, sinistrement : l’enfance, les enfants, sont de plus en plus délaissés au niveau social et politique…Le mal-être infantile qui en résulte prend des formes très diverses, témoignant à la fois d’une indignation, d’un appel, mais aussi d’une souffrance absolument tragique et négligée. Pourtant, les indicateurs sont là, les chiffres parlent d’eux-mêmes dans leur froide objectivité. Et, au-delà des statistiques officielles, les modalités de ce délaissement s’incarnent, concrètement, dans des réalités abjectes : enfants à la rue, enfants suicidaires, enfants maltraités, enfants écrasés, enfants sacrifiés, enfants révoltés…

Des émeutes en passant par les services de pédopsychiatrie, la détresse infantile s’exprime par soubresauts et convulsions, dans une certaine indifférence sociale et politique. De fait, on préfère médicaliser, pseudo-sociologiser, pour ne pas politiser… Alors même que toutes les institutions en charge de l’enfance sont en souffrance, de l’école, en passant par la justice des mineurs, l’Aide Sociale à l’Enfance, les structures d’accueil de la petite enfance, la pédopsychiatrie…

Mais comment comprendre un tel scandale dans une société qui se gargarise de bienveillance inclusive, de bons sentiments et de souci pour l’avenir ? Indéniablement, la façon dont nous traitons nos enfants témoigne de l’ethos de nos organisations collectives contemporaines… la figure de l’enfant cristallise effectivement des représentations et des affects particulièrement révélateurs des cadres normatifs implicites à l’œuvre sur le plan institutionnel – et ce d’autant plus qu’il s’agit de considérer les « déviances infantiles ».

Illustration 1

Dans les dernières 48H, j’ai été contraint de rédiger deux informations préoccupantes, pour signaler des situations de mineurs en danger.

Première situation : un adolescent de 14 ans, complètement déscolarisé, désocialisé, avec de réguliers accès de violence nécessitant l’intervention des forces de l’ordre à domicile. A plusieurs reprises, il a tabassé sa mère, ou son frère. Il vit nu dans le salon, avec des rythmes totalement déstructurés. Les parents, séparés depuis des années, restent dans un conflit permanent, avec des postures de divergences et de désaveux réciproques.

J’accueille donc ce jeune, après déjà de multiples suivis éparpillés, de discontinuités, de rejets, de contradictions dans les accompagnements…Toutes les tentatives achoppent : psychothérapie, groupes thérapeutiques en ambulatoire, hospitalisation d’évaluation, aménagements pédagogiques pour permettre une rescolarisation progressive, etc. A chaque fois, l’espoir retombe, les ébauches de réinvestissement se flétrissent. Les contradictions prennent le dessus. Les rendez-vous ne sont plus honorés, les parents sont démunis ; il ne veut pas, on ne peut pas l’amener…

Lors de notre rencontre initiale, Mme avait déjà écrit au juge des enfants, suite aux violences récurrentes. Mr, quant à lui, banalisait totalement la situation. De notre côté, nous rédigeons rapidement une première alerte à destination des services de protection de l’enfance. Une mesure d’évaluation se met en place. Nous insistons sur la gravité de la situation. Une audience a lieu, après plusieurs mois. La magistrate ordonne alors une Mesure d’Investigation Judiciaire et Educative (MIJE).

Comme si la priorité était encore à l’évaluation ?! 4 mois après l’audience : toujours rien…Aucun interlocuteur n’est désigné pour ce mandat évaluatif. Et l’adolescent sombre, et les accès de violence paraissent de plus en plus inquiétants, et nous sommes dans l’impossibilité d’organiser une prise en charge cohérente. Faut-il en arriver à un drame pour que cela bouge enfin ? Mme m’appelle tous les jours pour déposer son désarroi et porte finalement plainte suite à de nouveaux coups et blessures ; Mr se dit finalement qu’une psychothérapie en libéral pourrait sans doute aider son fils…Et nous rédigeons une nouvelle information préoccupante, afin de jeter une nouvelle bouteille à la mer ? …

Deuxième situation : une adolescente de 16 ans, que j’avais rencontrée alors qu’elle avait 18 mois, suite à « une tentative de rapt du père » …Une famille en grande souffrance. Un parcours semé de déchirements, de ruptures, de violence, de haine…Tout au long de ces années, j’ai essayé de rester un point d’ancrage, au fil des errances familiales, des déplacements, des cris, des coups, des larmes. Des parents en instabilité psychique massive, empreinte de destructivité. Dispersions, déambulations, désespoirs, exaspérations…Impossible de revenir sur toutes les péripéties et rebondissements.

Cependant, malgré toute l’énergie investie, malgré tous les professionnels mobilisés aux quatre coins de France et de Navarre, malgré les tentatives pour tisser un peu de cohérence et de protection, tout se délite, sans cesse. Je vois cette enfant grandir, parfois de très loin. Elle revient, elle va mal. Mais les soins ne tiennent jamais, tout s’effrite. Ruptures, départs…les portes claquent. On en prend plein la gueule. On essaie de tenir, de rester là. Disparition, réapparition. Les professionnels s’enchainent, on est toujours impliqué. On essaie de résister, malgré les vagues d’acrimonie et les déferlements de violence.

Évidemment, l’Aide Sociale à l’Enfance a été très régulièrement mobilisée…Mais rien n’a pu se mettre en place. Tout s’arrête ; syndrome de la patate chaude. Et puis, il suffit de changer de département pour tourner la page…

Finalement, cette adolescente revient en région parisienne, après avoir coupé totalement les liens avec sa mère, qui « abandonne » alors son autorité parentale. Elle est accueillie chez ses grands-parents maternels. Rapidement, la situation dégénère. Elle réapparait, ponctuellement, puis s’évapore à nouveau. Puis ressurgit. En décrochage scolaire. Scarifications, consommation quotidienne de cannabis, troubles du comportement alimentaires, crises d’angoisse, menace suicidaire…A peine de retour dans la boucle, nous sommes déjà assaillis : médecine scolaire, service d’accueil de crise…On tente de colmater. Et puis, en deux semaines, cela pète à nouveau. Refus des soins intensifs en ambulatoire, ou d’une hospitalisation ; « pourquoi je devrais me faire soigner, puisque ce sont tous les autres qui ont tort et me font du mal, vous y compris ?! ». Elle ne peut plus cohabiter avec ses grands-parents, ne peut retourner chez son père, rejette toute perspective d’internat ou d’accueil en foyer. « Vous me trouvez un logement, ou je me fous en l’air » …

Dont acte : rédaction d’une nouvelle information préoccupante, encore…Signal d’alerte, SOS, fusée de détresse dans le néant…

Illustration 2

Et puis, j’ai également été contraint de rédiger une nouvelle note au juge des enfants, concernant la situation d’une fratrie. Là encore, les parents se déchirent sans cesse, violence, dénigrements, procédures judiciaires à n’en plus finir…Les enfants au milieu comme une courroie de transmission à la haine.

L’aîné est en 4ème, suivi depuis la petite enfance pour un syndrome autistique. De plus en plus écartelé par les conflits parentaux, aux prises avec les enjeux pubertaires, le voilà qui part en roue-libre. Il est envahi par des idées délirantes religieuses, se met à proférer des propos extrémistes au collège, devient agressif, commence à errer…Conseil de discipline, menace d’exclusion. Les soins et l’inclusion scolaire, qui tenaient jusque-là, se désagrègent, à la faveur d’un énième bouleversement du cadre de garde.

La sœur cadette vient d’entrer au collège. Brutalement, suite à une nouvelle crise familiale, elle rompt les liens avec sa mère. Depuis quelques temps, elle manifeste des comportements d’une violence extrême, en famille ou dans sa vie sociale. Elle a par exemple littéralement massacré un camarade de classe, elle arrache les cheveux de sa mère après l'avoir plaquée au sol.

Néanmoins, tous les soins s’interrompent, malgré toutes nos tentatives. Elle est dans une forme de toute-puissance, dans un refus intransigeant…Et son père d’exprimer une forme de fatalisme, assez ambivalent : que voulez-vous, je ne peux quand même pas la forcer ? …Alerte du collège : scarifications, menaces suicidaires…Signalement. Rien n’y fait. Pourtant, dans cette situation, un juge des enfants est déjà situé, ainsi qu’une Assistance Educative en Milieu Ouvert. De nombreuses expertises ont déjà eu lieu. Mais il ne se passe rien, nous voyons les enfants sombrer, jusqu’à…

Au passage, évoquons également la situation de cet enfant, Larry, dont il avait déjà été question sur ce blog. Autiste sans langage, avec d’importants troubles du comportement et de la socialisation. Parents immigrés, ayant longtemps été logés dans des conditions indignes par le Samu Social, ayant été menacés d’expulsion avec une OQTF…Des années de combat, de mobilisations, de démarches, de luttes pour garantir les droits…en dépit de certaines avancées - par exemple une régularisation administrative - aucune orientation en institution spécialisée ne se profile, malgré toutes les sollicitations menées depuis maintenant 6 ans - dont le Défenseur des Droits.

En dépit des soins intensifs (orthophonie, psychomotricité, prise en charge éducative, groupe), les évolutions restent significatives, mais parcellaires. On sent bien qu'on pourrait aller plus loin. 

L’école est alors obligée de se transformer en institution thérapeutique. L’enseignante se mobilise pour se former, pour trouver du matériel spécifique, pour proposer une pédagogie différenciée…

Néanmoins, la classe n’est pas un lieu de soin, même si cela permet de faire de belles économies légitimées par de belles idées. A l’idéalisation succède la désillusion…les personnes qui doivent accompagner ne sont pas toujours là, leur précarité favorisant la discontinuité de leur investissement. Dès lors, les conditions d’inclusion scolaire se dégrade : Larry réagit de plus en plus vivement au décalage avec les autres enfants : il devient agressif, il crache, il mord, il dénonce… Certes, il sort de plus en plus de son retrait, s’affirme, ce qui ne va pas sans susciter une certaine « violence », à la mesure de celle que l’on lui fait subir…L’environnement n’est pas adapté en termes de sensorialité, de disponibilité, d’aménagements. Alors la maîtresse se désespère, elle subit, elle craque ; désabusée.

Une nouvelle réunion est organisée avec les experts « ressources » de l’Education Nationale et de la politique du Handicap, l’équipe pédagogique et les soignants. Là, les parents sont informés que l’argent public ne pourra pas continuer très longtemps à financer des accompagnements par Taxi ; il est fortement suggéré à la mère de cesser son activité professionnelle pour s’occuper davantage de son enfant, à domicile - après tout, c’est bien le rôle des femmes, non ? …Mme pleure, s’insurge, mais c’est comme ça ! Il faut être de bons parents, et ce n’est pas à la solidarité collective de prendre en charge les enfants. Il fallait y penser avant, ne pas venir, et si vous n’êtes pas contents, retournez chez vous… Pour la première fois, les relations se crispent entre l’école et la famille ; du ressentiment s’infiltre ; et Larry, au milieu…

Alors on tient, on se serre les coudes…Et l’année passe. L’enseignante survit comme elle peut, alertant régulièrement le CMPP pour partager sa détresse, son impuissance et sa rancœur. Elle a tout essayé, elle s’est usée. Et cela lui fait du bien de pouvoir s’épancher, de pouvoir déposer son désarroi et son sentiment d’isolement.

Cependant, Larry grandit, et devient plus imposant physiquement. L’école ne peut plus décemment continuer à l’accueillir avec des enfants beaucoup plus jeunes, et décide de l’intégrer dans un groupe classe cohérent avec son âge, malgré ses retards d’apprentissage, ce qui le rapproche brutalement de la fin de l’élémentaire.

Néanmoins, l’équipe crée un dispositif d’accueil absolument inédit, sur-mesure, pour ne pas trop déstabiliser Larry. Cela ressemble presque à une sorte de néo-institution thérapeutique dans l’école. D’un côté, cela s’avère accueillant et rassurant ; mais cela alimente aussi l’hypocrisie de l’impératif inclusif. Larry est certes dedans, mais en marge, pour ne pas dire dans une forme d’extériorité. Et puis, l’attente anxieuse devient de plus en plus prégnante. Que va-t-il se passer quand Larry va devoir passer au collège ? Ce qui reste possible à l’école primaire, en termes de créativité et de souplesse, en termes de protection, en termes d’attention et d’accompagnement singulier, ne le sera sûrement pas dans le second degré…

On s’inquiète déjà de la dimension traumatisante que cela pourrait représenter pour lui. Nos thuriféraires éclairés prônant l’inclusion scolaire pour tous, à tout prix – surtout à bas coût- ont-ils déjà mis les pieds dans un collège ? Le bruit, l’agitation, la violence, les interpellations incessantes, le désarroi, les dynamiques de groupe, etc. Comment Larry pourra-t-il le vivre, alors même qu’il se sent très rapidement envahi sur le plan sensoriel, que ses enveloppes corporelles et psychiques sont extrêmement précaires, et qu’il manifeste un besoin permanent de sécurité, de repères, de routines et d’accueil singulier ? L’accueillir dans un lieu ajusté, prenant véritablement en compte ses besoins spécifiques, tout en restant en lien avec l’environnement social, ouvert sur l’extérieur, sur la vie culturelle, sur le quartier, serait-ce de la ségrégation ?...

Dans ce contexte, une énième alerte est adressée aux tutelles administratives et politiques, MDPH, Agence Régionale de Santé, ministères, ainsi qu’à la présidence de la République - après tout, il parait que la première Dame, dans sa grande mansuétude, se soucie du sort des enfants autistes…

« Malgré les notifications MDPH et toutes les démarches initiées depuis des années pour trouver une orientation en structure spécialisée (IME, SESSAD, HDJ), les réponses sont systématiquement négatives. Cette situation constitue à l’évidence une perte de chance en termes de pronostic à plus long terme, alors même que cet enfant pourrait bénéficier d’interventions plus intensives et quotidiennes et d’une socialisation plus ajustée à ses difficultés spécifiques et à ses besoins particuliers » (…)

Par ailleurs, « cet élève devra quitter l’école élémentaire et intégrer un collège…Cette perspective constituerait indéniablement une forme de maltraitance, risquant de mettre en péril les fragiles évolutions que les parents et les soignants portent de tout leur engagement » (…). Dans ce contexte, il est nécessaire d’intervenir « de façon à garantir l’exercice effectif des droits, à permettre à cet enfant de bénéficier des prises en charge adéquates pour soutenir ses apprentissages et son autonomie, tout en autorisant sa famille à maintenir une intégration socio-professionnelle satisfaisante ».

Le service du traitement du courrier de l’Elysée est manifestement efficace, et les scribes présidentiels expriment leur sensibilité vis-à-vis de cette situation préoccupante… « Soyez assuré qu’il a été pris attentivement connaissance de votre démarche en faveur de l’intéressé ». Ainsi, Le Chef de l’Etat aurait décidé de transmettre le dossier au « ministre de l’éducation nationale qui vous fera connaitre la suite susceptible de lui être réservée ». Sans doute, on opérera un nouveau traitement administratif de la situation et une nouvelle délégation aux services compétents ; et ainsi, de suite ; jusqu’à ce que cela finisse par redescendre jusqu’à ceux qui ont les mains dans le cambouis - et oui, la graisse noircie produite par frottement, ce sont ces enfants délaissés et méprisés…

Le ministère des Solidarités et des familles se targue également d’une réponse, assurant « comprendre le désarroi des parents et le sentiment de découragement qu’ils peuvent ressentir ». « Soucieux de leur venir en aide », le dossier est donc transféré à l’ARS, ainsi qu’à la Délégation Interministérielle à la stratégie nationale pour l’autisme au sein des troubles du neuro-développement.

Par ailleurs, nous sommes informés qu’« un numéro de téléphone a été mis en place pour les personnes en situation de handicap. Il s’agit du dispositif « la communauté 360 », qui a pour mission d’accompagner et de mettre en relation avec la MDPH, les établissements et services médico-sociaux, l’hôpital, les professionnels de santé de ville, les associations de personnes, l’école, les entreprises, la mairie, les services publics ». La vache ! En appelant ce numéro, les parents « seront mis en relation avec un conseiller de parcours qui se chargera de rechercher une solution aux difficultés qu’ils rencontrent ».

Hallelujah, Larry sera donc sauvé par l’intercession miraculeuse d’un gestionnaire de filières ; il n’y a plus qu’à espérer que ce coordinateur soit une sorte de Dumbledore avec des pouvoirs susceptibles de conjurer le maléfice des pénuries instituées…là où la plèbe des professionnels de terrain s’épuise en vain depuis des années. En tout cas, grâce à ces innovations organisationnelles, on va bien trier, manager, réorienter réadapter, rentabiliser, mettre en flux, en fumée, et faire disparaitre, à nouveau…Abracadabra ! Applaudissez ! Au suivant !

Quelques temps plus tard -plusieurs mois en fait…-, c’est la direction de l’autonomie à l’ARS qui se targue d’une réponse, exprimant « sa sensibilité à la complexité des parcours de vie des personnes en situation de handicap et de leur famille », mesurant « l’inquiétude concernant la prise en charge de ce jeune » et comprenant « la préoccupation pour qu’un accompagnement adapté soit mise en place ». S’en suit alors une longue page de publicité assez indécente pour vanter tous les dispositifs mis en place au niveau régional, conformément à la politique menée par le gouvernement, avec une « stratégie innovante de développement et de transformation de l’offre grâce à une mobilisation de ressources sans précédent », se donnant pour priorité de « faire émerger rapidement des propositions d’accompagnement variées et inclusives »…

Mais l’ARS va encore plus loin, car « le Président de la République a annoncé, durant la Conférence Nationale du Handicap d’avril 2023, un plan ambitieux de développement de solutions nouvelles, pluriannuel »…Dans la suite du courrier, nous sommes informés du « contrôle des établissement et services médico-sociaux », et de l’absence de compétence en termes d’orientation des personnes, cette prérogative étant l’apanage de la Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées, chaque organisme gestionnaire étant souverain quant aux procédures d’admission. Enfin, on nous vante à nouveau la « communauté 360 »…Heu, quelqu’un leur a-t-il expliqué que quand on tourne de 360°, on revient au même point, dans la même direction ? …

« Violence dans le comportement quotidien, violence à l’égard du passé qui est vidé de toute substance, violence vis-à-vis de l’avenir (…), réseau d’une violence tridimensionnelle, point de rencontre de violences multiples, diverses, réitérées, cumulatives »

Franz Fanon, « L’an V de la révolution algérienne »

En parallèle, nous essayons, à nouveau, de mobiliser les dispositifs existants, par exemple un Groupe Opérationnel de Synthèse (GOS), dans cadre de la Réponse Accompagnée pour Tous (RAPT). Malgré toutes nos relances, silence radar. Manifestement, cela existe en théorie mais, dans la pratique, on s’en fout. L’important, c’est de promouvoir, peu importe quoi, comment…tant pis si cela reste une abstraction…

Voilà donc ce que, dans la réalité, on fait subir aux enfants en situation de handicap : une maltraitance administrative et politique, qui les gère comme un dossier que l’on transfère, un cas à caser, un numéro à enregistrer, un problème à évacuer, une vulgaire statistique, du bruit…

Illustration 3

 Comment ne pas penser à cet autre cumulard, Jimi, dont nous avions déjà évoqué la situation. Jimi a grandi ; il entre dans l’adolescence, et pèse désormais une bonne centaine de kilos. Il ne parle toujours pas, n’a toujours pas acquis la propreté, et vit toujours dans des conditions indignes. Sur le plan administratif, il est toujours en situation irrégulière, du fait d’un invraisemblable imbroglio. Malgré les engagements pris par les agences de tutelle (ARS et MDPH), il n’y a toujours pas d’orientation vers une institution adaptée. Sur le CMPP, je m’acharne à recevoir Jimi et sa mère, toutes les semaines, à le voir se dégrader alors que des ouvertures semblent possibles pour peu qu’on puisse le stimuler. Une éducatrice d’un SESSAD se bat également, avec l’administration, et en intervenant à domicile. Lors d’un GOS, on nous avait annoncé la mobilisation de personnel supplémentaire pour permettre un accueil sur un IME ; mais rien ne s’est mis en place. Nous avions néanmoins réussi à obtenir l’intervention du Pôle de Compétence et de Prestations Externalisées (PCPE). Pendant deux ans, un financement a alors été débloqué, et Jimi a pu être accueilli deux fois par semaines sur une association avec d’autres enfants et une équipe éducative. Il a recommencé a progressé, a pu utiliser les toilettes, communiquait davantage, diversifiait ses intérêts, et sortait un peu de ses perpétuelles autostimulations sensorielles. Et puis, le PCPE s’arrête, brutalement, le financement disparait, et on retourne à la case départ…Merci l’Etat !

Dans les équipes, on en arrive également à se déléguer les responsabilités. Récemment, une collègue recevait sur le CMPP, après presque un an d’attente, un enfant adressé par un CAMSP (Centre d’Action Médico-Sociale Précoce, qui intervient jusqu’aux 6 ans de l’enfant). Il s’agissait d’un enfant autiste sans langage. Peut-être aurions-nous du réorienter initialement, au moment de la demande, faute de moyens suffisants pour prendre en charge ce type de profil clinique sur le long terme ? … Cependant, à partir du moment où la demande a été validée, où nous avons fait attendre, où nous avons finalement reçu, je considère que nous sommes déontologiquement engagés. Or, la collègue voulait immédiatement réorienter vers l’intersecteur, sans autre forme de procès, en imaginant que la prise en charge serait plus étoffée et prétextant une « perte de chance » quant à l’intervention du CMPP.

En réalité, cela supposerait à nouveau d’attendre environ un an, sans aucune garantie d’un dispositif thérapeutique plus adéquat et pérenne…Et la famille serait à nouveau livrée à elle-même, dans l’incertitude et le délaissement.

Nonobstant, le travail de consultation consiste aussi à accompagner, à faire les démarches, à solliciter les partenaires, à informer, à mobiliser, à alerter. Certes, c’est pénible, éreintant, et ce n’est pas notre cœur de métier. Mais on ne peut pas se contenter de renvoyer les familles en leur disant d’aller voir ailleurs et de se démerder. Encore faut-il s’assurer de l’existence concrète d’un ailleurs, et rester impliqué jusqu’à l’effectivité d’un relais s’il s’avère véritablement nécessaire…On ne peut maintenir l’illusion qu’un à-côté sera mieux, sans pouvoir le garantir. C’est un impératif éthique. Car c’est la pénurie partout ; peut-on alors botter en touche, renvoyer vers les limbes pour s’épargner ? …

Certes, on peut toujours dire non, en amont ; accepter ses limites, pouvoir reconnaître des seuils de disponibilité. Mais accueillir, c'est être obligé. Cela engage notre responsabilité, notre posture de soignant ainsi que la dignité de la personne reçue. Plus globalement, c’est le collectif soignant qui est ainsi engagé au niveau institutionnel.

A l’évidence, on ne peut proposer davantage que ce qui est possible, et on doit pouvoir l'énoncer sans culpabilité. On peut aussi partager du désarroi, de l'impuissance. Mais on ne peut se dédouaner pour ne pas être affecté, pour ne pas être altéré. Pas de fausse promesse, mais l'affirmation d'une présence et d'un souci ; et parfois d’une colère, voire d’un cri. D’où la nécessité d’être à plusieurs, de porter en commun. Individuellement, il arrive qu’on ne soit plus en état, qu’on se sente submergé. Qu’on touche ses propres empêchements, conjoncturels ou structurels. Mais c’est alors à l’institution de prendre le relais, de porter collectivement.

A mon humble avis, il conviendrait, de façon systématique, d’alerter le Défenseur des Droits, l’ARS, la MDPH, les ministères compétents, etc. Que cela se sache, que cela remonte, qu’ils cessent de se congratuler. Que les responsables soient dénoncés, et qu’ils assument. Là aussi, cela fait sans doute partie de notre responsabilité de soignants, même si ce n’est pas la partie la plus noble et gratifiante de notre boulot.

En l’occurrence, c’est effectivement exténuant, et on est à chaque fois atteint émotionnellement. Dès lors, on comprend l’appétence pour les dispositifs éphémères, à durée déterminée. Cela permet de se préserver de la rencontre et des affects. Quelques bilans et puis s’en vont. On peut même se cacher derrière des visios, ou ne traiter que des dossiers. On ne croise plus les regards, on éloigne les visages. Plus de larmes, plus de mains à serrer ni de sueur…

Illustration 4

J’ai récemment pu partager le témoignage d’une mère, dont le fils, en situation de handicap, est désormais pris en charge dans une institution en Belgique, et qui milite au sein d’une association de parents « non alignée ». Celle-ci a essayé de mener une enquête pour avoir des données objectives concernant la prise en charge des enfants handicapés.

En effet, il n’y a pas de statistiques officielles au niveau national, et les chiffres départementaux gérés par les MDPH restent peu accessibles. En tout cas, d’après cette association, jusqu’à 200 000 enfants seraient privés d’instruction sur le territoire français. Une action juridique va donc être mené contre l’Etat pour non-respect du droit. Parmi eux, le chiffre de 45 000 à 50 000 en attente d’orientation institutionnelle circule. Ceux-là sont tout simplement reclus à domicile, à la charge de leurs proches. Invisibles.

Par ailleurs, il faut bien considérer que les statistiques sont loin de traduire la réalité du terrain. En effet, un enfant inclus avec 1H d’école par semaine dans une salle à part sera considéré comme « ayant une solution » ; de même pour un autre ayant une sortie piscine de temps à autre. Et la situation va s’aggraver avec l’instauration des DAME, Dispositifs d’Accompagnants Médico-Educatifs, proposant des prestations temporaires, éclatées, plutôt qu’une prise en charge globale. L’intervention et la dissolution des IME directement au sein des écoles favorisera également le saupoudrage d’interventions ponctuelles et fragmentées. Mais on pourra se glorifier avec des chiffres totalement biaisés….

Voici par exemple quelques extraits du communiqué de la Fédération Des CMPP suite aux assises gouvernementales de l'enfance : "Lors des assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant du 24 Mai 2024, les annonces qui ont été faites montrent encore une fois que la santé mentale des enfants n’est pas du tout une priorité nationale contrairement à ce qu’a pu dire précédemment notre premier ministre. Malgré les alertes répétées des professionnels comme de divers rapports, notamment celui du défenseur des droits des enfants, concernant l’urgence de la situation de la pédopsychiatrie, nous constatons malheureusement qu’aucune politique volontariste et concertée n’est mise en œuvre". Pourtant, "des investissements sont faits ailleurs, c’est donc que ce sujet ne semble juste pas mobiliser suffisamment l’attention gouvernementale"...

En l’occurrence, ces assises étaient censées "garantir à tous les enfants un parcours de santé de qualité et sans rupture" et "garantir aux enfants une prise en charge adaptée, par l’accroissement des ressources en pédopsychiatrie". Pour ce faire, l’État préconise par exemple de "favoriser les pratiques innovantes", de "se doter d'une stratégie de recherche basée sur les preuves et à partir des besoins de l’enfant", de "créer un choc d'attractivité", de mettre en place "un « Bilan de santé mentale » à l’entrée au collège et revaloriser le forfait « MonPsy »", de "transformer les PMI pour mailler le territoire de Maisons des 1000 jours et de l’enfant", de soutenir "le développement de plateformes innovantes technologiques et thérapeutiques adaptées aux spécificités de l’enfant"....Décidément, ils planent totalement dans leur sphère de suffisance et leur délire managériale.

Illustration 5

Ces constats sont affligeants, en termes de délaissement et d’hypocrisie…Et, toute proportion gardée, ils sont également à mettre en lien avec d’autres réalités absolument horrifiantes concernant la situation contemporaine des enfants. Ainsi, la dimension généralisée de la pédocriminalité commence à se faire entendre, à travers par exemple des documentaires tels que « Pédocriminels, la traque » de Laetitia Ohnona, ou encre l’ouvrage « Derrière l’écran » de Véronique Béchu, cheffe du pôle stratégie de l’Office mineurs (OFMIN).

Ces témoignages nous permettent, non sans effroi, d’effleurer les tréfonds de l’humanité, en termes de violence, de domination, de perversité, etc., d’appréhender « les atrocités toujours plus folles qu’un être humain peut imposer à un autre » en situation de vulnérabilité. « L’horreur à l’état pur. Quand ce sentiment soudain nous inonde, il nous faut le partager. C’est un besoin incontrôlable, une vomissure immédiate de ce que l’esprit vient de subir, dans une tentative souvent vaine de stopper toute imprégnation plus profonde » (Véronique Béchu).

Et ce n’est pas seulement l’existence de ces atrocités qui laisse sans voix, mais aussi leur ampleur : partout, tout le temps, à proximité. Ainsi, la commandante de police nous livre-t-elle l’ « immensité du désastre » : « La méconnaissance de l’ampleur et de la diversité des phénomènes en lien avec l’exploitation sexuelle des mineurs en ligne, de l’adaptabilité d’une « communauté » avisée, est presque aussi grande que le phénomène lui-même »... Nous est ainsi décrit le quotidien des équipes qui luttent, qui s’exposent, qui combattent, parfois en vain, dans l’indifférence des pouvoirs publics. « Prendre conscience que l’on vide l’océan à la petite cuillère est perturbant »...

Pourtant, les chiffres, les données, sont là ; brutales, incontournables.

« En 2023, la protection de l’enfance a été annoncée grande cause nationale du nouveau quinquennat d’Emmanuel Macron. Or, nous sommes 18 au sein de mon unité. Pas 152 comme aux Pays-Bas, dont le nombre d’habitants est presque 4 fois inférieur à celui de la France, ou 321 comme en Grande-Bretagne ».

« Fin août 2023, le Groupe Central des mineurs victimes comptabilisait 320 000 signalements de contenus pédocriminels, images, vidéos, écrits, tous véhiculés en ligne. Une hausse d’environ 30% chaque année depuis 2018 ».

« En 2023, l’OFMIN pourrait ouvrir 871 enquêtes par jour concernant des faits pédocriminels commis en ligne, soit une augmentation de 12 000 % en dix ans ».

A l’heure où certaines associations de parents, en complicité avec des dirigeants politiques, cherchent à entraver les signalements faits par les professionnels concernant des mineurs handicapés dans la sphère du neurodéveloppement , il convient de rappeler certains faits : « les mineurs en situation de handicap ont cinq fois plus de risques d’être victimes de violences sexuelles que les enfants dans leur ensemble. Ainsi 88% des femmes autistes ont été victimes de violences sexuelles, 51% d’un viol. 47% l’ont été avant l’âge de 14 ans et 31% avant celui de 9 ans »…

Et, au-delà des chiffres, il convient sans doute de dire, de témoigner, d’affecter, d’indigner. Il faut arracher les œillères, empêcher les compromissions coupables, cesser de tergiverser, de s’aveugler et de s’enivrer de déni.

En lisant le quotidien des policiers œuvrant pour défendre des enfants sacrifiés, torturés, on réalise que tous les flics ne sont pas des bâtards, mais que nos dirigeants sont définitivement condamnés à s’abâtardir s’ils persistent dans le silence et l’ignominie.

Contre cela, il faut oser pointer l’insoutenable et s’extraire des conforts aveugles.

« S’il n’y a pas la vision, il y a les mots. Il est en effet primordial que les jurés entendent de la bouche de l’enquêteur les actes dans leurs plus infimes détails : la position des corps, les violences exercées, les supplications ou les cris émis, les démonstrations de jouissance, de peur, d’horreur ou de tout autre sentiment que l’on voit apparaitre à l’écran, associés à un rappel constant de l’âge de la victime, qui est parfois un nourrisson. A mesure du déroulé de mon propre, des visages se tendent, grimacent ; des têtes se tournent pour tenter de prendre un peu d’air « ailleurs », mais le son, mes mots sont partout. Ils doivent entendre ».

‌« là où s'expose la noirceur
là où réside l'horreur
Mais là où l'espoir poindra
si tout le monde sait !
» (Véronique Béchu)

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